La solidarité protège plus que le chacun pour soi

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« C’est le constat angoissant de voir un nombre significatif d’adolescents et de jeunes gens « comprendre » et excuser la violence politique excessive, en particulier celle du terrorisme, voire être tenté de s’y engager, qui fut le point de départ de ce livre. En comprendre les causes et les mécanismes m’est apparu nécessaire pour contribuer à limiter cette tendance inquiétante et pour aider ceux qui pourraient être tentés par la violence politique excessive à s’en déprendre. Cette violence est omniprésente dans notre monde. Elle est celle des États dictatoriaux, « illibéraux », ou « démocratiques autoritaires », des groupes armés (aux divers objectifs, souvent mêlés), des génocides, massacres, guerres barbares menés par ces groupes, des partis ou des États. La destructivité m’a semblé être une porte d’entrée et une ligne directrice pertinente pour cette réflexion ». En introduction Daniel Oppenheim discute, entre autres, de la violence et de la destructivité, de pulsion de mort. Il présente le plan du livre, sa progression logique. Il propose de réfléchir dans un premier temps sur les mécanismes et les processus. Il souligne que « Néanmoins, tous ceux qui partagent ces caractéristiques ne basculent pas pour autant dans la tentation de la destructivité en acte ou dans sa mise en œuvre ». Il aborde dans une seconde partie « une réflexion sur les moyens que les victimes et leurs enfants ont pour résister à la violence barbare et pour se déprendre de leurs effets traumatiques et destructeurs », sans négliger les séquelles traumatiques des descendants d’exécuteurs. Pour enfin discuter de résistance civile, du candomblé au Brésil, de la résistance par la littérature. L’auteur présente aussi la destructivité pour les psychanalystes…

Quelques remarques préalables.

Je n’utilise pas le terme « terrorisme » qui semble réduit à la destructivité en acte – pour utiliser la terminologie de l’auteur – de certains dans l’oubli du terrorisme des Etats, des industriels, des groupes d’extrême-droite, des suprémacistes divers… Des écrivaines féministes utilisent, me semble-t-il à juste titre, la notion de terrorisme masculin pour les viols et les violences sexuelles… Dans tous les cas, il ne s’agit pas de reliquats de rapports sociaux anciens mais bien de « barbarie » moderne… Le « désir de détruire » peut se manifester par des génocides, des bombardements de civil·es, des viols, des castrations et autres réassignations violentes, des tueries, sans oublier l’« ordinaire » de l’exploitation et des dominations. Il s’agit donc d’un continuum et de formes extrêmes – dont il faut en effet comprendre les processus – de négation de l’égalité voire de l’humanité de certain·es…

La destructivité en acte ne peut être comprise sans des analyses de l’ensemble des rapports sociaux et de leurs imbrications historiques, sans les apports de l’analyse des « psychés humaines » – ici aussi sous ses formes historiques, sans l’analyse des particularités des adolescences (telles que nous les connaissons aujourd’hui). De ce point de vue, lorsque l’auteur discute de l’enfance et de l’adolescence, il semble ignorer les socialisations différenciées et hiérarchisées entre les filles et les garçons, et plus généralement les rapports sociaux de sexe. Il ne peut alors prendre en compte que la majorité des « destructeurs en actes » sont des hommes, que les formes extrêmes de violences sont genrées, et ont souvent quelques choses à voir avec la masculinité en acte…

Je signale enfin que l’auteur a travaillé antérieurement sur « la barbarie biologique » (celle du cancer et du handicap sévère).

La consultation du sommaire peut-être une bonne invitation à se plonger dans cet ouvrage.

Introduction

La tentation de la destructivité en actes

  • Pourquoi des adolescents et des jeunes adultes sont tentés par la destructivité en actes

  • Ce qui les attire vers cette destructivité

  • Décrypter l’autobiographie de R. Höss, le commandant d’Auschwitz

Résister à la destructivité collective en actes, se protéger de ses effets

  • Les séquelles de la barbarie chez les adultes. L’exemple des rescapés de la Shoah

  • L’expérience de la barbarie chez les enfants et les adolescents

  • Un exemple d’entretiens psychanalytiques avec un jeune garçon souffrant de destructivité

  • Faire avec les séquelles de la barbarie subie par ses grands-parents

  • Être enfant d’exterminateur de masse

  • Recevoir et soigner les enfants de retour de zones de combat au Moyen-Orient

La résistance non-violente à la violence destructrice

  • La résistance civile

  • Le candomblé

Une littérature de résistance qui décrit la destructivité et qui apprend à la lire

  • Vladimir Zazoubrine. Le Tchékiste

  • Isaac Babel. Cavalerie rouge

  • Iouri Olecha. L’envie

  • Lamed Shapiro. Le Royaume juif

  • Victor Hugo. Quatrevingt-treize 

  • William Faulkner. L’intrus

Il reste beaucoup à faire pour comprendre et prévenir

L’auteur souligne la spécificité des adolescents, « La destructivité est présente chez tous et à tous les âges. Mais elle est souvent exacerbée chez l’adolescent, en raison de la fragilisation de tous ses repères et points d’appui en cette période de sa vie ». Il revient sur l’histoire des « processus de radicalisation collectifs ». Daniel Oppenheim souligne l’importance d’éviter de privilégier une cause – dans le faisceau de raisons multiples – « par exemple sociale ou religieuse », et de donner du sens « à l’insensé incompréhensible des attentats ». Il nous rappelle que « Le terrorisme cherche à diviser et exclure, pour ensuite exterminer ». L’auteur parle, entre autres, des porosités entre la cité et la prison, des images transgressives, de « contre-culture », d’« identité sociale » et du sentiment d’« appartenance », des conséquences de la confrontation précoce à la mort, des liens ou de leur absence avec le passé, de ceux qui tuent « comme un travail routinier ou un jeu », des terreurs « archaïques », du doute généralisé et de « certitude de la justesse du combat et de la parole qui l’ordonne », d’accès au temps lointain, de relation aux autres, « Déshumaniser et tuer des victimes établira et confirmera la distance radicale qui le sépare d’eux et qui existe déjà pour lui », de certitude forcenée et de gel de la pensée… Et de l’éventail des réponses possibles.

Daniel Oppenheim met en relation le passé et le présent. Je souligne les pages sur l’autobiographie de Rudolph Höss (commandant d’Auschwitz), son auto-représentation comme spectateur ou comme fonctionnaire respectueux de la Loi, l’indifférence des bourreaux. L’auteur montre l’intérêt de la rédaction de textes par les « (apprentis) terroristes) »…

« Nous nous sommes intéressés à ceux qui mettent en actes leur destructivité, ou qui sont tentés de la faire. Il est temps maintenant de nous intéresser aux victimes, directes et indirectes, et aux effets sur elles et leurs descendants »

J’ai particulièrement été intéressé par la seconde partie : « Résister à la destructivité collective en actes, se protéger de ses effets », la nécessité de comprendre les mécanismes des effets traumatiques, les séquelles de la barbarie chez les adultes, « La barbarie provoque une cassure dans la continuité temporelle entre un avant et un après l’évènement », la difficulté à se retrouver et à trouver sa place parmi les autres, les devenu·es étranger·es à toustes et à elles/eux-mêmes, les relations ambivalentes à la mémoire, l’expérience des camps, les séquelles psychiques, l’émigration et l’exil, le sens, « Il importe que la victime puisse donner du sens à ce qu’elle a subi et à l’évènement plus vaste, collectif, dans lequel son parcours s’est inscrit », le travail de mémoire et de réflexion, les mécanismes de défense, « Le clivage apparaît généralisé, entre réalité et imaginaire, soi et son corps, soi et soi-même, et plus tard présent et passé, soi et les autres » (A noter que des survivantes de la prostitution utilisent ces mêmes expressions), faire avec les séquelles de la barbarie subie par ses grands-parent·es (y compris chez les enfants des exterminateurs), le temps figé hors de la temporalité commune, le retour d’enfants de zones de combats au Moyen-Orient…

Daniel Oppenheim présente ensuite « deux moyens, individuels et collectifs, de résister à l’émergence de cette violence ou à sa mise en œuvre » : la résistance civile et le candomblé, la reconquête d’une parole et d’un espace public.

« Exercer son emprise sur les représentations culturelles de la société contribue à prendre et/ou maintenir son pouvoir sur la population et ses esprits autant que les divers éléments de la violence politique pour un groupe ou pour l’appareil d’Etat ». Puis l’auteur aborde quelques livres, la « littérature de résistance »…

S’il « reste beaucoup à comprendre », ce petit ouvrage, en déplaçant les questionnements, en élargissant le champ de la réflexion, contribue à nous permettre d’agir contre « la destructivité »…

En complément possible, cité par l’auteur

Daniel Mendelsohn : Les disparus, shmiel-et-ses-filles/

Sabine Moller, Karoline Tschuggnall, Harald Welzer : « Grand-Père n’était pas un nazi ». National-socialisme et Shoah dans la mémoire familiale, la-construction-dune-memoire-falsificatrice-et-negationniste/

Daniel Oppenheim : Le désir de détruire

Comprendre la destructivité pour résister au terrorisme

https://cfeditions.com/destructivite/

C&F Editions, Caen 2021, 158 pages, 18 euros

Didier Epsztajn

Auteur : entreleslignesentrelesmots

notes de lecture

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