Couper la mèche qui brule avant que l’étincelle n’atteigne la dynamite

Pour commencer, relire Thèse IX de Sur le concept d’histoire.

« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule « Angelus Novus ». Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe de son regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. »

J’ai eu la chance de découvrir jeune ce texte. Certes mes premières lectures furent emplies de confusion. Reste une ombre portée, comme un sourire permanent de l’ange, sur l’appréhension d’autres analyses au fil du temps…

Les textes proposés par Michael Löwy, permettent de réfléchir, entre autres, sur la mémoire historique des luttes et des défaites, « l’appel à l’action rédemptrice des opprimés, inséparablement sociale, politique, culturelle, morale, spirituelle, théologique », les possibles réinterprétations du marxisme, la révolution « un frein d’urgence » d’un monde qui court à sa perte, une « composante explosive » d’une alchimie philosophique, les aspects religieux du capitalisme et le culte fétichiste de la marchandise, le temps sans trêve et sans merci, la substitution de l’avoir à l’être, l’inspiration romantique, l’idéologie du progrès, l’idéalisation du travail industriel, le temps vide et linéaire, « Au soir du premier jour de combat, on vit en plusieurs endroits de Paris, au même moment et sans concertation, des gens tirer sur les horloges » (WB à propos d’un épisode de juillet 1830), la charge subversive d’un certain messianisme, ce que révèle le moindre instant en termes de potentialité révolutionnaire (la prise en compte des contradictions dans chaque situation historique), le surréalisme, « Procurer à la révolution les forces de l’ivresse, c’est à quoi tend le surréalisme en tous ses écrits et toutes ses entreprises. On peut dire que c’est sa tâche la plus propre » (WB), les potentialités libertaires, les détours par le passé pour des avenirs nouveaux, les alliages alchimiques de substances distillées…

L’auteur aborde aussi l’espace urbain, les barricades, « expression matérielle, visible dans l’espace urbain, de la révolte des opprimés au XIXe siècle, de la lutte de classes du coté des couches subalternes », l’interruption révolutionnaire du cours ordinaire, le rôle des femmes dans les combats de barricades, la répression des soulèvements populaires, le caractère destructeur des travaux entrepris par Georges Eugène Haussmann, « la dimension politique de l’urbanisation impériale », la destruction des quartiers populaires, la modernité capitaliste, « son caractère homogénéisateur, sa répétition infinie du même, sous couleur de « nouveauté », son effacement de l’expérience collective et de la mémoire du passé », le pouvoir des classes dominantes, « Les puissants veulent maintenir leur position par le sang (la police), par la ruse (la mode), par la magie (le faste) » (WB)…

Le fascisme et sa compréhension, l’esthétisation fasciste de la politique, la modernité du fascisme, « sa relation intime avec la société industrielle/capitaliste contemporaine », le pacte Molotov-Ribbentrop…

Michael Löwy revient sur l’automate joueur d’échecs, le nain caché, le matérialisme historique et la théologie. Il y a bien dans cette allégorie plus qu’une simple matière à penser…

Ecrire l’histoire « à rebrousse poil », c’est-à-dire du point de vue des vaincu·es, les documents qui sont aussi ceux de la barbarie, le refus des héros officiels, ce que le passé peut nous dire pour nos futurs, la « découverte » comme catastrophe…

« Marx a dit que les révolutions sont la locomotive de l’histoire mondiale. Peut-être que les choses se présentent autrement. Il se peut que les révolutions soient l’acte par lequel l’humanité qui voyage dans le train tire les freins d’urgence » (WB)

Une nouvelle invitation à (re)lire les œuvres de Walter Benjamin. 

« chaque seconde est la porte étroite par laquelle peut venir le salut »·(WB)

Pour les plus « novices », je ne peux que conseiller les trois tomes des écrits de W. Benjamin en Folio Essais, les livres de Gershom Scholem (Walter Benjamin, histoire d’une amitié, Presses Pocket ; Benjamin et son ange, Rivages poche) et les ouvrages de Daniel Bensaid (Walter Benjamin, sentinelle messianique, Plon 1990), de Michael Lowy (Rédemption et Utopie, le judaïsme libertaire en Europe centrale, PUF 1988 ; Walter Benjamin : Avertissement d’incendie, PUF 2001) de Stéphane Mosès (L’ange de l’histoire : Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Seuil 1992) et le malheureusement inachevé ouvrage de Jean-Michel Palmier : Walter Benjamin. Le chiffonnier, l’Ange et le petit Bossu. Esthétique et politique chez Walter Benjamin, Kmincksieck 2006 : Éloge d’une lecture

 

Michael Löwy : La révolution est le frein d’urgence

Essais sur Walter Benjamin

Philosophie imaginaire – éditions de l’éclat, Paris 2019, 168 pages, 18 euros

Didier Epsztajn


De l’auteur :

Préface « Le Kurdistan libertaire nous concerne ! » à l’ouvrage collectif : La commune de Rojava. L’alternative kurde à l’Etat-nationpreface-de-michael-lowy-le-kurdistan-libertaire-nous-concerne-a-louvrage-collectif-la-commune-de-rojava-lalternative-kurde-a-letat-nation/

Temps messianique et historicité révolutionnaire chez Walter Benjaminvertigineux-champ-des-possibles-et-vaste-arborescence-des-alternatives/

La cage d’acier. Max Weber et le marxisme wébérienrelation-interne-riche-et-significative-entre-deux-configurations/

Ouvrage coordonné par Michael Löwy : « Max Weber et les paradoxes de la modernité », Des approches interrogatives sur une pensée de la modernité 

Article « Max Weber, capitalisme et liberté – « Stahlhartes Gehäuse » : l’allégorie de la cage d’acier » publié sur le site Europe solidaire sans frontières [Europe Solidaire Sans Frontières] Max Weber, capitalisme et liberté – « Stahlhartes Gehäuse » : l’allégorie de la cage d’acier

EcosocialismeL’alternative radicale à la catastrophe écologique capitalisteRefuser le dilemme entre une belle mort radioactive et une lente asphyxie due au réchauffement global

Les aventures de Karl Marx contre le baron de Münchhausen. Introduction à une sociologie critique de la connaissanceLes catégories de pensée impensées qui délimitent le pensable et prédéterminent le pensé

Préface à la réédition « Les aventures de Karl Marx contre le Baron de Münchhausen. Introduction à une sociologie de la connaissance »preface-a-la-reedition-du-livre-de-michael-lowy-les-aventures-de-karl-marx-contre-le-baron-de-munchhausen-introduction-a-une-sociologie-de-la-connaissance/

Juifs hétérodoxes. Romantisme, messianisme, utopieNe pas faire l’économie d’une excursion par les sentiers de l’utopie

Avec Erwan Dianteill : Sociologies et religion. Approches insolitesTransgression de barrières disciplinaires

Avec Erwan Dianteill : Le sacré fictif Sociologies et religion : approches littérairesil-ne-sagit-pas-dattendre-mais-par-laction-rebelle-de-hater-le-millenium/

Grèce : l’antisémitisme fait-il la loi ? Un marxiste juif « accusé » par les néo-nazisresolution-of-solidarity-complete-par-un-texte-de-michael-lowy/

A lire aussi : Sous la direction de Vincent Delecroix et Erwan Dianteill : Cartographie de l’utopie. L’œuvre indisciplinée de Michael LöwyDieux et démons cachés sans nécessité dans le hasard objectif

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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