Démocrates… et sexistes

Avec l’aimable autorisation de l’autrice

Des Lumières jusqu’à la fin du XXe siècle, la majorité des penseurs progressistes ont refusé l’égalité des sexes. Pour Rousseau ou Proudhon, pour les révolutionnaires de 1789 comme pour les leaders du mouvement ouvrier, la démocratie s’arrête aux portes de l’espace privé.

La question n’est pas celle de la misogynie mais du lien entre pensée politique (contrat social, Révolution, mouvement ouvrier) et refus de l’égalité des sexes.

Entretien avec Geneviève Fraisse 

Propos recueillis par Charles Giol

Vous avez été la première, en France, à étudier les fondements de ce que vous appelez la « démocratie exclusive »…

Et il faut encore insister sur cette réalité historique qui dérange ! Quand j’ai abordé ce sujet pour la première fois, dans Muse de la Raison, livre publié en 1989, mon éditrice, qui trouvait mon texte « angoissant », m’a demandé de couper certains passages. Cette femme, de gauche, n’avait pas envie d’entendre que, pour la quasi-totalité des acteurs et des théoriciens de la Révolution française, le principe nouveau de l’égalité ne s’appliquait pas, dans les faits, aux femmes. C’est cela, la démocratie exclusive : « Femmes et hommes sont égaux ; mais les femmes doivent rester en retrait ». En plein bicentenaire de la Révolution, ma voix était assez discordante. Trente ans plus tard, le sujet continue de créer le malaise.

Comment expliquer que Rousseau sépare la famille du contrat social, que les députés de la Convention excluent les femmes des clubs politiques en 1793 (comme plus tard en 1848), que Proudhon écrive que la femme appartient au foyer ? 

On a longtemps répondu qu’ils étaient « victimes des préjugés de leur temps », ce qui est faire peu de cas de leur esprit critique. Aujourd’hui, on préfère à nouveau faire silence… Sur France-Culture, un documentaire récent sur la pensée anarchiste du XIXe siècle ne faisait aucune mention des propos de Proudhon et des anarchistes sur les femmes. Au mieux, la misogynie de Proudhon est vue comme un trait de personnalité. Ou une incohérence de sa pensée. Or il théorise le lien entre la famille et l’atelier, pour les articuler tout en les opposant dans sa stratégie politique. J’ai donc exhumé la généalogie de cette « démocratie exclusive » pour montrer que, des Lumières jusqu’à une époque récente, le refus de l’égalité des sexes a été un trait constant – soit implicite soit formulé à la va-vite – de la pensée démocratique la plus radicale. En comparaison, la pensée libérale accepte plus facilement des exceptions ou des minorités d’élues à la table de l’égalité. Entre Rousseau et Proudhon, Tocqueville pense l’égalité démocratique entre les sexes pour, ensuite, en freiner la possibilité concrète.

Retournons donc au point de départ de votre démonstration. L’exclusion des femmes, dans la première démocratie, ce serait donc d’abord la faute à Rousseau ? 

Il est capital de comprendre la rupture fondamentale qu’opère Rousseau dans la représentation de la société : dans la pensée moderne, le Contrat social sépare l’espace civil de l’espace familial, le public du privé. Les sociétés d’Ancien Régime se fondaient sur la continuité, l’analogie entre la famille et l’État. Avec le principe d’un espace public égalitaire, Rousseau pressent que cette vieille analogie famille-État permettrait à la logique égalitaire de pénétrer l’espace familial. Or il s’y refuse absolument. La famille est hétérogène à la cité, explique-t-il, il faut dissocier la sphère publique de la sphère privée, le gouvernement politique du gouvernement domestique. Cette distinction, la Révolution française la fait entrer dans les faits, en instaurant la société démocratique moderne, qui juxtapose l’égalité civile et le patriarcat familial, attelage paradoxal – à première vue – validé par le Code civil en 1804. En ce sens, la Révolution ne fait que reformuler la domination masculine, la perpétue en l’adaptant au cadre nouveau d’une société contractuelle.

Mais pourquoi Rousseau et les révolutionnaires après lui sont-ils favorables au modèle patriarcal dans la sphère privée ? 

Ces premiers penseurs de la démocratie anticipent l’égalité à venir et décident de tenir la famille hors du politique. Il faut donc confirmer l’autorité du père, comme sous l’Ancien Régime. La stabilité des structures familiales confirme la hiérarchie sexuelle. Le vicomte de Bonald, penseur réactionnaire, ne dira pas autre chose : le divorce, comme droit à l’individualité, menace l’État.

J’aime citer le livre de la philosophe anglaise Carole Pateman, Le Contrat sexuel (1988). Elle y explique que le contrat social cache un « contrat sexuel » non dit, qui laisse le corps des femmes à la disposition des hommes… En étudiant, notamment, l’histoire des contrats de mariage, elle montre que la liberté des hommes s’est fondée sur le contrôle des femmes.

Je souscris à son analyse, tout en travaillant sur un autre registre, non celui du droit mais celui des discours, pour mettre en évidence des motifs récurrents dans la pensée démocratique de la différence des sexes. Tout au long du XIXe siècle revient, par exemple, l’idée qu’au sein de la République il faut séparer les lois et les mœurs, suivant une division sexuée : les hommes font les lois et les femmes font les mœurs. Elles « font » les citoyens, les mettent au monde et les éduquent, c’est là leur vocation civique ; ils « font » les lois et représentent la nation.

D’autres arguments défavorables à l’égalité des sexes dénotent des peurs masculines, notamment la crainte d’une confusion des sexes. Au début du XIXe siècle, l’écrivain Étienne Pivert de Senancour affirme dans De l’amour que l’égalité entre les sexes mettrait en péril l’existence de ce sentiment, remplacé alors par l’amitié « fraternelle ». L’idée de la confusion des sexes est reprise comme une ritournelle jusqu’à aujourd’hui. Par ailleurs, des écrivains tel Sainte-Beuve repoussent l’idée de la femme artiste comme la sombre promesse de rivalités artistiques exacerbées. La femme est muse et non poète.

Le XIXe siècle est aussi celui de la naissance du socialisme. Lui aussi, à ses débuts, méprise la question de l’émancipation des femmes ? 

On ne saurait mettre tous ses premiers théoriciens dans le même sac. Charles Fourier, le penseur du phalanstère, communauté coopérative, désigné par Marxet Engels comme socialiste utopique, constitue une remarquable exception. Après Poullain de La Barre, philosophe du XVIIe siècle, pionnier de la pensée de l’égalité des sexes, puis Condorcet, l’un des seuls acteurs majeurs de la Révolution française qui aient pensé « l’admission des femmes au droit de cité», il fait partie de ceux que j’appelle les « logiciens de l’égalité » : ceux-ci ne voient aucun obstacle à l’égalité des sexes, aucun champ qui serait fermé aux femmes. Fourier, dès le début du XIXe siècle, est l’auteur de cette phrase remarquable : « Les progrès sociaux s’opèrent en raison du progrès des femmes vers la liberté. » 

Chez Marx, la question fait l’objet de pensées éparses, mais claires : il est attentif aux conditions de travail des ouvrières, pense la famille comme rapport social, et identifie la femme comme marchandise. 

Quelle est la place de la femme dans la vision libertaire que Proudhon a de la société ?

Comme socialiste, Proudhon se place à un autre niveau que celui de Rousseau et des révolutionnaires de 1789 : plutôt que la politique, c’est pour lui la vie économique qui définit la vie sociale. Il estime que la femme ne doit pas travailler hors du foyer ; elle ne saurait davantage participer au débat politique, comme il le rappelle avec virulence à la socialiste Jeanne Deroin lorsque celle-ci se présente (sans être citoyenne !) aux élections législatives de 1849. Dès que la femme quitte l’espace privé, elle court le risque de devenir une marchandise, c’est-à-dire une prostituée, d’où sa formule : « Courtisane ou ménagère ». Et il ajoute, on l’oublie toujours, « et non pas servante ». Recluse au foyer, elle n’est cependant ni méprisable ni méprisée.

Par ailleurs, Proudhon, en héritier d’Aristote, pense aussi l’infériorité de la femme, estime que l’homme et la femme ne font pas société. Ils forment une union, et non une « association » contractuelle, égalitaire. Car l’union des sexes est une incarnation de la justice, un lieu sans conflit. Peu importe la hiérarchie qui subsiste dans l’espace familial, c’est ce lieu, hors du politique, qui permet aux ouvriers, soumis à l’économie, lieu de concurrence, de lutter contre l’exploitation.

Au-delà de la théorie socialiste, peut-on dire que le mouvement ouvrier a longtemps été misogyne ? 

Dès la Ière Internationale, en 1864, on établit une hiérarchie des priorités politiques. La question de l’égalité des sexes est repoussée à un futur lointain, après la révolution, quand elle n’est pas tout simplement rejetée. D’emblée s’établit une contradiction entre la question sociale et la question féministe, un contretemps qui va marquer toute l’histoire du mouvement social, XXe siècle compris. Cette contradiction, j’en ai été témoin après Mai 68, puis au MLF dans les années 1970. J’ai pu mesurer l’anti-féminisme de l’extrême gauche révolutionnaire. Il s’exprimait généralement de façon insidieuse, avec le sous-entendu que nos combats ne faisaient pas partie de l’Histoire. Mais il explosait parfois avec violence, comme quand le Libé des années 1970 nous éreintait parce que nous voulions criminaliser le viol ; nous allions envoyer les immigrés en prison, nous étions des traîtres.

Le mouvement #Metoo a d’abord pris pour cible Hollywood, considéré comme un bastion démocrate aux Etats-Unis. En France, parmi les membres de la Ligue du LOL, il y avait de nombreux journalistes travaillant pour des médias de gauche. Le machisme démocratique aurait donc survécu aux victoires du féminisme ?

C’est seulement après l’obtention des droits civils, puis politiques, puis économiques, que l’égalité a fini par pénétrer la sphère familiale, à partir des années 1970, avec le partage de l’autorité parentale, l’égalité dans la transmission du nom, etc. Il aura fallu deux siècles et demi pour contredire Rousseau. Le combat juridique est en passe d’être remporté… mais le droit ne se traduit pas automatiquement en faits.

Au XXIe siècle, les luttes des femmes se sont donc déplacées sur le terrain des représentations, des images. Les stéréotypes genrés ont été une cible privilégiée, comme pour dépasser les limites du droit formel. Mais la révolution #Metoo, un événement historique, a brutalement mis en lumière les violences faites au corps collectif des femmes. On a compris alors que malgré les conquêtes de la contraception, de l’IVG, malgré la criminalisation du viol, ce corps des femmes n’est toujours pas libre. Soudain a émergé l’impensé du contrat social, ce « contrat sexuel » dont parle Carole Pateman. La Ligue du LOL est la caricature des penseurs radicaux qui ont minoré la question de l’égalité des sexes. La prise de parole des femmes n’est pas qu’une libération de la parole. Elle fabrique de l’Histoire

Publié dans l’OBS, juin 2019


De l’autrice :

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Auteur : entreleslignesentrelesmots

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