Une possible alternative crédible, cohérente et efficace au service de la population

« Si vous n’envisagez pas de pouvoir quitter la table des négociation, il vaut mieux ne pas vous y assoir. Si vous ne supportez pas l’idée d’arriver à une impasse, autant vous en tenir au rôle du suppliant qui implore le despote de lui accorder quelques privilèges, mais finit par accepter tout ce que le despote lui donne » (Yanis Varoufakis).

Des paroles et des actes. Ne pas discuter des politiques menées, des arguments utilisés, des possibilités ouvertes – ici par les élections – revient à se laisser enfermer dans un ordre dicté du monde par les puissants. Et pour répondre à Conversations entre adultes : dans les coulisses secrètes de l’Europe de Yanis Varoufakis, Eric Toussaint propose – dans une formulation ironique et qui annonce la couleur – de discuter d’une capitulation entres adultes

Dans son introduction, introduction-eric-toussaint-capitulation-entre-adultes-grece-2015-une-alternative-etait-possible/ , publiée avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse, l’auteur, « en contrepoint du récit de Varoufakis », exprime d’autres appréciations, un autre avis, une critique argumentée des choix opérés par Yanis Varoufakis…

« Il est essentiel de prendre le temps d’analyser la politique mise en œuvre par Yanis Varoufakis et le gouvernement d’Alexis Tsipras car, pour la première fois au 21e siècle, un parti de gauche radicale a été élu en Europe pour former un gouvernement. Moins de six mois après avoir pris ses fonctions, ce gouvernement se pliait finalement aux exigences des créanciers, renonçant de fait à mettre fin à l’austérité. Comprendre les échecs et tirer les leçons de la manière dont ce gouvernement a affronté les problèmes qu’il a rencontrés sont de la plus haute importance si on veut éviter un nouveau fiasco. Dans d’autres pays d’Europe, une majorité d’électeurs et d’électrices pourrait porter au gouvernement des forces de gauche qui promettent de rompre avec la longue nuit néolibérale et de réaliser de profonds changements. Des explosions sociales de grande ampleur peuvent aussi déboucher sur l’arrivée de forces de gauche radicale au gouvernement. Même là où les chances d’arriver au gouvernement sont très limitées, il est fondamental de présenter un programme cohérent de mesures qui devraient être prises par un gouvernement aussi fidèle au peuple que le sont les gouvernants actuels à l’égard du grand capital. Il est également nécessaire de proposer une stratégie pour affronter les ennemis du changement et de l’émancipation ».

Je ne vais pas revenir sur le déroulé de cette histoire et les différentes analyses proposées tant par l’ancien ministre des finances que par Eric Toussaint.

Je me propose de souligner certains points – bien argumentés par l’auteur du livre – et en m’éloignant de l’objet du livre, d’indiquer d’autres points qui mériteraient d’être travaillés.

Comment un programme élaboré et présenté aux électeurs et électrices peut-il être mis en place ? Comment des élu·es et un gouvernement peuvent-iels restituer et rendre compte des possibles écarts entre les propositions et les politiques menées ? Comment sont rendues publiques les négociations avec les instances européennes ?

Comment favoriser l’auto-organisation des populations, leurs actions propres, condition de l’amélioration des rapports de force ? Comment rechercher le soutien des populations des autres Etats européens ?

Dit autrement, de quel point de vue sont énoncés les propositions, discutées les actions gouvernementales ?

Poser ou ne pas poser ces questions, et d’autres, relève d’une divergence fondamentale entre celleux qui pensent qu’une politique gouvernementale suffit en soi et que les programmes électoraux n’ont qu’une valeur très indicative et celleux qui font de l’action politique des populations une condition des possibles, y compris gouvernementaux.

Eric Toussaint met l’accent, entre autres, sur le fonctionnement en petit comité « dans le dos de son propre parti » choisi par Alexis Tsipras, le refus de faire appel « à la mobilisation populaire afin de mettre en pratique le programme politique radical sur lequel il s’était fait élire », le choix d’un ministre des finances opposé au programme de Thessalonique…

L’auteur souligne la diplomatie du secret, l’absence de détermination « à passer à l’action si les créanciers ne faisaient pas de concession », le refus de faire « appel au soutien des populations d’Europe et d’ailleurs ». Il propose, à partir des écrits mêmes de Yanis Varoufakis, une analyse de l’« orientation politico-économique mise en pratique », de la différence entre arrivée au gouvernement et détention du pouvoir. Il insiste sur l’auto-organisation populaire, « son auto-activité dans la sphère publique et sur les lieux de travail sont des conditions sine qua non à l’ensemble du processus », sur la relation « interactive entre un gouvernement de gauche et le peuple »…

Eric Toussaint détaille les propositions de Yanis Varoufakis et pourquoi celles-ci menaient à l’échec. Il aborde le récit discutable des origines de la crise grecque, la falsification des statistiques, les relations avec « l’élite politique grecque », l’opposition au programme électoral de Syriza, l’hypothétique plan B, le sauvetage des banques françaises et allemandes, la mise en place d’une orientation contradictoire à celle adoptée de manière collective au sein de Syriza et socle de son élection, les politiques agressives de la BCE, l’étau de la dette, la composition et le fonctionnement de l’Eurogroupe, la primauté du mémorandum « par rapport aux mesures proposées par le gouvernement grec », le référendum, « C’est une trahison du verdict populaire d’autant plus manifeste qu’il avait juré publiquement de respecter le résultat du référendum, quel qu’il soit »…

L’audit citoyen de la dette, les caractérisations de celle-ci comme illégitime et odieuse, la nécessité d’une suspension des paiements et d’une annulation sont particulièrement développées. Au-delà du livre, je renvoie aux autres ouvrages indispensables de l’auteur sur les dettes, les banques…

Eric Toussaint met en avant des initiatives et des propositions qui auraient pu être développées. Ces mesures concrètes, ces possibles sont indispensables pour comprendre les renoncements, la capitulation. De ce point de vue, le dernier chapitre devrait être largement discuté, en particulier les initiatives de désobéissance…

« Accablée par une dette qui dépasse toujours 170% du produit intérieur brut, la Grèce reste sous une sorte de mandat de protectorat dissimulé derrière des apparences de souveraineté. Néanmoins le peuple n’a pas dit son dernier mot. »

En complément, je voudrais aborder quelques autres points.

Le premier concerne l’idée de majorité. Si le gouvernement d’Alexis Tsipras a bien une légitimité électorale pour déployer la politique qu’il avait annoncé – et cette légitimité est renforcée par le résultat du referendum – il n’a cependant pas recueilli la majorité des voix des citoyen·es. L’écart entre une majorité parlementaire et un pourcentage de voix exprimées ou d’inscrit·es est un problème démocratique en soi. Le résoudre passe par un processus constituant qui ne peut que prendre du temps.

Le second point est en parti discuté par Eric Toussaint à propos du peu d’intérêt manifesté pour l’audit de la dette par une partie de la gauche (interne ou externe) de Syriza. Il conviendrait d’analyser les propositions ou l’absence de proposition, le sectarisme hallucinant des différents groupes.

Le troisième point concerne les mobilisations ou plus exactement le temps des attentes ou des replis, la faible conscience internationaliste en France et en Allemagne. Il peut y avoir discordance entre les souhaitables et les possibles. Comment gérer le temps raccourci des rapports de force et celui plus élastique des interventions populaires ?

Enfin, et les délires nationalistes autour du nom même de Macédoine en sont une parfaite illustration, la question nationale et des minorités nationales ne me semble pas avoir été saisie (c’est un euphémisme) dans toute sa complexité…

Eric Toussaint : Capitulation entre adultes

Grèce 2015 : une alternative était possible

Editions Syllepse, Paris 2020, 224 pages, 18 euros

https://www.syllepse.net/capitulation-entre-adultes-_r_22_i_808.html

Didier Epsztajn


En complément, une autre lecture

Retour à Athènes

Les éditions Syllepse avaient programmé la sortie de l’ouvrage d’Éric Toussaint – « Capitulation entre adultes » (1) – pour le mois de mars 2020. Depuis, nous avons connu le confinement, la fermeture des librairies, l’absence d’activités publiques militantes qui, bien souvent, sont autant d’occasions… d’acheter des livres.

Les notes qui suivent visent donc essentiellement à convaincre que ce livre constitue une contribution essentielle aux débats qui traversent la gauche et que, en conséquence, il est possible et même indispensable de l’acheter et, surtout, de le lire !

Un brin provocateur, le titre indique bien l’objectif premier de l’entreprise : fournir une réponse critique argumentée à « Conversations en adultes » (2) l’ouvrage écrit par Yannis Varoufakis et qui a inspiré le récent film éponyme (3) réalisé par Constantin Costa-Gavras. Ces deux documents – le livre de Varoufakis et le film de Costa-Gavras – possèdent d’indéniables qualités, à commencer par la manière vivante dont ils donnent à voir ce qu’a été la manière scandaleuse dont les « institutions » – c’est l’autre nom utilisé pour désigner la « Troïka » constituée par l’Union européenne (UE), le Fonds Monétaire International (FMI) et la Banque centrale européenne (BCE) – ont traité la Grèce avant comme après l’accession au pouvoir, en janvier 2015, du gouvernement d’Alexis Tsipras. A tel point que l’on hésite quant à savoir ce qui a été le plus abject : la brutalité et l’incroyable arrogance allemande incarnées jusqu’à la caricature par Wolfgang Schäuble – le Ministre allemand des finances – ou l’hypocrisie et de la duplicité française qu’illustre si bien Michel Sapin, capable d’abonder en privé dans le sens de Varoufakis et, quelques minutes plus tard, de le clouer au pilori en public, lors de la conférence de presse qui suit leur rencontre.

Démonter les mécanismes de la capitulation

Le livre de Varoufakis et le film de Costa-Gavras ont néanmoins l’inconvénient majeur de présenter une version extrêmement partielle et partiale des évènements, version qui a surtout pour fonction de faire la part belle au rôle joué par Yannis Varoufakis. Ce dernier a été débarqué par Tsipras en juillet 2015 et a voté contre le troisième mémorandum. Ce qui, naturellement, constitue un acte politique important à porter à son crédit. Il cherche donc, par son récit, à montrer qu’il a cristallisé la haine de la Troïka pour le peuple grec, ce qui est vrai. Mais aussi qu’il est « tombé à gauche », voire qu’il incarnait une alternative aux capitulations de Tsipras. Ce qui est beaucoup plus discutable.

Le premier intérêt de l’ouvrage d’Éric Toussaint tient donc à son aspect démythificateur et à sa dimension de « déconstruction » du récit de Varoufakis : la politique préconisée et mise en œuvre par Yannis Varoufakis a pavé le chemin qui conduisait à la capitulation de Tsipras devant l’Union européenne, en juillet 2015. Pour en établir la démonstration rigoureuse E. Toussaint part systématiquement du récit de Varoufakis pour le déconstruire. Il restitue chaque épisode de la « descente aux enfers » qu’ont été les négociations avec l’Union européenne, les resitue dans le contexte mouvant de l’époque, et démonte la logique sous-jacente à chaque recul politique qui prépare le suivant jusqu’à la catastrophe finale.

Un autre mérite de « Capitulation entre adultes » est de permettre aux lecteurs et aux lectrices de s’extraire des explications conjoncturelles et de rappeler que, dès avant la victoire de Syriza, Yannis Varoufakis était opposé sur le fond aux différents programmes adoptés par Syriza et portés lors des campagnes électorales de juin 2012 et janvier 2015 (programme de Thessalonique). Par la suite, il n’a eu de cesse, avec la complicité de l’équipe restreinte autour de Tsipras, d’organiser le contournement des décisions adoptées démocratiquement par les militants et les militantes de ce qui était alors authentiquement la « coalition de la gauche radicale », et validées par les électeurs.

Ce contournement ne constitue pas seulement un scandale démocratique : il a en effet débouché sur la mise en œuvre pratique d’une politique – essentiellement une politique de négociation – dont Varoufakis pensait qu’elle pouvait permettre de se concilier l’Union européenne, grâce à sa modération et à son caractère « raisonnable ». Selon E. Toussaint, le noyau dur de cette illusion politique est la manière de traiter la question de la dette et la croyance (naïve ?) que faire des propositions modérées et raisonnables permettrait de convaincre la Troïka. Alors même que « l’énorme dette grecque constitue fondamentalement l’arme utilisée par les créanciers publics pour faire de la Grèce un exemple de ce qu’il en coûte de prétendre résister au rouleau compresseur néolibéral et, bien sûr, pour imposer aux travailleurs grecs une réduction brutale de leurs droits ».

On comprend mieux dès lors la place centrale qu’ont pris les travaux de la Commission pour la vérité sur la dette publique grecque. Cette commission – qui faisait partie du programme de Syriza – a été voulue par la Présidente du Parlement grec Zoe Konstantopoulo et mise en place en avril 2015, malgré les réticences de la garde rapprochée d’Alexis Tsipras. Son animation a été confiée à Éric Toussaint (4). Ce dernier relève d’ailleurs que Yannis Varoufakis n’évoque pas une seule fois la Commission dans les 500 pages que compte son témoignage ! En effet, la simple existence de cette commission – pour ne rien dire du résultat de ses travaux – constituait un casus belli pour la Troïka et les gouvernements européens : l’un de ses objectifs avoués était de « distinguer la part légale et la part illégitime, odieuse et insoutenable de la dette grecque avant 2015 ». Autant de prétentions inadmissibles pour ces institutions puisqu’elles ouvraient la voie à un refus de rembourser une partie de la dette. Et constituaient éventuellement une source d’inspiration pour d’autres peuples européens…

Reprendre systématiquement – en le corrigeant ! – le récit de Varoufakis permet de retracer les différentes « étapes du chemin de croix » qui a été celui du peuple grec, pavé de renoncements et d’occasions perdues. De ce point de vue, l’accord du 20 février 2015 entre le gouvernement grec et la Troïka constitue sans nul doute le point de bascule de la situation grecque : la Troïka fixe le cadre non modifiable des négociations ; ce cadre est intrinsèquement contradictoire avec les promesses électorales de Syriza. La suite de l’histoire est alors écrite (5): les négociations s’éternisent. L’Eurogroupe se refuse à toute concession. Réunion de crise après réunion de crise, les propositions des négociateurs grecs qui s’éloignent de plus en plus de leurs promesses électorales se heurtent au mur de l’intransigeance européenne. Dans ses discours intégralement mensongers, l’Union européenne prétend vouloir « sauver la Grèce ». Mais son seul objectif depuis le début est de la punir d’avoir mal voté et d’obtenir une capitulation destinée à montrer aux autres peuples européens ce qu’il en coûte de défier l’oligarchie. On connaît la suite : comme les négociations n’avancent pas et que les exigences de la Troïka sont toujours plus inacceptables, Tsipras et sa garde rapprochée cherchent une porte de sortie. Ce sera l’annonce du référendum. Avec une ambiguïté maintenue quant à l’intention de ses promoteurs : espéraient-ils la victoire du « Non » (aux exigences de l’Eurogroupe) pour poursuivre les négociations avec un meilleur rapport de forces ou une victoire du « Oui » afin de justifier leur capitulation ? Toujours est-il que la réaction de la Troïka a été extrêmement violente : indignation devant l’idée même de consulter le peuple, menaces diverses dont celle d’expulser la Grèce de l’euro, gel des liquidités qui obligera les banques grecques à fermer et le gouvernement à limiter les retraits (6). Face à ses agressions et alors même que la perspective du référendum contribue à remobiliser en profondeur, l’état-major de Syriza est loin de s’investir dans la campagne du « Non ». Malgré tous ces obstacles, l’esprit de résistance continue de souffler : dans un véritable sursaut de dignité, le « Non » – « Oxi » – l’emporte à 62%. Ce qui n’empêchera pas la capitulation : le gouvernement Syriza élu pour en finir avec la « politique des mémorandums » va signer et mettre en œuvre le troisième mémorandum.

Une alternative possible ?

Le chapitre conclusif s’attache à montrer qu’une autre politique était possible : « à chaque étape, il y avait une option alternative qui aurait dû être mise en pratique car ce qui s’est passé n’était pas inéluctable ». C’est, naturellement, la dimension la plus délicate du livre et celle qui devrait susciter le plus de discussions. Mais ces débuts sont utiles. En effet, l’on peut espérer qu’à nouveau, à la faveur des crises et des mobilisations, un mouvement ou une coalition de gauche radicale soit en mesure de constituer dans un pays européen un gouvernement anti-austérité. Tirer jusqu’au bout les leçons de l’expérience grecque de 2015 est indispensable si l’on ne veut pas retomber dans les mêmes ornières.

De ce point de vue, Éric Toussaint est tout à fait convaincant lorsqu’il met en parallèle ce qu’a vraiment fait – et n’a pas fait – le gouvernement Tsipras de janvier à juillet 2015, avec les mesures unilatérales qu’il aurait dû prendre, à commencer par l’annulation des principales mesures prises par les gouvernements précédents et la suspension du remboursement de la dette. Les mesures rappelées n’ont rien de bien original : elles n’auraient jamais été que l’application d’ailleurs du programme de Syriza et, de fait, la mise en œuvre du mandat que le gouvernement Tsipras avait reçu des électeurs et des électrices lors du scrutin de janvier 2015. Et encore à nouveau lors du référendum du 5 juillet 2015. Naturellement, personne ne peut prétendre que la mise en œuvre de ce programme aurait été aisée ni que le succès était garanti. Et Éric Toussaint ne le prétend pas ! Mais la voie choisie conduisait elle, à coup sûr, à l’échec et à l’augmentation des souffrances du peuple grec…

Deux considérations méritent d’être discutées plus avant : le problème des mobilisations populaires et celui de la sortie – ou de l’expulsion – de l’Union européenne et/ou de l’euro.

Questions ouvertes

Concernant le premier point, à plusieurs reprises, l’ouvrage souligne que certaines mesures – à commencer par la suspension du remboursement de la dette – étaient justifiées non seulement parce qu’elles étaient absolument légitimes mais aussi parce qu’elles étaient susceptibles de nourrir des mobilisations populaires, en Grèce comme à l’étranger, notamment dans certains pays européens. C’était, bien sûr, une voie – la voie ? – à explorer. En même temps, il importe d’être lucides sur ce qu’étaient réellement ces capacités de mobilisations. De l’adoption du premier mémorandum en 2010 jusqu’à la victoire électorale de Syriza en janvier 2015, le peuple grec a subi une vague d’attaques extrêmement brutales contre ses conditions d’existence. Et il a manifesté des ressources de combattivité et de résistance tout à fait extraordinaires, à travers au moins une quinzaine de grèves générales massives puis lors du mouvement d’occupation des places. Autant de manifestations spectaculaires… qui se sont heurtées à l’intransigeance de la classe dirigeante grecque et de la Troïka. Du coup, le vote de janvier 2015 en faveur de Syriza peut apparaître comme le « débouché politique » de plusieurs années de mobilisations. Mais aussi comme l’espoir (ou l’illusion ?) d’obtenir dans les urnes ce que l’on n’a pas pu obtenir dans les grèves et les manifestations. C’est à l’aune de cette ambiguïté qu’il importe d’apprécier les possibilités de mobilisation populaire en Grèce même. Pour autant, le résultat du référendum de juillet 2015 montre plutôt qu’il existait dans le tréfonds des couches populaires grecques des réserves de mobilisation…

Quant aux mobilisations dans les autres pays européens, à commencer par ceux qui ont joué le plus grand rôle dans la tragédie grecque – l’Allemagne et la France – pour faire pression sur leurs gouvernements respectifs et desserrer l’étau étranglant le peuple grec, d’éventuelles mesures de rupture prises par le gouvernement Syriza auraient créé des meilleures conditions pour leur émergence. Mais dans l’état calamiteux qui était – et est encore – celui du mouvement ouvrier européen, de telles mesures ne garantissaient pas ces mobilisations.

Reste enfin l’épineuse question des rapports à l’Union européenne et à l’euro. Inutile de se le cacher : cette question divise profondément la gauche radicale européenne. Les principales options opposées qui la traversent – culte de la sortie de l’Union européenne comme solution miracle ou, à l’inverse, croyance infondée dans sa fort improbable démocratisation – sont autant d’impasses. Le soutien assez catastrophique – même s’il a finalement eu assez peu d’impact … – de l’extrême gauche britannique (7) au Brexit illustre assez bien la première impasse. Comme l’expérience grecque de 2015 illustre l’impasse européiste : ne pas envisager la sortie et/ou tout faire pour éviter que la question se pose – ce qui a inspiré la politique de Tsipras, mais aussi celle de Varoufakis – conduisait inéluctablement à la capitulation. Comme le rappelle Éric Toussaint, « si Tsipras avait commencé à appliquer son programme en mettant en œuvre les mesures mentionnées ci-dessus, les instances européennes auraient poussé la Grèce vers la sortie de la zone euro. Pour beaucoup moins que cela, elles ont menacé la Grèce d’une sortie de la zone euro. Il est clair également que le gouvernement grec, face aux actions agressives des instances européennes, devait se préparer à la sortie de la zone euro et au retour à une monnaie souveraine ».

Il indique quelques pistes possibles qu’il aurait été possible d’emprunter dans cette perspective, à commencer par l’utilisation des « billets en euros en les estampillant pour les différencier des euros (des billets en euros encore inutilisés étaient disponibles dans les coffres de la Banque de Grèce et de ses agences régionales pour un montant de 16 milliards d’euros et, détail intéressant, tous les billets de 10 euros étaient imprimés en Grèce en 2015) » (8). Il y a bien eu, dans l’entourage de Varoufakis, des réflexions sur la mise sur pied d’une « monnaie parallèle ». Mais, en définitive, dans ce domaine comme dans tant d’autres, c’est la volonté politique qui a fait défaut.

A l’inverse, pour la gauche radicale, il importe de partir de ce qui a été au fondement de la crise grecque et de l’expérience décevante de Syriza : « L’Union européenne constitue aujourd’hui non seulement l’une des avant-gardes mondiales du néolibéralisme, mais aussi un ensemble d’institutions irréformables, c’est pourquoi une gauche de transformation sociale ne peut plus être crédible et réaliste sans mettre au cœur de sa stratégie la rupture avec les traités et les institutions de l’Union européenne ».

C’est là un débat essentiel que nourrit efficacement l’ouvrage d’Éric Toussaint.

François Coustal

Notes

(1) Éric Toussaint, « Capitulation entre adultes, Grèce 2015 : une alternative était possible », Editions Syllepse, Février 2020.

(2) Yannis Varoufakis, « Conversation entre adultes, dans les coulisses secrètes de l’Europe », Editions Les liens qui libèrent, Octobre 2017

(3) Adults in the room, réalisateur : Constantin Costa-Gavras, Novembre 2019

(4) Militant marxiste révolutionnaire belge, Éric Toussaint est le fondateur et principal animateur du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes, autrefois dénommé Comité pour l’annulation de la dette du tiers monde (CADTM). Il a également été membre de la Commission d’audit intégral de la dette de l’Équateur, mise en place en 2007 par le président Rafael Correa.

(5) Même si Éric Toussaint prend bien soin d’indiquer qu’à chaque étape il était possible de redresser la barre et de renouer avec les promesses de Syriza et l’espoir qu’elles avaient suscité.

(6) Cette limitation des retraits ne s’appliquait qu’aux ressortissants grecs et ne concernait pas les touristes qui pouvaient continuer à retirer des euros sans restriction.

(7) Ce soutien au Lexit – un Brexit « de gauche » – a été le fait des composantes les plus importantes de l’extrême gauche (Socialist Party, SWP, Counterfire). Mais pas de Socialist Resistance (IV° Internationale), ni de Left Unity ou du Scottish Socialist Party.

(8) L’analogie historique est un procédé risqué, à employer avec prudence et modération. Pour autant, celles et ceux qui s’intéressent passionnément à l’histoire du mouvement ouvrier ne peuvent manquer de se souvenir d’un précédent historique, celui de la Commune de Paris se refusant à prendre le contrôle de la Banque de France et de ses réserves…

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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