Le problème quand on parle de l’apartheid israélien

Nous devrions être reconnaissants de ce que le terme d’« apartheid », pour désigner le régime israélien entre le fleuve et la mer, devienne de plus en plus banal et de plus en plus légitime, et qu’il devienne même à la mode. Mais comme avec toute mode, il y a un problème ici aussi. Pas avec la définition elle-même, mais avec ce qu’elle laisse de côté.

Le problème est que dans toute le feu du discours sur l’apartheid, une de ses dimensions, une dimension dynamique, active et dangereuse – le colonialisme d’occupation – s’en est trouvée atténuée et émoussée. Selon l’idéologie et les politiques du colonialisme d’occupation, les Palestiniens sont inutiles. En bref, il est possible, rentable et désirable de vivre sans les Palestiniens dans ce pays, entre le fleuve et la mer. Leur existence ici est conditionnelle, elle dépend de nos souhaits et de notre bonne volonté – c’est une question de temps.

L’idéologie de cette « inutilité » est un poison qui s’étend particulièrement quand le processus du colonialisme d’occupation est à son comble. Et c’est actuellement la situation en Cisjordanie (y compris Jérusalem-Est). L’illusion qu’Israël arrêtera l’entreprise de colonisation a été détruite avant même que l’encre des Accords d’Oslo ne soit sèche.

La vision que l’Autre est inutile est à la base des ordres militaires et des activités de l’administration civile et de la municipalité de Jérusalem – comme le fait d’empêcher des constructions, la démolition des maisons et l’expulsion des résidents palestiniens vers des quartiers et des enclaves surpeuplés. Elle explique la violence des colons et la facilité avec laquelle nos soldats et nos officiers de police tuent des Palestiniens, ainsi que le contexte dans lequel Bezalel Smotrich, membre de la Knesset pour le parti du sionisme religieux, parle des membres palestiniens de la Knesset comme de « citoyens, pour le moment ». 

Le colonialisme d’occupation est un processus continu au cours duquel les terres sont accaparées, les frontières historiques déformées et remodelées, puis les peuples autochtones expulsés. L’apartheid comme nous l’avons connu en Afrique du Sud était le dernier stade avancé du colonialisme d’occupation mené par les Pays-Bas, la Grande-Bretagne et le Portugal, puis par les citoyens des autres nations européennes. 

En fait, le fait que différents groupes de personnes vivent à l’intérieur d’un seul cadre – sous le contrôle d’un unique centre principal de pouvoir, est inhérent au terme « séparation ». La séparation, que le parti travailliste et son rejeton (le parti Bleu et Blanc et ceux de son acabit) aiment tant brandir – avec leur manque caractéristique de conscience sur sa signification accusatrice en afrikaans (apartheid), ne constitue pas une reconnaissance du droit à l’auto-détermination pour les Palestiniens, mais plutôt l’accélération de la création d’enclaves palestiniennes et d’un auto-gouvernement limité à l’intérieur de l’espace qu’Israël contrôle.

L’apartheid institutionalisé solidifie la discrimination entre les colons victorieux et le peuple colonisé vaincu – au moyen de la législation, de divisions géographiques claires et de la délimitation de frontières définitives – tout en maintenant une certaine stabilité dans les relations entre le supérieur et l’inférieur. Néanmoins, la dépossession des résidents autochtones de leurs terres n’a jamais cessé complètement, que ce soit en Afrique du Sud ou dans d’autres régimes de suprématie blanche établis dans des terres et des continents que les Européens ont conquis et colonisés dans les siècles récents, dont l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Canada, le Brésil, les Etats-Unis, etc.

Dans l’apartheid, les autochtones rendus inférieurs et les colons victorieux supérieurs vivent ensemble sous un seul toit. Par soucis de pérennité, le régime a besoin des autochtones survivants pour rester en vie. Ils sont exploités autant que possible, leurs vies sont bon marché, le doigt sur la gâchette qui les tue est souple. Mais ils sont essentiels. Ils sont comptés. Cependant, à un stade précoce, celui de la colonisation – qui vise à s’emparer de tout le territoire – les habitants d’origine, qui sont contraints à un statut d’infériorité, deviennent inutiles. il est possible et rentable, et même désirable, de vivre sans eux (et de compenser leur absence en amenant des esclaves et d’autres mains d’oeuvre bon marché d’autres pays).

L’idéologie qu’un peuple entier est inutile – ou de larges groupes de gens [vus comme] inférieurs – consume, ébranle et supplante toute valeur de l’égalité humaine qui peut exister dans la culture du peuple conquérant. Plus forte devient la dimension du colonialisme dévoreur de terres, plus inutiles les inférieurs sont-ils considérés aux yeux des supérieurs. Plus fraîche et plus vibrante est la composante colonialiste, plus le peuple supérieur sera favorable à la disparition des autres. C’est pourquoi la droite adepte du « transfert » est si forte dans les colonies d’Israël.

L’existence de l’apartheid israélo-juif a été mis en relief dans deux textes publiés cette année, par l’organisation des droits humains B’Tselem et par Human Rights Watch. Ces groupes, cependant, ne sont pas les premiers à appeler le monstre par son nom. Avant eux, il y avait bien sûr les Palestiniens eux-mêmes – à travers les activités de BDS (Boycott, Désinvestissement et Sanctions) les réseaux sociaux ou les rapports des ONG. Il est regrettable, et attendu, que c’est seulement quand B’Tselem a publié sa position qu’une large discussion internationale a commencé sur le sujet. Parce que c’est l’une des caractéristiques de la stratification raciste, ethnique et de classe dans le monde entier : les définitions et les descriptions de la réalité dans laquelle des subalternes et des inférieurs existent (femmes, minorités, migrants, travailleurs, etc) doivent obtenir un tampon d’approbation du groupe hégémonique et académique pour être acceptées comme correctes.

Ces deux rapports font effectivement le lien avec l’ingénierie de l’espace géographique et la prise de contrôle hostile sur les terres palestiniennes. Mais à un moment où la définition du régime israélien en tant qu’apartheid s’enracine dans le discours international, l’élément concernant le caractère « inutile » des Palestiniens s’estompe. La différence entre les types d’apartheid qui coexistent sous un seul toit est également estompée : à l’intérieur des frontières de 1948 d’Israël, l’apartheid est plus mûr et plus consolidé. Les Palestiniens sont inférieurs, mais ils sont aussi des citoyens qui sont comptés dans les statistiques. Dans les territoires occupés de 1967, le processus de dépossession et de colonisation est encore en action, à pleine force. Les autochtones palestiniens sont là bien plus exposés au danger d’une expulsion discrète et massive comprise dans l’idéologie de l’« inutile », qui est répandue par les colons et les mouvements de colonisation.

Amira Hass, le 24 août 2021

Source : Haaretz

Traduction CG pour l’Agence média Palestine

https://agencemediapalestine.fr/blog/2021/08/27/le-probleme-quand-on-parle-de-lapartheid-israelien/

 

 


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Auteur : entreleslignesentrelesmots

notes de lecture

2 réflexions sur « Le problème quand on parle de l’apartheid israélien »

  1. Merci
    Jakez de la 4 ACG,
    je suis bien d’accord, c’est d’une évidence qui devrait crever les yeux de celles et ceux qui ne veulent pas voir

  2. Lorsqu’un peuple ou une population dans un processus colonial devient inutile, le but final du peuplement colonial n’est pas de constituer une ségrégation, un apartheid à moins qu’il n’ait pas une autre solution. Son objectif final sera de s’en débarrasser. Un tel objectif, si les circonstances s’y prêtent, est consciemment ou non génocidaire .
    Le but du sionisme étant de créer un Etat juif majoritaire et homogène, son objectif ultime a toujours été de remplacer la population palestinienne par une population juive. En 1895, Theodor Herzl, dans son Journal, en avait déjà caressé l’idée : « Nous devons exproprier en douceur les propriétés privées et les domaines qui nous ont été attribués, écrivait-il. Nous devons essayer d’attirer la population démunie au-delà des frontières en lui procurant du travail dans les pays de transit et en empêchant qu’elle puisse en trouver chez nous. […] Le processus d’expropriation et le déplacement des pauvres doivent, tous deux, être accomplis avec discrétion et circonspection.  »
    Après la spoliation des terres qui a privé de travail des milliers de fellahin, après le « travail hébreu » réservé aux Juifs, après des « guerres contre le terrorisme » qui ont tué des centaines de combattants et de civils, en particulier durant la guerre de libération nationale (1936-39), et surtout après la Nakba qui a vidé la Palestine de plusieurs centaines de milliers de ses habitants qui, sur les territoires conquis été remplacés par des colons juifs, la politique sioniste de spoliation, d’expulsion et de remplacement avait déjà réalisé plus de la moitié de ses objectifs. Et cette politique s’est poursuivie avec Israël et ses nouvelles guerres et, comme tout le monde, sans oser en parler, en est témoin, elle continue encore aujourd’hui.

    Je ne peux pas donner les références de tous les leaders sionistes puis israéliens qui, après Herzl et jusqu’à aujourd’hui, ont préconisé des politiques de transferts et de remplacement car je termine un manuscrit sur le sujet.

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