Les passés, les identités et les vies que certains voudraient nous imposer

En introduction, Elise Thiébaut parle de sa géométrie hexagonale, de ses ancêtres francais, du terme souche utilisé par les amateurs d’identité nationale, « la souche, partie inférieure du tronc d’un arbre, est ce qui reste après qu’il a été coupé ou arraché. C’est la trace morte, le plus souvent, de ce qu’on était ». J’apprécie beaucoup chez cette autrice, l’ironie, l’utilisation de métaphores et d’images, la prise en compte d’éléments biographiques, dans ses solides argumentations. Elle revient sur des idéologues (Alain Soral, Eric Zemmour, Renaud Camus, Alain Finkielkraut, etc.), leurs éructations sur le « grand remplacement », les inventions d’un passé qui n’a jamais existé…

Elle décide de s’intéresser « d’un peu plus près à cette histoire qui s’accomplit pour ainsi dire en mon nom », de regarder du coté de cette identité supposée, d’examiner les adorateurs de la blanchitude physique et morale souvent couplée à une haine des féministes et des femmes, « C’est pourquoi j’ai voulu m’intéresser à ce fameux roman national dont je serais l’héroïne ou la future victime expiatoire »

Elise Thiébaut discute, entre autres, du patriarcat « rapport de domination favorable aux êtres humains pourvus d’un pénis », des polémistes et de leur nostalgie, des grands mots et des « valeurs » abstraite de liberté et d’égalité, du privilège de n’avoir pas à faire état de son identité ou de ses origines, des assignations subies et des stigmatisations non endurées, de ne pas avoir à se justifier de ce qu’aurait pu faire un grand-parent (elle abordera plus loin, la question d’un engagement Croix-de-feu), de vivre « sans conséquences négatives du racisme », de l’effet positif du « privilège blanc », d’un héritage mitigé ou contrasté…

Elle poursuit avec la « foule sentimentale », les modèles dans la construction de l’identité, les lectures monolithique de l’histoire, la colonisation de la droite par certaines idées de l’extrême-droite, la pensée raciste décomplexée, l’union sacrée d’Emmanuel Macron « autour des valeur du travail et de la famille. Pétain a dû frétiller dans son cercueil »…

L’amour ethnocentrique, les crétins congénitaux issus de l’endogamie aristocratique, la fureur des tests d’ancestralité, la génétique dite « récréative », « Il me semblait important de m’intéresser à ces miroirs aux alouettes qui véhiculent, sous des dehors bon enfant, des stéréotypes identitaires parés d’un vernis scientifique parfois trompeurs », les cultures et les profils génétiques de supermarché, l’« origine France ? »…

« Au contraire, ma quête des origines m’a permis de remettre l’histoire des femmes au cœur de mon récit pour me réapproprier ma généalogie dans sa dimension intime, romanesque, mais aussi politique ». Des interrogations, des faces cachées, des interdits, des non-dits, nos histoires loin de la légende dorée du récit national…

J’apprécie l’expression du « sexuellement transmissible et mortelle à 100% appelée communément la vie ». Cela témoigne, une nouvelle fois, du ton souvent ironique de l’autrice, de sa faculté à dire simplement les choses dans le langage de tous les jours. ADN, gènes, génome, recomposition, blancheur de peau (arrivée très tard, aux alentours de 6000 ans avant l’ère qui est considérée comme notre – J.C.). Chaque être est « le fruit d’une combinaison unique et inédite ». Malgré l’interdiction du recours aux tests en France, sur internet la recherche de « racines » est un commerce aussi lucratif qu’illusoire. L’autrice nous rappelle qu’aussi longtemps que deux êtres pourront « avoir une relation sexuelle féconde, et que leur enfant sera capable d’engendrer, on aura affaire à la même espèce ».

A partir des tests d’ancestralité, Elise Thiébaut discute du passé supposé des membres de sa famille, des liaisons surprenantes avec certaines régions du monde, des haplo-groupes (« c’est-à-dire des groupes ayant un ancêtre commun qui a laissé une ou plusieurs marques sur leur ADN »), des caractéristiques génétiques communes à diverses populations, de la couleur des privilèges, du racisme systémique « qui fait de moi la norme », des regards sur le physique, des assignations sociales, des préjugés liés au nom, des pourcentages ne disant rien sur « ce que nous sommes »…

Donc des origines nommées françaises, un arbre génétique à explorer. L’autrice souligne que « la génétique des populations est d’abord une science comparative ». Elle explore les chemins et les métissages, les rêves et l’« aptitude à raconter des histoires », la différence d’expression des gènes d’une personne à l’autre, l’ADN mitochondrial, la part de Neandertal, les projections du connu vers la préhistoire, les vies de femmes réelles et mythiques effacées par l’écriture masculine de l’histoire…

J’ai particulièrement été intéressé par le chapitre « Française à tout prix », la soi-disant séduction à la française, « C’est le mythe de la séduction à la française, souvent invoqué pour justifier les agressions sexuelles, le viol ou cette forme de sexisme bienveillant qui consiste à se glorifier de ne pas fermer une porte à pleine volée sur une femme », les victimes de cette « vaste supercherie patriarcale », le galant homme et la femme galante, l’obsession des apparences et l’industrie du luxe, les innombrables naissances miraculeuse et les enfants dits « naturel·les », la centralité de la filiation paternelle, l’indépendance et l’autonomie des femmes « de mauvaise vie », l’absence de femmes comme figures d’identification, les folies identitaires, l’hybridation de longue date des Homo sapiens, les destins de « Maman ou Putain », la condamnation des prostituées et non des prostitueurs, l’histoire merveilleuse et les réalités révoltantes à Hollywood, les filiations cachées qui filtrent à travers les prénoms donnés aux enfants…

« En matière d’origine, l’histoire nous dit que nos ancêtres ont toujours menti ». Elise Thiébaut aborde les « « faux » célèbres destinés à alimenter le bastringue identitaire », l’invention du type « caucasien », le devenir blanc récent des êtres humains en Europe…

A l’inverse des élucubrations, l’autrice recherche dans ses lignées réelles et imaginaires « des modèles alternatifs », les personnages féminins non réduites à des accessoires ou des alibis sexués de héros masculins. Elle nous propose de regarder de coté, des Amazones, des femmes poétesses et épistolières, des femmes révolutionnaires, de Théroigne de Méricourt…

Je souligne le chapitre « Traversées coloniales », ce que fut la colonisation et les guerres du refus de la décolonisation, l’amnésie des crimes commis en Algérie, l’Ecole de Jules Ferry (et de Paul Bert. En complément possible, Les guenilles colonialistes accrochées à nos écoles, les-guenilles-colonialistes-accrochees-a-nos-ecoles/), les « scènes primitives », l’esclavage et la traite négrière, les déportations de millions d’êtres humains… Il nous faut en effet « décoloniser le paradis ».

Je remercie l’autrice d’avoir cité le Guide du Paris colonial et des banlieues auquel j’ai participé. (La résistance à l’égalité et à la liberté, la-resistance-a-legalite-et-a-la-liberte/ et Une toponymie qui tue, une-toponymie-qui-tue/).

Des noms et des démons, la revendication risible des identitaires – mais pas seulement – de la chrétienté comme racine de l’Europe, la liberté de conscience arrachée à la charge virale du catholicisme, les fantômes de l’extrême-droite d’avant la seconde guerre mondiale, la participation des réseaux religieux aux manifestations – contre l’ivg, le pacs, le mariage pour toustes, la pma pour les couples de lesbiennes, etc. – et leur refus de l’égalité au nom de la complémentarité, « Je ne sais pas où ces individus sont allés chercher que la famille traditionnelle faisait le bonheur des enfants ou des adultes », les prénoms et les délires xénophobes, les « quenelles de Vulcain »…

Chacun·e peut avoir des aïeux aux passés troubles ou peu recommandables, il ne faut pas le nier (en complément possible, Sabine Moller, Karoline Tschuggnall, Harald Welzer : « Grand-Père n’était pas un nazi ». National-socialisme et Shoah dans la mémoire familiale, la-construction-dune-memoire-falsificatrice-et-negationniste/). L’avant et la seconde guerre mondiale, « Le non-dit, l’impensé de cette histoire était l’antisémitisme », un grand-père Croix-de-feu, le plus lointain en territoire colonisé, et celles et ceux qui chantèrent l’Internationale dans de multiples langues dont en breton…

En épilogue, « Ce qui nous tue », Elise Thiébaut parle des Rohingas, du Myanmar (Birmanie), de relations avec l’environnement et de nos déjections en Asie, des cancers et des affections liées aux pollutions environnementales ici, du dioxyde de titane et de la fabrication du « blanc »…

Faut-il le préciser, l’autrice « n’aime ni la généalogie, ni les test génétiques ». Moi non plus, et pas seulement parce que né par hasard dans ce pays (mes grand-parent·es immigré·es – y furent naturalisé·es). Les paniques identitaires sont révélatrices de la haine de l’égalité et de la liberté (Laurence De Cock, Régis Meyran : Paniques identitaires. Identité(s) et idéologie(s) au prisme des sciences sociales, identites-fantasmees-ou-figees-le-refus-de-legalite-et-de-la-liberte/ et introduction : introduction-et-sommaire-paniques-identitaires-identitees-et-ideologies-au-prisme-des-sciences-sociales/)…

Une invitation à suivre les possibles histoires de l’ADN comme une remontée réelle ou imaginée dans les temps, à regarder du coté de ceux et particulièrement de celles qui furent invisibilisées, à examiner le roman national et ses mythes, à aborder l’exclusif universalisme masculin, à comprendre l’imbrication du colonialisme et de la république… Sans oublier les bifurcations vers de noires histoires ou des espaces plus lumineux, le tout nappé d’humour et d’une volonté farouche d’égalité et de liberté…

Elise Thiébaut : Mes ancêtres les gauloises

Une autobiographie de la France

La Découverte, Paris 2019,  270 pages,  18 euros

Didier Epsztajn


De l’autrice

Autant en emporte les Blancs, autant-en-emporte-les-blancs/

Napoléon ou Jeanne d’Arc sont-ils nos ancêtres ?, napoleon-ou-jeanne-darc-sont-ils-nos-ancetres/

Comment le capitalisme récupère la révolution menstruelle, comment-le-capitalisme-recupere-la-revolution-menstruelle/

Etes-vous dérangée, dérangeant ou dégenré ?, elise-thiebaut-etes-vous-derangee-derangeant-ou-degenre/

Baudouin / Elise Thiebaut : Les fantômes de L’Internationale, une-promesse-a-realiser/

Est-ce ainsi que les femmes meurent ?, est-ce-ainsi-que-les-femmes-meurent/

Ceci est mon sang. Petite histoire des règles, de celles qui les ont et de ceux qui les font, artemis-ourses-extraordinaire-capacite-a-inventer-des-histoires-regles-et-souffrances/

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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