Le modèle redevenu sujet, l’égalité et la création

Pour commencer un détour par trois artistes parmi celles évoquées par Geneviève Fraisse : Joëlle Léandre (lire sa Lettre ouverte aux Victoires du jazz : lettre-ouverte-de-joelle-leandre-aux-victoires-du-jazz et en fin de note quelques disques chroniqués) ; Hilma af Klint : dont le tableau The Swan illustre la réédition en format de poche Les excès du genre. Une enquête philosophiqueverites-contretemps-historiques-exces/ ; Deborah De Robertis : (Lire des extraits de son texte #metoo, l’émancipation par le regardquatre-extraits-du-texte-metoo-lemancipation-par-le-regard-de-deborah-de-robertis/ et note de lecture du livre contenant ce texte, Sous la direction de Samuel Lequette & Delphine Le Vergos : Cours petite fille ! #metoo #timesup #noshamefistnotre-colere-nest-pas-un-detail-de-lhistoire-quon-peut-passer-sous-le-tapis/).

Des créatrices, malgré les interdits, « des préjugés et des imaginaires apeurés quant à la liberté de créer, jouissance des femmes toujours en suspens », les philosophes, les penseurs de la politique ou les écrivains…

« Pour Louise Bourgeois, il faut remonter le temps. Remonter le temps, c’est indiquer des provenances, des lieux antérieurs, anciens, qui font sens ; ou plutôt non, qui font signe. Ces lieux ne sont pas des points de d’origine, des lieux de commencements, simplement des points de repère nécessaires parce que pertinents. Désigner la provenance permet de se fabriquer une lignée. Ce que j’aime, dans l’idée de lignée, c’est le désir qu’elle porte de s’adosser à l’Histoire, avec un sentiment d’appartenance au monde ».

En adresse, Geneviève Fraisse évoque certaines femmes… pour montrer « la complexité du lieu où l’on part pour s’émanciper, pour créer par soi-même »…

« Ceci n’est pas de l’histoire, ceci n’est pas exhaustif, ceci est une traversée de questions liées à l’art et aux artistes femmes à l’ère démocratique, de l’après Révolution française à aujourd’hui »

En préambule, Geneviève Fraisse aborde l’exception et la règle, la lignée, « La lignée de femmes choisies est une image plurielle et essentielle, car elle offre des repères tout en semant des graines. Fabriquer sa lignée, tel est mon objectif, objectif que je souhaite partager », l’accès à la culture, la reconnaissance et l’inclusivité, des femmes « qui furent, malgré leurs productions artistiques, oubliées, effacées », la visibilité, « il est bien question de les intégrer dans la continuité de l’histoire de l’art ; et pas seulement comme des femmes « extraordinaires » », la symbolique masculine, l’égalité, l’émancipation…

L’autrice identifie quatre disputes récurrentes au long des deux siècles précédents :

« * L’injonction à ne pas quitter la place de muse au regard du génie masculin, partage imaginaire des rôles, quasi immuables.

* L’injonction pour une femmes artiste à rester à distance de la copie du nu, privilège masculin sur le corps, féminin notamment, objet plus que sujet.

* La dénonciation de la pratique créatrice des femmes, trop centrées sur leurs affaires personnelles, pratique incapable dès lors de passer à l’universel.

* La contradiction ancienne et vivace entre produire et se reproduire, entre faire œuvre et faire enfant, entre engendrer et enfanter »

Il ne s’agit pas ici d’identité ou de norme, mais bien de la liberté et de la jouissance à créer, de contestation, d’émancipation des femmes, de politique historique, « Il ne s’agit pas de subversion politique frontale, plutôt d’un bouleversement à l’intérieur de la tradition, plutôt d’une marche temporelle, de l’histoire en train d’inventer le moyen d’avancer »…

J’ai choisi de m’attarder sur les passages précédents, comme invitation à lire ce petit livre du coté de l’histoire, de l’égalité, « de l’égalité pour toutes et de non celle pour quelques-unes, comme ce fut parfois réfléchi au temps de la monarchie », de la création, « Et intéressons-nous uniquement ici à l’accès aux arts, à la créativité des femmes, à leur rapport à l’esthétique » et de l’émancipation. Je ne connais que certaines des créatrices présentées ici (il en est de même des philosophes et des écrivains – mais n’est-ce pas le lot commun de bien des lectrices et des lecteurs). Je ne parcours donc que certaines pistes et lignées.

Geneviève Fraisse analyse les positions de Jean-Jacques Rousseau, Emmanuel Kant, Stendhal, Francisco de Goya, August Strindberg, Friedrich Nietzsche, donc au XVIIIe et au XIXe siècle. « Tous savent lire l’époque qui se transforme, et leur résistance à l’émancipation des femmes ne les empêche ni de dire ce qu’ils lisent, ni d’identifier les évolutions ».

L’autrice examine, entre autres, l’exclusion des arts, le partage entre les sexes, le beau et le sublime, l’entendement et la sensibilité, le danger potentiel pour les deux premiers auteurs cités, « L’égalité des sexes, futur possible, est agitée comme un chiffon rouge ».

Elle poursuit avec la séparation des sexes et des arts, la nudité, les régimes de « vérité », « La vérité sera désormais historique », la place de sujet, la sécularisation, « porte ouverte à la liberté », la peur de la puissance féminine, la misogynie non pas psychologique mais bien politique d’August Strindberg, la pensée de l’historicité…

J’ai particulièrement apprécié le chapitre « Une artiste, une voix, un mouvement », l’enjeu politique de l’égalité des sexes en matière esthétique, la place de la voix, les trois écrivaines Germaine de Staël, George Sand, Flora Tristan, « toutes trois décrivent la femme artiste par leur voix comme lieu de création », avoir une voix et être une voix, la voix exceptionnelle d’Ondine ou de la petite sirène (à regarder de nouveau la couverture du livre), le retour sur 1848 et le journal des féministes, le chant en solo, le corps qui danse, la performance d’un art inédit, les inventions, « la singularité est à distance de la personnalité de l’artiste ; question secondaire que celle de l’identité »…

Sortir de l’immobilité, continuer l’histoire (la fin de l’histoire est toujours un mensonge idéologique), refuser la double disqualification, lire ce qui s’invente, « il faut juste se reconnaître le droit d’inventer, et de s’approprier le récit en cours », refuser la répétition mélancolique des assignations dans les décors, affronter la structure de représentations des sexes, transformer un imaginaire « qui a fait bien des dégâts dans le réel », l’enfantement (et sa soustraction) et l’engendrement, enfin vouloir et l’enfant et le livre, « L’émancipation ne dissout pas d’un coup de baguette magique le passé qui aimait les représenter en tant qu’objet. Devenir sujet coexiste toujours encore aujourd’hui, avec la permanence de l’objet », l’espace libre multiplié et approprié par des femmes…

Geneviève Fraisse discute des aventurières de la photo et du cinéma, du possible par un changement de décor, l’élargissement de « l’espace privé bien au-delà des murs de la maison », de l’objet regardé, « le cinéma remet la femme à sa place d’objet regardé », du corps, des scriptes et des actrices, « Etre objet plutôt que sujet, être au service du créateur, petite main irremplaçable ; retour à la tradition bien connue », d’Ida Lupino réalisatrice (une invitation à (re)voir The Hitch-Hiker – Le voyage de la peur)…

Nommer, inscrire, décrire les femmes oubliées ne suffit pas, un catalogue de « femmes célèbres » ne suffit plus, il faut faire rupture, dissocier nudité et vérité, « Le corps nu féminin n’est plus l’allégorie où la vérité, figure statique, mais un lieu de passage par où la vérité peut se chercher. Le lieu où les femmes artistes se placent, peut-être, en face de l’histoire de l’art, fabriqué au masculin, ou encore dédouble cette histoire pour en proposer une autre, ou des autres », sortir de la clandestinité, briser la symbolique de la production littéraire et intellectuelle où les femmes n’ont pas d’existence légitime, artistes dans les couples de créateurs/créatrices et le refus du partage (« je ne fais pas le récit précis de leurs souffrances respectives »), égalité et conflit, muse, « fonction essentielle pour occulter, dénier la rivalité », respirer, « L’égalité est fondée sur l’autonomie du créateur, de la créatrice », (se) multiplier et échapper à la représentation maitrisée de soi…

Le particulier et l’universel, Wanda de Barbara Loden, le dédoublement et le redoublement, « L’impersonnel fondé sur le personnel s’impose de multiples façons et va nous emmener vers l’universel », le déploiement de l’autonomie, le corps « comme externe à soi et non comme récit de soi », la réplique d’égale à égal…

Comment ne pas citer Elfriede Jelinek ou Ingeborg Bachmann, « C’est pourquoi des lignées se créent et continuent l’histoire commencée », les traumas et les souffrances, « Mise en avant par l’historiographie encline à plaindre les femmes pour conserver une hiérarchie sexuelle, ou lieu de libération du corps meurtri que le sujet femme se réapproprie pour le transformer ? », le sexe qui parle, la transmission d’un langage différent de celui construit par les hommes, « Le sexe ouvert n’est plus un lieu de passage mais la place d’un sujet libre, libéré, apte à la parole », le modèle détachée de l’oeuvre peinte (Deborah de Robertis citée en début de note) « il peut regarder le spectateur du tableau, qui, lui aussi regarde », le retour sur l’histoire de l’art et ce qu’elle a représenté…

En conclusion, Geneviève Fraisse revient sur le « pour toutes » et le « pour chacune », l’écriture de l’histoire, la tension entre le sujet et l’objet, le dérèglement, le travail à l’intérieur de la tradition, les principes démocratiques, l’égalité et la liberté, le partage des jouissances, l’égalité en acte et le conflit ouvert avec la suprématie masculine…

« Ces artistes fabriquent une histoire incontournable où l’altérité déployée entre le Multiple et l’Universel oblige à l’interrogation sexuée, genrée. Par-delà la « suite de l’Histoire », cette perspective nous offre « la mesure d’un monde à venir ».

Geneviève Fraisse : La suite de l’Histoire

Actrices, créatrices

Seuil – La couleur des idées, Paris 2019, 142 pages, 16 euros

Didier Epsztajn


Joëlle Léandre : Quelques disques chroniqués : voyages-aux-pays-de-grande-liberte-8/ ; en-solo-mais-pas-si-seul-e-8/ ;tout-en-cordes-5/ ; concerts-13/ ; voyages-aux-pays-de-grande-liberte-7/ ; en-solo-mais-pas-si-seul-e-7/ ; trio-batterie-contrebasse-et-piano-8/ ; concerts-7/ ; voyages-aux-pays-de-grande-liberte-5/ ; voyages-aux-pays-de-grande-liberte-3/ ; voyages-aux-pays-de-grande-liberte-2/ ; tout-en-cordes/ ; voyages-aux-pays-de-grande-liberte/ ; jazz-en-dialogues/.


De l’autrice : 

Démocrates… et sexistesdemocrates-et-sexistes/

Femmes dans les Révolutions : questions critiquesfemmes-dans-les-revolutions-questions-critiques/

Entretien : Geneviève Fraisse, l’indocile philosopheentretien-genevieve-fraisse-lindocile-philosophe/

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Le corps de la femme est un écran où chacun projette sa violencele-corps-de-la-femme-est-un-ecran-ou-chacun-projette-sa-violence/

Les amis de nos amisles-amis-de-nos-amis/

C’est du politiquecest-du-politique/

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Le voile, le burkini et l’impureté de l’Histoirele-voile-le-burkini-et-limpurete-de-lhistoire/

« À rebours » : préface de Geneviève Fraisse à l’ouvrage de Carole Pateman : Le Contrat sexuel (1988)a-rebours-preface-de-genevieve-fraisse-a-louvrage-de-carole-pateman-le-contrat-sexuel-1988/

Préface à : Femmes, genre, féminismes en Méditerranée, « Le vent de la pensée », Hommage à Françoise Collin. Textes et documents réunis et présentés par Christiane Veauvy et Mireille Azzougpreface-de-genevieve-fraisse-a-femmes-genre-feminismes-en-mediterranee-le-vent-de-la-pensee-hommage-a-francoise-collin-textes-et-documents-reunis-et-presentes-par-c/

L’Histoire comme phénomène – préface pour Alain Brossat, Les Tondues, un carnaval moche (1993)lhistoire-comme-phenomene/

Présentation de : Fanny Raoul : Opinion d’une femme sur les femmesComme une parole donnée à l’espace commun

Olympe de Gouges et la symbolique féministe, entretienolympe-de-gouges-et-la-symbolique-feministe-entretien-avec-genevieve-fraisse/

Affaire DSK : le fait divers, c’est du politiqueaffaire-dsk-le-fait-divers-cest-du-politique/

Olympe de Gouges voulait se souvenir du peupleolympe-de-gouges-voulait-se-souvenir-du-peuple/

Encore et toujours, le droit de l’avortement est en dangerencore-et-toujours-le-droit-de-lavortement-est-en-danger/

Le pape, compassion n’est pas raison ?le-pape-compassion-nest-pas-raison/

Sexe, politique, parole publiquesexe-politique-parole-publique/

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Notes de lectures

Les excès du genre. Une enquête philosophiqueverites-contretemps-historiques-exces/

Le Privilège de Simone de Beauvoirune-historicite-susceptible-douvrir-le-chemin-de-la-liberation/

Du consentement, édition augmentée, un nouveau chapitre, etre-exclue-du-pouvoir-ne-premunit-pas-necessairement-contre-ses-sortileges/

La sexuation du monde. Réflexions sur l’émancipation il-ny-a-pas-de-toust-temps/

Les excès du genre loperateur-egalite-permet-de-concevoir-et-dinventer-les-nouveaux-rapports-entre-sexes/

Du consentement Car dire « oui », c’est aussi pouvoir dire « non »

La fabrique du féminisme. Textes et entretiens La surdité commune à l’égard du féminisme est comme une « ritournelle »

Service ou servitude. Essai sur les femmes toutes mains Rendre au mot service toute son opacité

Auteur : entreleslignesentrelesmots

notes de lecture

Une réflexion sur « Le modèle redevenu sujet, l’égalité et la création »


  1. Séance spéciale : Les Festins de Geneviève Fraisse.

    Dimanche 18 octobre 2020 à 11h

    au Cinéma Le Luminor-Hôtel de Ville
    20 rue du Temple 75004 Paris

    Une projection d’extraits de films d’archives sélectionnés
    et présentés par Geneviève Fraisse.

    Avant le festin, la gourmandise : les archives, dans leur désordre d’apparition offert par le catalogue du Centre Simone de Beauvoir, donnent la possibilité d’un parcours à inventer. Alors j’ai choisi dix extraits de films, au long des cinq décennies récentes, non pour témoigner d’une histoire singulière et collective, mais pour souligner quelques enjeux. Le MLF fut politique ; et le droit des femmes, si souvent désigné par la conquête de la contraception et de l’avortement, est surtout un emblème historique, évidemment réducteur. L’usine, le franquisme, l’extrême gauche sont des questions posées au militantisme. Alors les stratégies nous intéressent, celle du début du XXème siècle anarchiste, ou celle des combattantes de l’indépendance nationale, ou, tout simplement, celle des arguments pour convaincre de l’égalité des sexes.
    Désormais, la réflexion, forte de cette histoire, prend acte de transformations imaginaires et symboliques ; ici c’est « le corps de l’art », sujet et objet, qui offre la multiplicité de l’invention.
    Geneviève Fraisse

    La séance sera suivie d’un débat.

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