Le commun et les spécifiques, les nous et le pluriversel

Dans l’éditorial, Soulèvements populaires : « révoltes logiques » ?, soulevements-populaires-revoltes-logiques/, publié avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse, Frédéric Thomas parle, entre autres, d’enjeux, de traits spécifiques, de soulèvements locaux et d’internationalisation des crises, d’interdépendances et de configurations nationales, « La gageure de ce texte d’introduction tient dès lors à mettre en évidence les convergences et correspondances sans jamais céder à l’illusion d’une unité, à relever les spécificités locales, à l’origine des révoltes ainsi que des formes qu’elles empruntent, sans occulter pour autant les paramètres internationaux qui ne cessent d’intervenir dans le recodage de ces mobilisations ».

L’auteur précise : « Prendre la mesure des soulèvements populaires de 2018-2020 suppose de les appréhender dans leur dynamique, en tension entre choix stratégiques implicites et affirmations radicales, renouvellement de l’action et impensé, potentialités et limites. De les situer au plus près de leur écart avec les manifestations « traditionnelles », mais aussi en fonction et à partir du geste qu’ils inventent et de la nouvelle configuration politique qu’ils créent en retour. Il s’agira en conséquence d’interroger sur un mode critique plutôt que de définir péremptoirement les enjeux et caractéristiques des soulèvements populaires »…

Il discute d’événement et de temporalité, de déchirement d’une « fausse impression de linéarité historique », d’échos et de traces de révoltes passées, du manque d’accumulation d’expériences, de socialisation et de politisation à grande vitesse, de la question de l’après…

Frédéric Thomas interroge l’enjeu des mots, le sens de populaire et de plébéien, les notions de peuple et de nation, la mise en avant de la citoyenneté, la question des minorités, le poids de la rhétorique réactionnaire du nationalisme, la subjectivation politique naissant dans l’action, « L’accent mis sur la subjectivation met en évidence le double phénomène central de socialisation et de politisation par l’événement, et éclaire les multiples narrations « de l’intérieur », qui disent l’enchantement, la puissance, les liens qui surgissent et se nouent très vite au cœur du soulèvement », le nous émergeant, « Il s’agit de s’autodéfinir, par opposition à l’élite et à la classe politique, en faisant valoir une union qui tienne à distance les divisions et les autres noms du peuple, au premier rang desquels celui de classes sociales ». L’auteur ajoute : « Mais il y a fort à parier que l’affirmation de ce « nous », populaire ou plébéien, n’est pas que le fruit d’une subjectivation, dotée d’une charge imaginaire importante, mobilisée comme levier stratégique. Il est aussi un refus et une difficulté à penser et à articuler les divergences d’intérêts, de positionnements, d’aspirations et de pouvoirs, portés par des acteurs différents (en termes de classe, de genre et de rapports sociaux de « race ») »…

Il discute aussi des mobilisations « essentiellement » urbaines, de la population jeune, de mouvement étudiant combatif, de la féminisation des révoltes et de la faiblesse des revendications spécifiques, du mouvement indigène en Equateur, de l’absence de perspectives…

L’auteur aborde aussi la culture de détournement, les questions d’autonomie, les luttes contre la corruption, les profondes inégalités, la question de la morale et son lien contradictoire avec la remise en cause du capitalisme, les effets de la répression…

« Par définition, le soulèvement, action circonscrite dans le temps court, fait exploser la continuité historique et ouvre une brèche. Mais, dans le même temps, il idéalise l’inaptitude à fondre l’extraordinaire de l’insurrection dans l’ordinaire de nos vies quotidiennes ». Frédéric Thomas interroge les sens du mot d’ordre de transition, les continuités et les éléments de rupture, la charge imaginaire des soulèvements et la faiblesse des élaborations théoriques ou stratégiques, « Sans minorer les contradictions et idéaliser le processus, il n’en reste pas moins que s’y nouent l’insurrection et l’autogouvernement, l’invention d’un espace (libéré), d’un temps (non linéaire) et d’institutions (autonomes) aux conditions de l’irruption événementielle et de la reproduction de la vie quotidienne dans les communautés. Soit un passage qui fait l’aller-retour entre soulèvement et transition, en esquissant le double enjeu de changer et le monde et le pouvoir »…

Il y a ici de nombreux points à discuter, auxquels j’ajoute la nécessité de lieux régionaux et internationaux pour discuter des imbrications locales spécifiques des rapports sociaux, des effets et des contraintes des constructions institutionnelles, des contradictions et de leur déplacement ou reformulation, des déclinaisons toujours historiquement ancrées de la mondialisation capitaliste, des éléments qui derrière les particuliers font sens pluriversels… et, pour construire des solidarités afin de confiner, autant que possible, les actions des institutions internationales, des gouvernements et des classes dirigeantes et de tous ceux qui défendront – jusqu’à la violence et la barbarie – leurs privilèges…

Sommaire :

ASIE

Shuddhabrata Sengupta : Inde : Les femmes de Shaheen Bagh au cœur de la contestation

Yatun Sastramidjaja : Indonésie : Evolution rhizomique d’une nouvelle résistance juvénile

MOYEN-ORIENT

Hajar AlemNicolas Dot Pouillard : Liban : La portée et les limites du « Hirak »

Zahra Ali : Irak : le civil et le populaire au cœur de la révolte

Ali Jafari, Mohammad J. Shafiei : Iran : Révoltes populaires sans lendemain et fragmentation des mouvements

AFRIQUE

Louisa Dris-Aït Hamadouche : Algérie : Le « Hirak », un soulèvement populaire et pacifique

Magdi El Gizouli : Soudan : Divisions entre les acteurs du soulèvement de 2019

AMÉRIQUE LATINE

Sabine Manigat : Haïti : Mobilisations antisystème et impasse politique

Luis Thielemann Hernández : Chili : Le soulèvement de 2019 au prisme d’un cycle de luttes et de déceptions

Raúl Zibechi : Amérique latine : L’année des « peuples en mouvement »

Je ne peux aborder l’ensemble des analyses. Je choisis subjectivement quelques éléments, en espérant que cela suscitera l’envie de lire cette riche livraison. Sans regards sur d’autres contextes et d’autres résistances, notre vision ne peut être que parcellaire et troublée…

Inde. Les protestations contre la réforme discriminante de la loi sur la citoyenneté, la place des femmes – citoyennes à part entière, les racines du mouvement, les mobilisations étudiantes, la désobéissance, la citoyenneté, « le sentiment d’appartenance à leur pays n’obéit pas à un répertoire nationaliste », des nouvelles pratiques et d’autres possibles, la démocratie fondée « sur l’abolition de la caste », les revendications à la citoyenneté est « fondée sur l’expérience nourricière et non sur un cachet sur un papier »…

En complément possible, un texte sur les mobilisations paysannes en cours, Les paysan⋅ne⋅s du monde entier s’unissent ! Ce 26 janvier, allumez une bougie en solidarité avec les paysan⋅ne⋅s de l’Inde, les-paysan⋅ne⋅s-du-monde-entier-sunissent-ce-26-janvier-allumez-une-bougie-en-solidarite-avec-les-paysan⋅ne⋅s-de-linde/

Indonésie. Les mobilisations de jeunes contre des projets de loi jugés antidémocratiques, l’utilisation des espaces numériques, la contre-narration en ligne durant la pandémie…

En complément possible, un article sur l’accaparement de l’eau par les plantations de palmiers à huile, rivieres-toxiques-la-lutte-contre-laccaparement-de-leau-par-les-plantations-de-palmiers-a-huile/

Liban. Le hirak et ses limites, la crise du régime confessionnel, « si la crise ébranle le confessionnalisme, il n’en reste pas moins qu’elle l’alimente aussi », la question du Hezbollah, la crise libanaise régionalisée et internationalisée…

En complément possible, Gilbert Achcar : L’explosion de Beyrouth n’a pas fait trembler la classe politique libanaise, lexplosion-de-beyrouth-na-pas-fait-trembler-la-classe-politique-libanaise/

Sur le Hezbollah : Joseph Daher : Le Hezbollah, défenseur du statu quo au Liban, le-hezbollah-defenseur-du-statu-quo-au-liban/ et Le Hezbollah. Un fondamentalisme religieux à l’épreuve du néolibéralismeles-pratiques-dune-orientation-favorable-au-neoliberalisme-a-la-division-confessionnelle-et-au-soutien-militaire-a-la-dictature-syrienne/

Irak. Lire l’article et l’entretien avec Zahra Ali, publié avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse. Les conditions de vie indignes, la répression, la réappropriation de l’espace public, l’opposition aux ingérences étrangères, un « nouveau pays » et une « nouvelle société civile », la mise en place d’autres « modèles d’Etat », l’auto-organisation et la gratuité, le Kurdistan, les mouvements de femmes, « À travers l’organisation collective populaire et la production d’espaces où de nouveaux codes sociaux émergent, la révolte irakienne est tout autant sociétale que politique. Les jeunes Irakiens défient les normes sociales et politiques dominantes, en ce compris les normes religieuses et de genre. Une génération crée de nouveaux imaginaires d’appartenance et de nouvelles formes d’être ensemble »…

Iran. Dix ans après le « mouvement vert » et sa répression, la force des manifestations, les mots d’ordre, la critique des ingérences régionales iraniennes, les questions nationalitaires (terme que je préfère à celui d’ethnique ; la question de l’autonomie du Kurdistan, la contestation baloutche, etc.), les protestations ouvrières, les actions de femmes contre l’obligation du port du foulard, les divisions ou les difficultés de la convergence…

Algérie. Le hirak, les slogans et revendications, la demande d’un Etat civil, la présence des femmes dont le carré féministe, les contradictions et les tensions, la légitimité des revendications, l’absence des revendications socio-économiques, la faiblesse d’un syndicalisme indépendant de l’Etat, les conditions des possibles…

Soudan. La division des acteurs/actrices du soulèvement de 2019, la « république de Kalakla », l’institutionnalisation et l’incorporation des comités, les nouvelles mobilisations…

Haïti. Les mobilisations anti-système, les protestations contre la vie chère et la corruption, la recomposition des espaces de mobilisation, le clientélisme mafieux et le contrôle de quartiers, citoyenneté et radicalité, les organisations de femmes et de féministes, la violence, « ses usages et les manipulations dont elle fait l’objet », la mainmise étasunienne, la complicité internationale…

En complément possible, Frédéric Thomas : Haïti : Le pouvoir entre massacres et impunité, haiti-le-pouvoir-entre-massacres-et-impunite/

Chili. Le soulèvement de 2019, un cycle de luttes et les récits de celles-ci, la réduction du subventionnement du gaz à usage domestique, les étudiant·es et leur endettement, le mouvement féministe, le No Más AFP, les nouvelles organisations, le populisme autoritaire, la critique de l’ordre néolibéral et de la période de la transition après la dictature…

En complément possible

Chili. Le soulèvement populaire doit ouvrir la voie à l’assemblée constituante, chili-le-soulevement-populaire-doit-ouvrir-la-voie-a-lassemblee-constituante/

Chili. Vers une nouvelle Constitution. Encore au printemps, chili-vers-une-nouvelle-constitution-encore-au-printemps/

J’ai particulièrement été intéressé par l’article de Raúl Zibechi, « le soulèvement indigène et populaire en Equateur, l’estallido (insurrection) au Chili en novembre, la série de mobilisations comme l’on en avait pas vu depuis longtemps en Colombie, les soulèvements populaires en Haïti et au Nicaragua, précédés par les journées de décembre 2017 en Argentine et de juin 2013 au Brésil », la « troisième expansion » de l’EZLN, la garde indigène communautaire « Whasek » Wichi, la récupération de 500 000 hectares par l’action directe du peuple mapuche, les mobilisations « Ni Una Menos », l’accélération des processus d’accumulation et de spoliation, la forte croissance des nouvelles droites, les expressions de protestation « indigène, noire et populaire », les question de la reconnaissance des peuples et de l’autonomie politique, l’usage des spectacles, la collectivisation des espaces publics…

En complément possible pour le sous-continent sud-américain

Les cahiers de l’antidote, n° 7, décembre 2020, les-cahiers-de-lantidote-n-7-decembre-2020/

Argentine. Percée féministe de l’année : l’IVG est légale. Histoire de 15 ans de mobilisation, argentine-percee-feministe-de-lannee-livg-est-legale-histoire-de-15-ans-de-mobilisation/

Alternatives Sud : Soulèvements populaires

CentreTricontinental et Editions Syllepse, Bruxelles et Paris  2020, 178 pages, 13 euros

https://www.syllepse.net/soulevements-populaires-_r_22_i_838.html

Didier Epsztajn

Autres numéros de la revue : revue/alternative-sud-revue/

 

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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