[31] Solidarité avec la résistance des ukrainien·nes. Retrait immédiat et sans condition des troupes russes [31] 

  • Déclaration complémentaire du comité de solidarité avec le peuple ukrainien et avec les opposant·e·s russes à la guerre
  • L’appel de 175 lauréats du Prix Nobel pour l’Ukraine
  • Claude Serfati : L’ère des impérialismes continue : la preuve par Poutine
  • Joe Daher : Résistance armée et livraison d’armes en débat
  • Le syndicaliste Bouketov sur la guerre et le monde syndical russe : « Tout s’écroule. C’est à cause de l’agression de Poutine »
  • Mise-à-jour sur le convoi Tournesol
  • Svetlana Erpyleva : Attitudes différenciées et évolutives de Russes qui soutiennent la guerre contre l’Ukraine
  • Stanley Heller : Une sévère critique de la position de Chomsky sur l’Ukraine
  • La CGT exige la libération immédiate d’Alexandre Yaroshuk !
  • Arrestation de dirigeants syndicaux au Belarus
  • Guerre et racisme. Opposons-nous au tri raciste entre les réfugiés en provenance d’Ukraine !
  • De la Syrie à l’Ukraine : l’ombre du campisme
  • La botte russe, une menace pour l’édition ukrainienne. Déclaration des éditions Medusa (Kyiv) et Syllepse (Paris)
  • Liens avec autres textes

Déclaration complémentaire du comité de solidarité avec le peuple ukrainien et avec les opposant·e·s russes à la guerre

Adoptée à Lausanne le 12 avril 2022

Le 1er mars, le Comité de solidarité avec les peuples de l’Ukraine et avec les opposant·e·s russes à la guerre adoptait sa déclaration de fondation. Alors que la guerre approche de son deuxième mois, il a décidé d’y apporter les compléments suivants.

1. Pour un accueil de toutes et tous, quel que soit leur statut !

Nous condamnons les saillies racistes et les constructions de hiérarchies de type xénophobes dans le contexte de la fuite de 4 millions d’Ukrainien·nes de leur pays envahi par la Russie. La reconnaissance de droits, tels que le regroupement familial, la liberté de travailler et de circuler, doivent s’appliquer à toutes et à tous.

Nous condamnons les instrumentalisations, la création de pénuries artificielles dans les centres d’accueil ou encore des situations où certaines catégories seraient favorisées au détriment d’autres : les moyens existent pour assurer à toutes et tous les exilé·e·s des conditions d’existence dignes dans ce pays. De surcroît, les indemnités mensuelles doivent être augmentées : elles sont bien en deçà du seuil officiel de pauvreté !

Si les Ukrainien·nes bénéficient de mesures rarement appliquées, cela ne fait que souligner le fait intolérable que depuis des décennies les pratiques des États se sont bornées à la « gestion de flux » au détriment du respect des droits humains.

Il serait cependant erroné de croire qu’il y ait quelque chose d’acquis en ce qui concerne la défense des droits des réfugié·e·s, y compris ukrainien·nes. Les dizaines de milliers d’Ukrainiennes travaillant dans le secteur des soins, en particulier dans le Sud de l’Europe, tout comme les dizaines de milliers d’autres travaillant dans l’agriculture en Europe de l’Est avant la guerre, pour ne mentionner que deux exemples, montrent que de nombreux combats nous attendent ici comme partout en Europe pour la défense de l’égalité et des droits de toutes et tous !

2. Pour un contrôle des prix sur les matières premières – pour des mesures sociales financées par la taxation des hauts revenus ! 

Près du tiers des céréales commercialisées dans le monde ces dernières années étaient produites en Russie et en Ukraine. Alors que les prix subissaient déjà une hausse importante, une pénurie est à craindre. De nombreux pays du Sud de la Méditerranée dépendent pour 40 à 80% de leurs importations de la Russie et de l’Ukraine.

À cette situation précaire s’ajoutent les situations de famine dans de nombreux pays, en particulier le Yémen, l’Afghanistan, Haïti, le Nigéria, plusieurs pays de l’est de l’Afrique. La hausse des prix est démultipliée par la spéculation sur ces produits, menaçant gravement la souveraineté alimentaire des populations et précarisant l’ensemble des classes laborieuses et paupérisées de la planète.

En raison de la présence en Suisse d’importantes firmes dont l’activité principale est celle du « trading des matières premières », il est de notre responsabilité d’agir ici et de revendiquer un contrôle des prix !

Les effets sociaux et économiques de la guerre vont cependant bien au-delà. Nous ne pouvons être en deçà du Financial Times qui, dans un éditorial du 5 mars 2022, soulignait la nécessité d’introduire « une certaine mesure de solidarité nationale » en faveur des plus fragilisés en taxant les hauts revenus. En Suisse, des mesures concrètes doivent être prises en ce sens !

3. Pour l’extension des sanctions… et leur application ! 

Après quelques jours d’hésitations, le Conseil fédéral s’est finalement rallié aux sanctions décidées par l’Union européenne. Au-delà de félicitations médiatiques bruyantes, la réalité concrète montre que le cœur n’y est pas vraiment. Application minimaliste, absence de recherche active, mauvaise volonté des administrations fiscales cantonales, trous dans la législation sur les activités bancaires : tout est fait pour ne pas trop gêner les oligarques russes et leurs représentant·e·s helvétiques. Du reste, leurs biens ne sont non pas confisqué ou expropriés, mais simplement gelés. Ce gel ne s’applique qu’à une – très – faible proportion de la totalité des avoirs. Les oligarques peuvent donc continuer à en jouir, inviter leurs amis et connaissances dans leurs somptueuses propriétés et faire la fête alors que les bombes tombent sur l’Ukraine. L’application et l’extension des sanctions visant les avoirs de personnes et de firmes liées au régime de Poutine doit se traduire par des mesures fermes !

4. Pour la constitution d’un fonds de reconstruction et pour la poursuite des criminels de guerre !

En quelques semaines de guerre, les destructions en Ukraine sont déjà immenses. Un fonds pour la reconstruction doit être mis sur pied, alimenté, entre autres, par une expropriation des avoirs de personnes liées au régime. Une part de ce fonds doit être réservée à destination des victimes des attaques aériennes en Syrie ainsi qu’à celles des supplétifs des tristement célèbres « commandos Wagner », au Mali ou ailleurs. La Suisse doit participer à la constitution de ce fonds. Elle doit aussi soutenir la documentation et l’établissement des faits en matière de crimes de guerre ainsi que participer à la poursuite de leurs responsables.

La reconstruction en Ukraine doit non seulement restaurer les infrastructures et les logements, mais elle doit aussi tenir compte des nombreux traumas et de la prise en charge des victimes. Des critères de justice sociale et de genre, la sauvegarde des libertés publiques et des droits syndicaux doivent s’appliquer dans le cadre de ce processus, de façon à ce qu’il favorise la démocratie et l’égalité !

5. Pour la dénucléarisation du monde ! 

La traversée de la zone interdite autour de Tchernobyl par les armées russes dans les premières heures de l’invasion, le déroulement de combats à proximité de réacteurs nucléaires, en particulier près de Zaporijjia, font planer le risque d’un nouveau désastre nucléaire de grande ampleur, après ceux de 1986 et de 2011.

Outre le nucléaire civil, les rodomontades du régime Poutine, les haussements de ton dans certaines chancelleries sont un cruel rappel d’un autre héritage de la guerre froide, celui des arsenaux nucléaires. Il est urgent de combiner notre lutte contre la guerre avec la nécessité de réactiver un mouvement contre le nucléaire, civil et militaire. Le plus urgent est d’appeler à un démantèlement des ogives nucléaires partout dans le monde, sans condition !

6. Les énergies fossiles tuent aussi ! – Pour un décrochage avec les énergies fossiles !

Chaque jour, des centaines de millions sont versés aux firmes énergétiques russes, en particulier Gazprom, pour l’achat d’hydrocarbures et de gaz. Alors que plus du tiers du budget de la Fédération de Russie est alimenté par la vente des énergies, cette situation d’interdépendance a pour effet de financer directement l’effort de guerre. Des firmes ayant siège ou succursale en Suisse – en particulier à Genève et à Zoug – telles que Gunvor, Vitol, Trafigura et Glencore jouent un rôle clé dans ces exportations. Leurs activités doivent être soumises au contrôle des pouvoirs publics et sévèrement réglementées !

Dans un monde littéralement en surchauffe, il n’y a plus d’échappatoire. La recherche d’alternative aux énergies fossiles russes ne peut prendre la direction de nouvelles fuites en avant, comme celle d’accroître l’extraction de gaz et de pétrole de schiste ou la mise en exploitation de nouvelles ressources d’énergies fossiles : elles doivent rester dans le sol, pour notre survie à toutes et tous ! Des mesures concrètes et rapides peuvent être mises en œuvre immédiatement : soutien massif aux transports publics, limitation des vols aériens et de l’usage des véhicules en ville, rationnement de l’usage des énergies accompagné de mesures sociales pour les populations les plus frappées par les effets de la guerre et les hausses de coûts.

Cette guerre souligne une fois de plus, tragiquement, la place qu’occupent les énergies fossiles dans les économies de la planète. Un monde moins dangereux est un monde où la place des énergies fossiles et du nucléaire décroît !

7. Contre le réarmement et l’exacerbation des nationalismes !

L’invasion de l’Ukraine par le régime de Poutine est une aubaine pour les marchands d’armes et les nationalistes de tout poil. Au cours des dernières semaines, les annonces d’accroissement des budgets militaires dans de nombreux pays et le renforcement des nationalismes sont préoccupants. En Suisse, une conseillère fédérale a réclamé le retrait d’une initiative populaire contre l’achat d’avions de guerre F-35, alors que les pacifistes et les antimilitaristes sont dénigrés. Défendre le droit de résistance – y compris armée – des peuples face à une guerre d’agression ne peut servir de prétexte aux réarmements. Des armées mieux dotées ainsi qu’une restriction des budgets sociaux au profit des budgets militaires ne font qu’accroître le risque de conflits futurs.

La situation créée par l’invasion russe ne justifie ni les réarmements, ni ne peut servir de prétexte à des limitations supplémentaires des libertés publiques. De même, tandis que des personnalités russes – y compris des artistes – doivent être condamnées pour leurs accointances avec le régime impérialiste et colonial de Poutine, toute suspicion généralisée fondée sur la nationalité ou la langue russes est en revanche détestable et à rejeter. Notre solidarité s’adresse aux peuples, non aux États !

8. Solidarité avec les opposant·e·s russes et bélarusses à la guerre, avec les déserteurs et les réfractaires !

L’avenir se joue aussi en Russie, où l’opposition au régime de Poutine s’organise dans des conditions extrêmement difficiles et avec un immense courage. Citons, en particulier, le mouvement féministe russe contre la guerre ainsi que les cheminots bélarusses. La guerre actuelle n’oppose pas deux peuples ou deux nations, mais une clique de kleptocrates sanguinaires rassemblée autour de Poutine, qui martyrise le peuple russe depuis des années, et s’en prend maintenant à l’Ukraine (après avoir ravagé la Tchétchénie, la Géorgie et la Syrie). Chaque semaine supplémentaire qui passe montre que la seule solution viable, pour les Ukrainien·ne·s, pour les Russes et pour le monde entier, c’est la chute du tyran.

Nous nous solidarisons avec les déserteurs, les réfractaires et les objecteurs de conscience, d’où qu’ils viennent. L’asile doit leur être accordé sans restriction, les autorités fédérales doivent faire une annonce publique en ce sens !

9. Pour une Europe sociale, écologique et démocratique !

Il est beaucoup question, dans la recherche des causes de cette guerre, du rôle joué par les alliances militaires. Ces discussions sont le plus souvent spécieuses lorsqu’elles ne visent pas simplement à blanchir le Kremlin de ses responsabilités. Plutôt que de s’enfermer dans la stérilité de ces débats, il est préférable de revendiquer une Europe sociale, démilitarisée, écologique et démocratique. Une telle union intégrera l’Ukraine ainsi qu’une Russie libérée de son autocratie belliqueuse. Elle nécessitera également, il faut le dire, une régénération démocratique de tous les pays européens. Un avenir de paix passe nécessairement par le démantèlement des alliances militaires (OTAN, OTSC, OCS) et une refondation sur de nouvelles bases de l’ONU.

Nous nous trouvons à une croisée des chemins : alors qu’une réponse internationale rapide et conjuguée est nécessaire pour faire face au désastre climatique et écologique, le chemin des guerres et l’invasion de l’Ukraine par les armées russes nous éloignent de cet objectif. Il n’y a plus de dérobade !

  • La défense du droit à l’auto-détermination des peuples de l’Ukraine passe par une défense du droit à la résistance – y compris armée – face à l’invasion du régime Poutine.

  • Retrait immédiat des troupes russes de tout le territoire ukrainien !

  • Pour une annulation de la dette extérieure ukrainienne !

  • Contre le dépeçage de l’Ukraine !

  • La paix, au mépris du droit fondamental des peuples à l’autodétermination, ne peut se faire au prix d’une division du pays !

  • Solidarité avec les opposant·e·s russes à la guerre, avec les déserteurs et les réfractaires !

https://comite-ukraine.ch/declaration-complementaire/

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L’appel de 175 lauréats du Prix Nobel pour l’Ukraine

Nous soussignés, lauréats du Prix Nobel, exprimons notre soutien au peuple ukrainien et à l’Ukraine libre et indépendante à l’heure où elle fait face à l’agression russe.

Dans un geste qui rappelle l’infâme attaque de l’Allemagne nazie contre la Pologne en 1939 (en recourant aux mêmes provocations feintes) et contre l’Union soviétique en 1941, le gouvernement de la Fédération de Russie, dirigé par le président Poutine, a déclenché une agression militaire non provoquée – une guerre – contre sa voisine l’Ukraine. Nos mots sont pesés avec soin, car nous ne croyons pas que le peuple russe joue un rôle dans cette agression.

Nous condamnons ces actions militaires et la négation de l’existence légitime de l’Ukraine par le président Poutine.

Une voie injustifiée, sanglante et improductive

Il existe toujours un moyen pacifique de résoudre les différends. L’invasion russe viole de façon flagrante la Charte des Nations unies, qui stipule que « Tous les membres s’abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l’emploi de la force contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout Etat ». Elle ignore le Mémorandum de Budapest de 1994, qui contraint la Russie comme d’autres Etats au respect de la souveraineté, de l’indépendance et des frontières existantes de l’Ukraine.

Les préoccupations de la Russie en matière de sécurité peuvent être abordées dans le cadre de la Charte des Nations unies, de l’Acte final de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe d’Helsinki de 1975 et de la Charte de Paris pour une nouvelle Europe de 1990. La guerre, comme l’ont choisie le président Poutine et ses collaborateurs, est une voie injustifiée, sanglante et improductive pour l’avenir.

L’invasion russe salira la réputation internationale de la Russie pour les décennies à venir. Elle freinera son économie et fera peser d’énormes difficultés sur sa population. Les sanctions imposées limiteront la liberté de mouvement de ses citoyens, aussi talentueux et créatifs soient-ils. Pourquoi élever maintenant cette barrière entre la Russie et le monde ?

A la fois effroyable et inutile

Des milliers de personnes sont déjà mortes – des soldats ukrainiens et russes, des civils ukrainiens, y compris des enfants. C’est à la fois effroyable et inutile. C’est pourquoi nous lançons cet appel au gouvernement russe pour qu’il renonce à son invasion de l’Ukraine et retire ses forces militaires d’Ukraine.

Nous respectons le calme et la force du peuple ukrainien. Nous sommes avec vous. Nous sommes de tout cœur avec les familles et les amis de toutes celles et ceux, Ukrainiens et Russes, qui ont déjà été blessés ou tués. Que la paix puisse revenir sur cette partie de notre si beau monde.

Les signataires:

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James P. Allison, 2018, Medicine

Harvey J. Alter, 2020, Medicine

Hiroshi Amano, 2014, Physics

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Frances H. Arnold, 2018, Chemistry

Richard Axel, 2004, Medicine

David Baltimore, 1975, Medicine

Barry Clark Barish, 2017, Physics

J. Georg Bednorz, 1987, Physics

Carlos Filipe Ximenes Belo, 1996, Peace

Paul Berg, 1980, Chemistry

Bruce A. Beutler, 2011, Medicine

Elizabeth H. Blackburn, 2009, Medicine

Michael S. Brown, 1985, Medicine

Linda B. Buck, 2004, Medicine

William C. Campbell, 2015, Medicine

Mario R. Capecchi, 2007, Medicine

Thomas R. Cech, 1989, Chemistry

Martin Chalfie, 2008, Chemistry

Emmanuelle Charpentier, 2020, Chemistry

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Peter C. Doherty, 1996, Medicine

Jennifer A. Doudna, 2020, Chemistry

Jacques Dubochet, 2017, Chemistry

Shirin Ebadi, 2003, Peace

Robert F. Engle III, 2003, Economics

Gerhard Ertl, 2007, Chemistry

Eugene F. Fama, 2013, Economics

Bernard L. Feringa, 2016, Chemistry

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Joachim Frank, 2017, Chemistry

Jerome I. Friedman, 1990, Physics

Leymah Roberta Gbowee, 2011, Peace

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Reinhard Genzel, 2020, Physics

Andrea Ghez, 2020, Physics

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Sir Richard J. Roberts, 1993, Medicine

Michael Rosbash, 2017, Medicine

Alvin E. Roth, 2012, Economics

James E. Rothman, 2013, Medicine

Bert Sakmann, 1991, Medicine

Oscar Arias Sanchez, 1987, Peace

Juan Manuel Santos, 2016, Peace

Kailash Satyarthi, 2014, Peace

Jean-Pierre Sauvage, 2016, Chemistry

Randy W. Schekman, 2013, Medicine

Brian P. Schmidt, 2011, Physics

Gregg L. Semenza, 2019, Medicine

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Arieh Warshel, 2013, Chemistry

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Torsten N. Wiesel, 1981, Medicine

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Shinya Yamanaka, 2012, Medicine

Ada E. Yonath, 2009, Chemistry

Michael W. Young, 2017, Medicine

https://www.letemps.ch/opinions/lappel-175-laureats-prix-nobel-lukraine

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L’ère des impérialismes continue : la preuve par Poutine

L’invasion de l’Ukraine par la Russie témoigne de son impérialisme. Mais l’impérialisme est également une structure de l’espace mondial dominé par quelques pays qui s’appuient d’une manière qui leur est propre sur leur puissance économique et leurs capacités militaires. Dans cet espace mondial, l’interaction entre le nouveau cycle de militarisation et le durcissement de la concurrence économique devient plus intense. L’humanité est confrontée, comme dans les conjonctures antérieures de l’impérialisme, aux plus graves dangers.

L’insertion de la Russie dans l’économie mondiale: d’Eltsine à Poutine

La Russie est entrée dans une dynamique capitaliste après la disparition de l’URSS et, dès le début, l’intégration dans le marché mondial a guidé les réformes du gouvernement Eltsine. Le développement d’un ‘capitalisme des oligarques’ a été conçu par des économistes américains et russes et le soutien financier du FMI n’a jamais manqué. Les programmes mis en place à l’initiative du FMI et de la Banque mondiale ont été qualifiés de « thérapie de choc » par Jeffrey Sachs, professeur à Harvard et qui en fut un de ses promoteurs [1]. Dans les pays ex-« socialistes », ces prescriptions se sont traduites par ce que Marx nommait une « accumulation primitive du capital » qui repose sur les méthodes les plus brutales de mise en mouvement de la force de travail.

La classe dominante russe, appelée ‘oligarque’ mais qui est typiquement capitaliste, s’était formée au cours des réformes (la perestroïka) engagée en URSS par Mikhaïl Gorbatchev au cours des années 1980. Elle fut rejointe par les dirigeants des usines qui furent privatisées en application de la ‘thérapie de choc’. A la fin des années 1990, trois ou quatre groupes d’oligarques dominaient l’économie et la politique russe [2]. Ils avaient ancré l’économie russe dans la ‘mondialisation’ après l’adhésion de la Russie au FMI en 1992. Toutefois, les conséquences sociales dramatiques de l’accumulation primitive (baisse de l’espérance de vie, perte de droits sociaux, revenus en baisse, etc.) – dont témoignaient par exemple les grèves des mineurs de charbon en mai 1998, le pillage organisé des ressources naturelles, le défaut de la Russie sur sa dette publique en 1998 et la soumission du gouvernement d’Eltsine à la domination du bloc transatlantique (voir plus loin) – conduisirent à son remplacement par Poutine. La déclaration commune de Bill Clinton et de Boris Eltsine, faite en 1993, affirmant « l’unité au sein de l’aire euro-atlantique de Vancouver à Vladivostok », s’était en fin de compte traduite par un effondrement de la Russie et une expansion de l’OTAN déjà qualifiée d’« inacceptable » dans un document de sécurité nationale publié en 1997 [3].

Vladimir Poutine a procédé à une sérieuse réorganisation/épuration de l’appareil d’Etat russe. Sa politique économique a été reconstruite autour d’un Etat fort et elle a pris appui sur l’appareil militaro-industriel, la définition d’objectifs planifiés et même quelques renationalisations. Un de ses conseillers, qui quitta la Russie en 2013 en désaccord avec lui et qui devint économiste en chef de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), rappelle que l’objectif des réformes des années 2000 était une amélioration radicale du climat des affaires afin d’attirer les investissements étrangers [4]. En 2011, la Russie adhéra à l’OMC.

Vladimir Poutine a donc maintenu l’objectif d’intégration de la Russie dans la mondialisation. Il n’avait nullement l’intention de revenir à une sorte de construction du ‘capitalisme dans un seul pays’, pour paraphraser la vision de Staline. En 2008, un des plus influents groupes de réflexion (Think tanks) américains s’en félicitait et soulignait que « la Russie est intrinsèquement une composante de la communauté internationale et elle utilise son intégration économique [dans le monde, C.S.] afin de permettre à son économie d’atteindre ses objectifs » [5]. En 2019, la Banque mondiale classait encore la Russie au 31e rang dans son classement des pays selon la facilité d’y faire des affaires, soit un rang devant la France [6]… Depuis 2003, ce rapport annuel, fondé sur 41 critères et conçu par des économistes néoclassiques réputés, a servi à justifier la nécessité des mesures de déréglementation et de privatisation des infrastructures et services publics jusqu’à ce que le scandale éclate : certains classements étaient truqués sous pression de gouvernements (la Russie n’était toutefois pas incriminée). Misère ! Le FMI ne s’est pas appliqué à lui-même et à ses dirigeants les recommandations de bonne gouvernance qu’il impose aux peuples.

Les grands groupes eux-mêmes appréciaient les ambitions économiques de Poutine, ainsi que le déclare l’ancien PDG de BP (huitième groupe mondial) : « Loin d’être considéré comme un apprenti-dictateur, Poutine était vu comme le grand réformateur, celui qui donnerait un bon coup de balai dans les écuries. » [7]Et pour ne pas faire une longue litanie, on citera pour finir le PDG de BlackRock, premier fonds d’investissement mondial : « Au début des années 1990, l’insertion de la Russie dans le système financier mondial fut saluée [et ensuite] elle est devenue connectée au marché mondial des capitaux et fortement liée à l’Europe occidentale. » [8]

En somme, le gouvernement Poutine a complètement endossé l’expansion du capitalisme en Russie et son intégration dans le marché mondial, mais sous condition du maintien d’un contrôle étroit de son économie et de la population.

La politique économique a rencontré des succès pendant quelques années. Le PIB et les revenus des ménages ont augmenté, les investissements étrangers ont afflué, les recettes tirées des exportations ont progressé. Cette embellie économique a disparu à la fin des années 2000. La forte croissance du PIB (+7% par an entre 1999 et 2008) a laissé place à une quasi-stagnation : entre 2009 et 2020, le taux de croissance du PIB n’a pas dépassé 1% par an. En fait, la période de forte croissance a résulté de l’accumulation massive de la rente pétrolière et gazière : entre 1999 et 2008 la production de pétrole et de gaz a quintuplé et leur prix a plus que doublé au cours de la même période. Faute de diversification industrielle d’ampleur, l’économie et les finances publiques demeurent aujourd’hui étroitement dépendantes de la rente pétrolière et gazière. Ainsi, en 2018, la part du secteur pétrolier et gazier a été de 39% dans la production industrielle, de 63% dans les exportations, et de 36% dans les recettes budgétaires de l’Etat russe (source : OCDE). Cette addiction à la rente est d’autant plus dangereuse que les prix de ces ressources naturelles et leurs évolutions sont amplifiées sur les marchés de commodités (matières premières et denrées agricoles) largement dominés par des logiques financières.

Les investissements directs du reste du monde en Russie (IDE entrants, IDEe) et de la Russie vers le reste du monde (IDE sortants, IDEs) qui procèdent par rachat d’entreprises (les fusions-acquisitions) et par la construction de nouveaux sites de production sont soigneusement scrutés par les économistes, car ils sont emblématiques de l’internationalisation du capital. Le graphique 1 confirme les trois périodes concernant les IDEe et les IDEs de la Russie : de 1991 à 2000, leur effondrement sous le mandat d’Eltsine, leur forte croissance entre 2000 et 2008 et depuis 2008 leur tendance baissière, en dépit d’une l’embellie momentanée (2016-2018).

IDEe et les IDEs de la Russie de 1991 à 2020

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Lecture : Les IDE sortants de la Russie rapportés aux IDE sortants du monde se sont élevés à 4,3% en 2013 et 4,6% en 2018.

Source : l’auteur à partir des données de la Banque mondiale

L’objectif central de Poutine était de rétablir le poids géopolitique de la Russie dans l’espace mondial. Dès le début de son mandat, il a reconstitué une industrie d’armement qui avait été ébranlée au cours des années Eltsine. Le nombre d’entreprises de défense est passé de  800 en 1991 à 500 en 1997 et leur production (militaire et civile) a chuté de 82% [9]. Poutine a réorganisé l’industrie, mis en place des structures centralisées d’exportation et maintenu une forte croissance des dépenses militaires après la crise de 2008, augmentant ainsi mécaniquement leur part dans le PIB jusqu’en 2017 (puisque celui-ci stagnait). Les dépenses consacrées aux systèmes d’armes représentent environ 62-65% du budget militaire (qui comprend également les dépenses de personnel et de fonctionnement), une proportion bien supérieure à celle des pays développés [10]. Une idée de la ponction sur les richesses est donnée par l’indicateur dépenses militaires/PIB : la part des dépenses de défense dans le PIB a évolué entre 4,2 et 4,5% au cours de la décennie 2010, un montant légèrement supérieur à celui des Etats-Unis.

Poutine a donc affermi les deux forces motrices – les oligarques et l’appareil militaro-industriel – qui structuraient la Russie post-soviétique afin de rétablir son statut international.

A la fin des années 2000, l’accumulation des difficultés économiques est allée de pair avec des ambitions militaires croissantes. Faire la guerre coûte d’autant plus cher que l’économie stagne. Plus on fait la guerre et plus les ponctions opérées sur les secteurs productifs augmentent, qu’elles s’exercent par l’intégration d’activités civiles (automobiles, compagnies aériennes, etc.) dans les conglomérats de défense ou par l’obligation faite aux compagnies minières et d’énergie d’acheter certains de leurs produits aux entreprises de défense [11]. Il faut ajouter que des centaines d’entreprises russes de défense auxquelles l’industrie ukrainienne fournissait un certain nombre de sous-systèmes électroniques jusqu’à l’annexion de la Crimée en 2014 ont dû trouver d’autres fournisseurs. Enfin, la part des ventes d’armes russes dans le commerce mondial des armes a nettement diminué depuis 2014.

Il est tentant d’établir une relation de causalité linéaire entre, d’une part, l’intensification du militarisme russe et, d’autre part, ses difficultés économiques et la baisse continue de sa place dans l’économie mondiale, sans que le sens de la causalité soit clair. En fait, les interrelations existent et elles ont été construites au cours des décennies précédentes. La décomposition du régime soviétique au cours des années 1980 n’a pas détruit l’appareil militaro-industriel. Il n’a pas non plus été emporté par le mouvement de privatisations des entreprises décidé par les oligarques du gouvernement Eltsine. Poutine a redonné à l’appareil militaro-industriel la puissance qu’il avait momentanément perdue et l’a orienté vers l’objectif de redonner à la Russie son ‘rang dans le monde’.

L’invasion de l’Ukraine parachève un interventionnisme militaire qui a accéléré au cours des années 2000. Il s’explique par les profondes transformations internes que la Russie a connues après l’arrivée au pouvoir de Poutine. Mais le surgissement militaire de la Russie a été tout autant facilité par les bouleversements de l’ordre géopolitique et économique international qui forment ce que j’ai appelé le ‘moment 2008’ et qui a mis fin à la période de domination sans égale des Etats-Unis ouverte avec la disparition de l’URSS en 1991. Quatre évènements majeurs résument ces transformations : la crise financière de 2008 qui a affaibli les économies des pays développés et avant tout les Etats-Unis et l’UE, l’émergence de la Chine comme puissance géoéconomique, l’enlisement des armées américaines en Irak et en Afghanistan et l’explosion populaire (les ‘printemps arabes’) qui a ébranlé le Maghreb et le Moyen-Orient. Ces transformations de l’espace mondial ont d’abord été exploitées par l’impérialisme russe dans sa périphérie. La guerre en Ukraine est en effet le dernier maillon d’une chaîne d’invasions décidées par Vladimir Poutine : en Tchétchénie (1999-2000), en Géorgie pour soutenir l’indépendance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie (2008), en Ukraine pour soutenir l’indépendance des régions de Louhansk and Donetsk et rattacher la Crimée à la Russie (2014) et l’envoi de troupes afin d’aider à la répression des manifestations au Kazakhstan (janvier 2022). Vladimir Poutine a également mis à profit cette nouvelle conjoncture internationale pour consolider ses positions militaires au Moyen-Orient grâce à l’intervention de l’armée russe contre le peuple syrien qui depuis 2011 réalisait lui aussi son ’printemps arabe’. L’intervention russe s’est faite au nom du mot d’ordre consensuel de ‘guerre au terrorisme’.  

Un impérialisme multiséculaire ?

Le terme d’impérialisme a resurgi avec l’invasion russe en Ukraine. Il avait pratiquement disparu, à l’exception des critiques radicaux de la politique internationale des Etats-Unis dont la plupart lui préfèrent d’ailleurs le terme d’’empire’. Il avait pourtant déjà été utilisé après les attentats du 11 septembre 2001 par les nouveaux penseurs du capitalisme. Robert Cooper, conseiller diplomatique de Tony Blair puis de Javier Solana, haut représentant pour la politique de défense et de sécurité de l’UE, avait résumé l’humeur ambiante en parlant de la nécessité d’un ‘impérialisme libéral’ capable de faire la guerre à cette autre partie de l’humanité qu’il nommait les ‘barbares’. Impérialisme ‘libéral’, ‘humanitaire’, tel était le ‘fardeau de l’homme occidental’ à l’ère de la mondialisation. Les guerres en Afghanistan, en Irak, en Libye en sont les bannières ensanglantées.

Aujourd’hui, la plupart des commentateurs utilisent le terme impérialisme dans un sens totalement opposé à celui qu’ils donnaient il y a vingt ans pour justifier le comportement des Etats-Unis et de l’Occident. Désormais, l’impérialisme russe décrit une invasion qui renoue avec l’utilisation directe de la force armée pour conquérir de nouveaux territoires et, selon ces mêmes commentateurs, la guerre en Ukraine s’inscrit dans une tradition pluriséculaire russe. Un groupe de réflexion américain influent cite une déclaration de Catherine II datant de 1772 afin d’établir une « continuité directe avec les deux empires russes : le premier sous la direction des Tsars Romanov (1727-1917) et le second avec l’URSS » [12]. Un commentateur français expérimenté note que « son tsar actuel, Vladimir Poutine » poursuit les ambitions impériales de l’Empire russe et s’interroge : « Vladimir Poutine, en marche vers un nouvel impérialisme russe ? » [13]

Ces raccourcis transhistoriques sont d’une très faible portée analytique. Certes, l’histoire est indispensable pour expliquer le présent, mais elle ne suffit pas. Qui pourrait se satisfaire d’une analyse qui expliquerait le redéploiement de l’armée française au Sahel après son départ du Mali en 2022 par la promulgation par Louis XIV du Code Noir légalisant l’esclavage en 1685 ? Plus important encore, l’affirmation d’une immuabilité de l’impérialisme russe fait le silence sur la rupture certes très temporaire mais profonde opérée au début du régime soviétique [14]. Le Président russe reproche d’ailleurs violemment « à la Russie bolchevik et communiste » d’avoir soutenu le droit du peuple ukrainien (mais également celui des peuples d’Arménie, d’Azerbaïdjan, de Biélorussie, de Géorgie, etc.) à l’autodétermination. Il est vrai que dès 1914, Lénine avait déclaré : « Ce que l’Irlande était pour l’Angleterre, l’Ukraine l’est devenue pour la Russie : exploitée à l’extrême, elle ne reçoit rien en retour. Ainsi, les intérêts du prolétariat mondial en général et du prolétariat russe en particulier exigent que l’Ukraine retrouve son indépendance étatique. » [15] Lénine fut effrayé par le comportement de Staline sur la question des nationalités, et comprit ce qu’il risquait de mettre en œuvre. Un de ses derniers écrits avant sa mort mettait en garde contre lui : « Une chose est la nécessité de faire front tous ensemble contre les impérialistes d’Occident, défenseurs du monde capitaliste. […] Autre chose est de nous engager nous-mêmes, fût-ce pour les questions de détail, dans des rapports impérialistes à l’égard des nationalités opprimées, en éveillant ainsi la suspicion sur la sincérité de nos principes, sur notre justification de principe de la lutte contre l’impérialisme. » [16] Trotski reprit également contre l’extermination du peuple ukrainien par Staline l’exigence du « droit à l’autodétermination nationale [qui] est bien entendu un principe démocratique et pas socialiste » et il revendiqua une Ukraine indépendante contre « le pillage et le règne arbitraire de la bureaucratie » [17].

Le recours à l’histoire est certes utile, mais à la condition de ne pas être un substitut à une analyse concrète [18].

Les impérialismes contemporains

La planète ne ressemble pas au ‘grand marché’ imaginé par les théories économiques dominantes. Elle constitue un espace mondial au sein duquel les dynamiques d’accumulation du capital interagissent en permanence avec l’organisation du système international des Etats. Il faut une fois de plus rappeler que le capital est un rapport social qui est politiquement construit autour d’Etats ‘souverains’ et qui se déploie sur des territoires définis par des frontières nationales. Certes, les mesures de déréglementation ont permis au capital argent de prêt de circuler sur les marchés financiers internationaux, mais leur valorisation prédatrice dépend en fin de compte de l’accumulation productive qui demeure le fondement de la création de valeur et qui est par définition territorialisée. La tendance « du capital à créer le marché mondial » que Marx et Engels analysaient déjà au milieu du XIXe siècle n’a donc pas aboli les frontières nationales, et moins encore les rivalités économiques et politiques qui en résultent.

L’espace mondial est de ce fait hautement inégal et hiérarchisé en fonction de la puissance des pays. Le statut international d’un pays dépend des performances de son économie – ce que les économistes appellent sa compétitivité internationale – et de ses capacités militaires. En règle générale, on trouve les mêmes pays dans les hiérarchies mondiales des puissances économiques et militaires. On peut alors définir comme impérialistes les quelques pays qui orientent à leur avantage le fonctionnement du système international des Etats – au sein des institutions internationales et par le moyen d’accords bi- ou-multilatéraux – et qui capturent une partie de la valeur créée dans les autres pays. Des économistes marxistes proposent, avec différentes méthodes de calcul, une évaluation du montant des transferts de valeur au profit des pays dominants. Par exemple, Guglielmo Carchedi et Michael Roberts estiment que ces transferts sont passés de 100 milliards de dollars (constants) par an dans les années 1970 à 540 milliards de dollars (constants) aujourd’hui [19]. 

Le comportement des pays impérialistes n’est toutefois pas uniforme et les différences portent sur la façon dont ils combinent le mix de leurs performances économiques et de leurs capacités militaires. La Russie mobilise massivement ses capacités militaires pour défendre son statut mondial contre les Etats-Unis et l’OTAN et elle le fait d’autant plus que ses performances économiques se détériorent (voir plus haut). Ses guerres de conquête territoriale évoquent les guerres de colonisation des pays européens avant 1914. Toutefois, les effets positifs qu’elles eurent sur les pays capitalistes européens ne sont à l’évidence pas observés aujourd’hui, même si certains avancent que l’objectif de Vladimir Poutine est de permettre à la Russie de mettre la main sur les ressources naturelles (gaz, pétrole, fer, uranium, céréales, certains matériaux essentiels pour la fabrication des composants électroniques) de l’Ukraine [20] et d’élargir son accès à la mer Noire.

Cependant, l’impérialisme contemporain n’est pas plus réductible aujourd’hui à la conquête armée et à la colonisation qu’il ne l’était avant 1914. La capacité d’un pays de capturer une partie de la valeur créée dans le monde révèle également une structure de l’espace mondial dominé par les impérialismes. L’Allemagne en est une illustration flagrante et elle se situe à l’extrême opposé de l’attitude de la Russie. Elle a tout à gagner à l’expansion et l’ouverture de l’économie mondiale dont elle tire d’importants revenus, un comportement qui est résumé dans la formule souvent utilisée par le personnel politique de ce pays : ‘le changement (de régime) par le commerce’.

Les Etats-Unis représentent un cas particulier et unique sur de nombreux points. Après la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis ont mis en place avec les pays de l’Europe de l’Ouest un ‘bloc transatlantique’ dirigé contre l’URSS et la Chine et qui repose sur un solide trépied : une intégration économique croissante des capitaux financiers et industriels, une alliance militaire (l’OTAN) et une communauté de valeurs qui associe économie de marché, démocratie et paix. Les Etats-Unis ont construit des alliances en Asie-Pacifique qui reposent sur le même trépied (Japon, et l’ANZUS qui réunit l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les Etats-Unis). En sorte qu’on peut considérer que le bloc transatlantique ne désigne pas seulement l’Amérique du Nord et l’Europe, mais un espace géoéconomique qui inclut certains pays d’Asie-Pacifique.

La supériorité militaire des Etats-Unis est indéniable. Les Etats-Unis comptent pour 40% des dépenses militaires mondiales, ce qui représente un peu plus que le total cumulé des 9 pays suivants. Un chercheur américain estime qu’il existe près de 800 bases militaires réparties dans plus de 70 pays pour un coût de 85 à 100 milliards de dollars par an (en gros le double de tout le budget de défense annuel de la France) [21]. Cette suprématie militaire qui remonte à la Seconde Guerre mondiale a définitivement exclu la transformation de la concurrence économique en conflits armés au sein du bloc transatlantique. L’écart de capacités militaires entre les Etats-Unis et les autres pays va encore s’accroître à la suite de la guerre en Ukraine. L’Administration Biden annonce une augmentation jamais vue depuis des décennies du budget militaire qui atteindra 813 milliards de dollars en 2023.

La France est comme les Etats-Unis, caractérisée par un positionnement international qui mêle étroitement une présence économique et des capacités militaires, mais on a compris qu’elle ne concourt pas dans la même division que les Etats-Unis. Son statut de puissance nucléaire la maintient comme puissance mondiale, mais dans le nouvel environnement international post-2008, les interventions de son corps expéditionnaire en Afrique – dont l’enlisement devient évident – ne suffisent plus à masquer l’affaiblissement de son poids économique dans le monde.

La mondialisation armée

L’invasion russe en Ukraine a fracassé le mythe de la ‘mondialisation pacifique’ qui avait semblé être conforté par l’intégration de la Russie dans l’économie mondiale après la disparition de l’URSS. Ce mythe d’un capitalisme pacifique a été répandu par les économistes dominants qui expliquaient que la paix résulterait de l’extension de l’économie de marché, puisque le marché réalise la synthèse des volontés individuelles d’agents libres et souverains. Ils ajoutaient que la paix serait renforcée par la croissance des échanges commerciaux et financiers entre les nations car l’interdépendance économique réduit les pulsions bellicistes [22]. Les politistes dominants complétaient la nouvelle orthodoxie en ajoutant que l’extension de la démocratie consécutive à la disparition de l’URSS renforcerait la paix entre les nations. Thomas Friedman, éditorialiste renommé du New York Times, traduisait en termes populaires la nouvelle orthodoxie : « deux pays qui ont des restaurants McDonald’s ne se font pas la guerre » [23] puisqu’ils partagent une vision commune. Son ouvrage a-t-il été traduit en russe ? En tout cas, la présence en 2022 de 850 restaurants en Russie qui emploient 65 000 salariés n’auront pas suffi à convaincre Poutine [24]. 

« La fin de l’histoire » annoncée par Francis Fukuyama avait sonné et les économistes et politistes nous proposaient donc une économie politique de la mondialisation au format PDF (Peace-Democracy-Free markets). En réalité, la période ouverte par la destruction du mur de Berlin avait tout d’une mondialisation armée [25]. En effet, la focale mise aujourd’hui en Europe sur la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine ne doit pas cacher le tableau d’ensemble. Depuis 1991, les conflits armés prolifèrent : en 2020, l’Institut UDCP/PRIO comptait 34 conflits armés dans le monde. On estime que 90% des morts des guerres des années 1990 sont des civils. En 2000, les Nations Unies comptaient 18 millions de réfugiés et déplacés internes mais ils étaient 67 millions en 2020. La majorité d’entre elles se déroule en Afrique et puisqu’elles opposent des factions à l’intérieur des pays, elles ont été qualifiées de ‘guerres civiles’, ‘ethniques’, etc. En conséquence, les penseurs dominants, en particulier au sein de la Banque mondiale les imputaient à une mauvaise gouvernance interne à ces pays. C’est tout le contraire. Les guerres ‘locales’ ne sont pas des enclaves au sein d’un monde connecté, elles sont intégrées par de multiples canaux dans la ‘mondialisation-réellement-existante’ [26]. Le pillage des ressources qui enrichit les élites locales et les ‘seigneurs de guerre’ alimente les chaînes d’approvisionnement mondiales construites par les grands groupes industriels. Un exemple souvent cité est celui du coltan/tantale situé en République démocratique du Congo, acheté par les grands groupes de l’économie numérique. D’autres canaux relient ces guerres aux marchés des pays développés. Les élites gouvernementales, généralement soutenues par les gouvernements des pays développés qui les légitiment comme membres de la ‘communauté internationale’ (ONU), recyclent grâce aux institutions financières et aux paradis fiscaux européens leurs immenses fortunes accumulées dans ces guerres et par l’oppression de leurs peuples.

Des guerres menées au nom de l’’impérialisme libéral’ ont également eu lieu. Les Etats-Unis ont dirigé les opérations en prenant appui sur l’OTAN. Ils ont en général obtenu une autorisation du Conseil de sécurité des Nations Unies – une exception notable étant la guerre en Irak en 2003 –, bien qu’ils soient allés plus loin que le mandat ne les autorisait, comme ce fut le cas en Serbie (1999) et en Libye (2011). Enfin, des conflits d’envergure continuent dans des régions où se trouvent des pays candidats à un rôle régional (Inde, Pakistan) et au Moyen-Orient (Iran, Israël, monarchies pétrolières, Turquie).

Le monde contemporain est donc confronté à quatre types de guerres : les guerres poutiniennes, les ‘guerres pour les ressources’, les guerres de l’’impérialisme libéral’ et les conflits armés régionaux. Ensemble, elles confirment que l’espace mondial est fracturé par des rivalités économiques et politico-militaires qui concernent au premier chef les grandes puissances.

L’économie, continuation de la guerre par d’autres moyens

Les guerres ne sont pas la seule caractéristique de la période contemporaine. Depuis 2008, les interférences entre la concurrence économique et les rivalités géopolitiques sont plus intenses. Les grands pays ne mobilisent pas seulement les moyens ‘civils’, tels que les médias et le cyberespace à des fins militaires dans les guerres qualifiées ‘d’hybrides’. Ils transforment les échanges économiques en terrain d’affrontements géopolitiques, ce qui conduit à une ‘militarisation du commerce international’ (weaponization of trade) [27]. On pourrait donc inverser la formule de Clausewitz en disant que plus que jamais la ‘compétition économique est la continuation de la guerre par d’autres moyens’. Concrètement, les pays du G20 qui sont les plus puissants ont sérieusement augmenté les barrières protectionnistes et, afin de faire semblant de ne pas déroger aux règles libérales contrôlées par l’OMC, ils le font en invoquant des motifs de sécurité nationale qui demeurent en principe une affaire souveraine des nations [28]. La pandémie a amplifié cette militarisation du commerce international.

Les sanctions économiques, souvent utilisées par les pays occidentaux, notamment contre la Russie depuis l’annexion de la Crimée en 2014, mais également par les administrations Trump et Biden contre la Chine accentuent également la ‘militarisation du commerce international’. Les préoccupations militaires et de sécurité nationale sont invoquées, alors que bien souvent l’objectif des sanctions adoptées par les gouvernements des pays occidentaux est d’appuyer leurs grands groupes et de protéger leurs industries, y compris contre d’autres pays occidentaux.

Les sanctions qui sont aujourd’hui prises contre la Russie, et qui sont d’ailleurs présentées comme un substitut à une impossible intervention militaire directe de l’OTAN, constituent cependant un saut qualitatif. Elles sont d’une ampleur sans précédent puisque selon Joe Biden, elles sont « destinées à mettre à genoux la Russie pour de longues années ». Elles ont pour objectif de recentrer l’économie mondiale sur le bloc transatlantique avec des conséquences plus qu’incertaines (voir plus loin).

Les guerres et la ‘militarisation du commerce’ coexistent donc aujourd’hui avec l’interdépendance économique produite par la mondialisation. Ce n’est pas vraiment une nouveauté. La faible distance qui séparait l’économie de la géopolitique était déjà une caractéristique majeure du monde d’avant 1914 et les marxistes en faisaient un élément clé de l’impérialisme  [29]. Moins connue que celle donnée par Lénine dans L’impérialisme, stade suprême du capitalisme [30], la définition de Rosa Luxemburg « L’impérialisme est l’expression politique du processus de l’accumulation capitaliste » [31] met l’accent sur cette interaction entre économie et politique, l’impossible dissociation entre la concurrence entre capitaux et les rivalités militaires. Les marxistes analysaient déjà l’impérialisme comme une structure mondiale de coopération et de rivalités entre capitaux et entre Etats. Une illusion rétrospective fait oublier qu’avant 1914, les économies des pays européens étaient déjà profondément intégrées, et cela était même le cas de la France et de l’Allemagne qui se préparaient pourtant à se faire la guerre [32]. Aujourd’hui, leur coopération passe par l’existence d’organisations économiques internationales telles que le FMI et la Banque mondiale qui coordonnent et soutiennent les mesures favorables au capital (les politiques ‘néolibérales’). La convergence des politiques gouvernements contre les exploité·e·s des pays impérialistes a pour fond commun le fait que « les bourgeois de tous les pays fraternisent et s’unissent contre les prolétaires de tous les pays, malgré leurs luttes mutuelles et leur concurrence sur le marché mondial » [33].

On peut même appliquer cette dialectique coopération/rivalité au domaine géopolitique. Dès le lendemain de l’adoption du Traité d’interdiction des armes nucléaires en 2017 à l’ONU par une majorité imposante de pays, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité – Chine, Etats-Unis, France, Royaume-Uni et Russie – ont publié une déclaration commune : « Jamais nos pays ne signeront ni ne ratifieront ce traité, qui n’établit pas de nouvelles normes. » Ainsi les gouvernements de ces pays, qui exhibent par ailleurs une rivalité périlleuse pour les peuples, présentent un front uni pour maintenir leurs privilèges mortifères.

L’acte de décès des analyses marxistes de l’impérialisme en tant qu’espace mondial d’interdépendance économique et de rivalités géopolitiques a été souvent annoncé depuis 1945 en raison de la disparition de la guerre entre grandes puissances. Il est vrai que deux facteurs ont profondément modifié les relations entre l’économie et la guerre après la Seconde Guerre mondiale. D’une part, l’arme nucléaire a dissuadé les pays détenteurs, depuis son utilisation contre le peuple japonais, de transformer leurs rivalités économiques et géopolitiques en affrontement armé. Le risque d’un embrasement nucléaire a d’ailleurs été un argument utilisé par les Etats-Unis et l’UE pour refuser toute intervention directe en Ukraine. D’autre part, la suprématie économique et militaire des Etats-Unis sur les autres pays capitalistes développés d’Europe et d’Asie a interdit toute utilisation de l’’outil militaire comme règlement des différends au sein du monde ‘occidental’. Ce terme est généralement utilisé comme synonyme du ‘monde libre’, il inclut donc également des pays asiatiques.

Ces deux caractéristiques majeures font certes partie de la conjoncture historique issue de la Seconde Guerre mondiale, mais elles invitent plutôt à actualiser les apports des théories de l’impérialisme qu’à décréter leur obsolescence.

La fragmentation géopolitique du marché mondial à l’ordre du jour

La guerre en Ukraine a déjà deux conséquences majeures : la volonté des Etats-Unis de renforcer à leur profit la cohésion du bloc transatlantique et la fragmentation de l’espace mondial sous les effets combinés et potentiellement dévastateurs du protectionnisme économique et des conflits armés. Lors d’une intervention sur la guerre en Ukraine faite devant l’association des dirigeants des grands groupes américains, le Président Biden a rappelé « nous sommes tous capitalistes dans cette salle ». Il a déclaré que la guerre en Ukraine marque un « point d’inflexion dans l’économie mondiale, et même dans le monde comme il s’en produit toutes les trois ou quatre générations ». Il a ajouté que « les Etats-Unis doivent prendre la tête du nouvel ordre mondial en unissant le monde libre », autrement dit souder plus fortement le bloc transatlantique [34].

Il ne fait aucun doute que le nouvel ordre mondial est dirigé contre la Chine qui demeure pour les Etats-Unis la principale menace géopolitique et économique. L’Administration Biden suit donc pour l’essentiel la politique conduite par Donald Trump contre la Chine. Les pays européens avaient déjà exprimé leur accord avec la position des Etats-Unis dans un document publié en 2020 « Un nouvel agenda transatlantique pour une coopération mondiale fondée sur des valeurs communes, des intérêts (sic) et une influence mondiale ». Le document européen désigne la Chine comme « un rival systémique » et observe que « les Etats-Unis et l’UE, en tant que sociétés démocratiques et économies de marché, s’accordent sur le défi stratégique lancé par la Chine, même s’ils ne sont pas toujours d’accord sur le meilleur moyen d’y faire face »  [35]. L’OTAN a également déclaré fin mars 2022 que la Chine pose « un défi systémique » par son refus de se conformer aux règles de droit qui fondent l’ordre international.

L’Administration Biden compte consolider la domination américaine sur le bloc transatlantique que le mandat de Trump avait plutôt affaiblie. Sur le plan militaire, cela ne fait aucun doute. Dans cette guerre qui se déroule en Europe, la démonstration est faite que les développements de la défense des pays de l’UE ne pourront avoir lieu que sous domination américaine. L’OTAN renforce pour le moment son unité, démentant la remarque d’Emmanuel Macron sur son « état de mort cérébrale ».

L’affermissement du leadership économique sur ses alliés est un objectif encore plus important de l’Administration américaine. Car la guerre ne va pas faire disparaître la concurrence économique au sein même du bloc transatlantique, elle va plutôt l’exacerber. Les sanctions économiques contre la Russie provoquent des effets négatifs moins violents aux Etats-Unis qu’en Europe, où l’Allemagne demeure le principal concurrent des Etats-Unis. Donald Trump en avait même fait une cible presque aussi importante que la Chine. Le Président Biden procède autrement mais il a obtenu de l’Allemagne ce qu’il demandait en vain depuis son élection : l’arrêt définitif du fonctionnement du gazoduc Nord Stream 2 et la fin de l’approvisionnement en gaz russe, ce qui pose un défi de court et peut-être de moyen terme à l’Allemagne.

La fragmentation de l’espace mondial est déjà bien engagée avec les mesures contre la Russie adoptées par les Etats-Unis et leurs alliés. Deux mesures majeures ont été prises : l’exclusion d’une partie des banques russes du système de paiement international SWIFT – auquel adhèrent plus de 11 000 institutions financières et dont le centre de données est situé en Virginie (Etats-Unis) – et l’interdiction d’accepter les dollars détenus par la Banque centrale de Russie. Les Etats-Unis utilisent donc une fois encore cet atout politique qu’est l’émission de la monnaie internationale utilisée dans les paiements internationaux et qui représente en 2022 environ 60% (contre 70% en 2000) des réserves détenues par l’ensemble des banques centrales.

Cette mesure est toutefois à double tranchant : elle affaiblit les capacités financières de la Russie, mais elle présente également un risque pour les Etats-Unis. D’abord, sur un plan technique, les économistes observent que la détention de dollars est fondée sur les garanties offertes par la Réserve fédérale (la banque centrale des Etats-Unis) et donc sur la confiance en une possibilité d’utilisation illimitée de la monnaie américaine comme moyen de paiement. Or, l’Administration américaine confirme par le gel des avoirs en dollars détenus par la Banque centrale de Russie que ses propres intérêts stratégiques prévalent sur le respect du bon fonctionnement de la monnaie internationale. Ensuite, sur le plan politique, cette mesure unilatérale va accélérer la recherche de solutions alternatives au dollar. La Chine a mis sur pied en 2015 un système de paiement international fondé sur le renminbi, qui est encore d’un usage limité, mais qui pourrait être utilisé pour contourner le dollar. En somme la ‘militarisation du dollar’, selon l’expression du Financial Times [36], va amplifier les affrontements géopolitiques. Car les Etats-Unis ne sont plus dans la situation hégémonique d’après-guerre qui leur permit d’imposer, y compris à leurs alliés européens, un système monétaire international – matérialisé dans les accords de Bretton Woods en 1944 – dans lequel « le dollar est aussi bon que l’or ». Le ‘moment 2008’ a révélé une tout autre configuration des rapports de puissance économique que celle d’après-guerre. La guerre en Ukraine révèle déjà les jeux géopolitiques qui sont à l’œuvre. Les efforts de l’Administration Biden pour constituer un front commun du ‘monde libre’ dressé contre les régimes autoritaires se heurtent à des difficultés puisque l’Inde, ‘la plus grande démocratie du monde’, et Israël, que les médias occidentaux qualifient de ‘seule démocratie du Moyen-Orient’ [37], maintiennent leurs relations avec la Russie.

Un analyste financier très écouté explique que « les guerres mettent souvent fin à la domination d’une monnaie et donnent naissance à un nouveau système monétaire ». En conséquence, il augure d’un nouveau système de Bretton Woods car « lorsque la crise (et la guerre) sera finie, le dollar américain devrait être plus faible et de l’autre côté, le renminbi, soutenu par un panier de devises, pourrait être plus puissant ». [38]

La guerre en Ukraine et la volonté de l’Administration Biden de consolider le bloc transatlantique vont amplifier la fragmentation de l’espace mondial, et les discours sur la ‘déglobalisation’ apparus depuis la crise de 2008 se multiplient [39]. A la suite de la crise financière de 2008, les échanges internationaux ont stagné. Ensuite, la crise sanitaire a souligné la fragilité du mode d’internationalisation du capital. Elle a provoqué une montée du protectionnisme qui a entraîné des ruptures d’approvisionnement au sein des chaînes de valeur construites par les grands groupes mondiaux ainsi que la relocalisation des activités de production fondée sur des critères géopolitiques et de sécurité d’accès aux ressources. Toutefois, le capital a plus que jamais besoin de l’espace mondial afin d’augmenter la masse de valeur produite mais surtout la part qui est appropriée par le capital – que Marx appelle la plus-value. De ce point de vue, la crise qui a commencé en 2008 n’a pas véritablement été surmontée et elle l’est d’autant moins que les ponctions opérées sur la valeur par le capital financier n’ont jamais été aussi fortes.

Les pulsions qui poussent la dynamique du capital à s’ouvrir sans cesse de nouveaux marchés sont donc bien présentes mais elles s’enchevêtrent avec les rivalités nationales, qui résultent de la concurrence entre les capitaux contrôlés par des grands groupes financiaro-industriels. Or ceux-ci demeurent, en dépit de tous les discours radicaux sur le ‘capitalisme global’ et l’émergence d’une ‘classe capitaliste transnationale’, adossés à leur territoire d’origine, dont ils continuent de tirer une large partie de leurs profits grâce aux institutions étatiques qui leur garantissent les conditions socio-politiques de l’accumulation fructueuse de leurs capitaux.

L’agression impérialiste de la Russie agit comme un précipité chimique car elle accélère des tendances déjà à l’œuvre. La compétition économique entre les capitaux des blocs et alliances de pays se transforme par un glissement continu en affrontement armé. Et d’ores et déjà, elle produit des conséquences sociales mortifères dans des dizaines de pays du Sud qui sont dépendants des grandes puissances.

Les faux-semblants

Certaines analyses critiques du capitalisme réservent encore aujourd’hui le terme d’impérialisme aux seuls Etats-Unis. Leurs auteurs ne semblent pas savoir compter au-delà du chiffre un et exonèrent la Russie de Poutine de ce qualificatif. La fixation sur le ‘mono-impérialisme’ américain ne saurait être justifiée par le fait que « les ennemis de mes ennemis sont mes amis ».

Observer l’existence d’une architecture internationale fondée sur les rivalités inter-impérialistes, comme cet article l’a fait, ne dispense pas d’une analyse concrète de la guerre en Ukraine, et justifie encore moins l’intervention de l’armée russe. Le droit des peuples à leur libre disposition devrait être le fil directeur de tous ceux qui se réclament de l’anti-impérialisme [40]. Le soutien au peuple ukrainien devient alors une revendication évidente, sans avoir à limiter la critique de l’invasion russe à l’aide de mots d’ordre tels que ‘non à la guerre’ ni parler de ’guerre russo-ukrainienne’, des formulations qui masquent en réalité la différence entre le pays agresseur et le pays agressé. Le peuple ukrainien est victime et la solidarité internationale s’impose [41].

Ceux qui dans les rangs de la gauche refusent de condamner l’agression russe affirment que la Russie est menacée par les armées de l’OTAN postées à ses frontières et qu’elle mène une ‘guerre défensive’. Il est indiscutable que l’OTAN a élargi son assise après la disparition de l’URSS et intégré la plupart des pays d’Europe centrale et orientale dans ce bloc économico-militaire. On doit le regretter mais cette extension a été facilitée par l’effet répulsif exercé sur les peuples des pays de l’Est par des régimes soumis à Moscou qui ont conjugué l’oppression économique et la répression des libertés. Ces peuples ont expérimenté le « socialisme des chars » que l’URSS néostalinienne et ses satellites ont mis en œuvre à Berlin-Est (1953), Budapest (1956) et Prague (1968) et en Pologne (1981).

De plus, l’argument de la menace exercée par l’OTAN est évidemment réversible : les pays proches de la Russie peuvent craindre les armes russes. L’Oblast russe de Kaliningrad (un million d’habitants, anciennement ville allemande de Königsberg), situé sur la mer Baltique et distant de plusieurs centaines de kilomètres de la Russie, possède des frontières communes avec la Pologne et la Lituanie. Cette enclave russe abrite d’importantes forces armées, équipées de missiles nucléaires tactiques, de missiles sol-mer et sol-air.

On ne peut donc s’arrêter aux menaces réciproques entre les grandes puissances, puisqu’elles ont été depuis la fin du XIXe siècle le fondement du militarisme et de leur ‘course aux armements’. Dans le contexte de leurs rivalités inter-impérialistes, certains pays étaient agresseurs et d’autres en position défensive. Les rôles étaient d’ailleurs interchangeables, ce qui expliquait que ceux qui se réclamaient de l’internationalisme refusaient de soutenir un des deux camps adverses. Cependant, la guerre en Ukraine n’est pas une guerre entre puissances impérialistes, elle est menée par un impérialisme contre un peuple souverain. Elle est la négation absolue du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, à moins bien sûr de considérer que le peuple ukrainien n’existe pas.

L’abandon d’une analyse fondée sur la souveraineté populaire conduit à une réification de l’Etat, et dans la situation présente, à considérer que Vladimir Poutine est dans son droit puisqu’il se sent menacé, voire ‘humilié’ par l’extension de l’OTAN. Cette position légitime la mise en place par la Russie d’un ‘cordon sanitaire’ qui passe par l’annexion de l’Ukraine, considérée, à la suite de Staline et de Poutine, comme une province de la grande Russie. Cette position, sous couvert d’anti-impérialisme américain, rejoint le courant qui s’appelle ‘réaliste’ des relations internationales. Celui-ci analyse le monde sous le prisme d’Etats rationnels qui défendent leurs intérêts, d’où le fait que « dans un monde idéal, ce serait merveilleux que les Ukrainiens soient libres de choisir leur propre système politique et leur politique étrangère » mais que « lorsque vous avez une grande puissance comme la Russie à votre porte, vous devez faire attention » [42]. Dans le monde de ces théories ‘réalistes’, les ‘réalités’ du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ou de la solidarité internationale des classes exploitées et opprimées n’existent pas.

En attendant l’avènement du ‘monde idéal’, la tâche immédiate est de dénoncer la guerre menée par la Russie en Ukraine et les dangers extrêmes que la poursuite des rivalités inter-impérialistes fait courir à l’humanité.

Claude Serfati

Article reçu le 19 avril 2022

Claude Serfati, économiste, chercheur auprès de l’IRES (Institut de recherches économiques et sociales). Son prochain ouvrage, L’Etat radicalisé. La France à l’ère de la mondialisation armée, sera publié par les éditions La Fabrique, début octobre 2022.

http://alencontre.org/ameriques/americnord/usa/lere-des-imperialismes-continue-la-preuve-par-poutine.html

 

La era de los imperialismos continúa: así lo demuestra Putin

https://vientosur.info/la-era-de-los-imperialismos-continua-asi-lo-demuestra-putin/

[1] https://www.jeffsachs.org/newspaper-articles/zw4rmjwsy4hb9ygw37npgs97bmn9b9

[2] Nesvetailova Anastasia (2005), « Globalization and Post-Soviet Capitalism: Internalizing Neoliberalism in Russia”, In Internalizing Globalization. Palgrave Macmillan, London, 2005. p. 238-254.

[3] Jakob Hedenskog and Gudrun Persson, “Russian security policy”, dans FOI Russian Military Capability in a Ten-Year Perspective – 2019, décembre 2019, Stockholm.

[4] Sergey Guriyev, “20 Years of Vladimir Putin: The Transformation of the Economy”, Moscow Times, 16 août 2019.

[5] https://www.csis.org/analysis/russias-2020-strategic-economic-goals-and-role-international-integration

[6] https://www.doingbusiness.org/content/dam/doingBusiness/media/Annual-Reports/English/DB2019-report_web-version.pdf

[7] Tom Wilson, “Oligarchs, power and profits: the history of BP in Russia”, Financial Times, 24 ars 2022.

[8] « To our shareholders », 24 mars 2022.

[9] Alexei G. Arbatov, “Military Reform in Russia: Dilemmas, Obstacles, and Prospects,” International Security, vol. 22, no. 4 (1998).

[10] Westerlund Fredrik Oxenstierna Susanne (Sous la direction de), “Russian Military Capability in a Ten-Year Perspective – 2019”, FOI-R–4758—SE, décembre 2019.

[11] Pavel Luzin, 1 avril, 2019, https://www.wilsoncenter.org/blog-post/the-inner-workings-rostec-russias-military-industrial-behemoth

[12] Lukasz Adamski, “Vladimir Putin’s Ukraine playbook echoes the traditional tactics of Russian imperialism”, 3 février 2022,https://www.atlanticcouncil.org/blogs/ukrainealert/vladimir-putins-ukraine-playbook-echoes-the-traditional-tactics-of-russian-imperialism/

[13] Dominique Moïsi, https://www.institutmontaigne.org/blog/vladimir-poutine-en-marche-vers-un-nouvel-imperialisme-russe?_wrapper_format=html

[14] Sur le décalage entre les objectifs fixés par Lénine et la réalité de la ‘soviétisation’ des pays non-russes, voir Zbigniew Marcin Kowalewski, « Impérialisme russe », Inprecor, N° 609-610 octobre-décembre 2014,http://www.inprecor.fr/~1750c9878d8be84a4d7fb58c~/article-Imp%C3%A9rialisme-russe?id=1686

[15] Cité par Rohini Hensman dans Les cahiers de l’antidote, « Spécial Ukraine », n°1, 1° mars 2022, Edition Syllepse.

[16] La question des nationalités ou de l’« autonomie », 31 décembre 1922,https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1922/12/vil19221231.htm#note1

[17] L’indépendance de l’Ukraine et les brouillons sectaires”, 30 juillet 1939,https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1939/07/lt19390730.htm#sdfootnote8anc

[18] Sur la prise en compte de cette dimension, voir l’article de Denis Paillard, « Poutine et le nationalisme grand russe », 4 avril 2022, http://alencontre.org/laune/poutine-et-le-nationalisme-grand-russe.html

[19] https://thenextrecession.wordpress.com/2021/09/30/iippe-2021-imperialism-china-and-finance/. Les auteurs s’intéressent aux seules dimensions économiques de l’impérialisme.

[20] Jason Kirby, “In taking Ukraine, Putin would gain a strategic commodities powerhouse” (La prise de l’Ukraine offrirait à Poutine des ressources en matières premières stratégiques », Globe And Mail, 25 février 2022.

[21] David Vine, Base Nation: How U.S. Military Bases Abroad Harm America and the World,2015,  Metropolitan Books, New York.

[22] Dans son « Discours sur la question du libre-échange » (1848) , Marx raillait déjà cette thèse : « Désigner par le nom de fraternité universelle l’exploitation à son état cosmopolite, c’est une idée qui ne pouvait prendre origine que dans le sein de la bourgeoisie », https://www.marxists.org/francais/marx/works/1848/01/km18480107.htm

[23] Friedman Thomas, The Lexus and the Olive Tree, Harper Collins, Londres, 2000. Il est vrai qu’il ajoutait immédiatement après que « McDonald ne peut pas prospérer sans McDonnell Douglas » Mc Donnell Douglas était à l’époque un des principaux producteurs américains d’avions de combat.

[24] https://corporate.mcdonalds.com/corpmcd/en-us/our-stories/article/ourstories.Russia-update.html

[25] Serfati Claude, La mondialisation armée. Le déséquilibre de la terreur, Editions Textuel, Paris, 2001.

[26]Aknin Audrey, Serfati Claude, « Guerres pour les ressources, rente et mondialisation », Mondes en développement, 2008/3 (n° 143).

[27] Voir par exemple, J. Pisani-Ferry, “Europe’s economic response to the Russia-Ukraine war will redefine its priorities and future”, Peterson Institute for International Economics, 10 mars 2022.

[28] J’ai abordé l’impact de ces mesures sur l’économie mondiale dans l’article « La sécurité nationale s’invite dans les échanges économiques internationaux », Chronique Internationale de l’IRES, 2020/1-2.

[29] Claude Serfati (2018) « Un guide de lecture des théories marxistes de l’impérialisme, http://revueperiode.net/guide-de-lecture-les-theories-marxistes-de-limperialisme/

[30] « Ere de domination du capital financier monopoliste », l’impérialisme présente selon Lénine les caractéristiques suivantes: « formation de monopoles, nouveau rôle des banques, capital financier et oligarchie financière, exportations de capitaux, partage du monde entre groupes capitalistes, partage du monde entre grandes puissances ». Le moins qu’on puisse dire est qu’elles ne sont pas désuètes.

[31] Luxembourg Rosa, L’accumulation du capital (1913), chapitre 31,https://www.marxists.org/francais/luxembur/works/1913/index.htm

[32] Voir par exemple dans le cas des industries métallurgiques – industries essentielles aux armements – Strikwerda, C. (1993). « The Troubled Origins of European Economic Integration: International Iron and Steel and Labor Migration in the Era of World War I ». The American Historical Review, 98(4).

[33] Marx Karl, « Discours sur le parti chartiste, l’Allemagne et la Pologne » 9 décembre 1847,https://www.marxists.org/francais/marx/works/1847/12/18471209.htm.

[34] Remarks by President Biden Before Business Roundtable’s CEO Quarterly Meeting, 21 mars 2022.

[35] « Joint Communication: A new EU-US agenda for global change”, 2 décembre 2020.

[36] Valentina Pop, Sam Fleming et James Politi, “Weaponization of finance: how the west unleashed ‘shock and awe’ on Russia”, Financial Times, 6 avril 2022.

[37]  Sur ce thème voir, Thrall Nathan, « Israël est-il une démocratie ? Les illusions de la gauche sioniste », Orient 21, 24 février 2021, https://orientxxi.info/magazine/israel-est-il-une-democratie-les-illusions-de-la-gauche-sioniste,4551

[38] Zoltan Pozsar: “We are witnessing the birth of a new world monetary order”,21 mars 2022, https://www.credit-suisse.com/about-us-news/en/articles/news-and-expertise/we-are-witnessing-the-birth-of-a-new-world-monetary-order-202203.html

[39] Voir par exemple la déclaration aux actionnaires du Directeur général de BlackRock, le plus grand fonds d’investissement du monde, https://www.blackrock.com/corporate/investor-relations/larry-fink-chairmans-letter

[40] Voir l’entretien de Yuliya Yurchenko avec Ashley Smith, « La lutte pour l’autodétermination de l’Ukraine », 12 et 13 avril 2022, https://alencontre.org/europe/russie/la-lutte-pour-lautodetermination-de-lukraine-i.html

[41] Rousset Pierre et Johnson Mark « En solidarité avec la résistance ukrainienne, pour un mouvement international contre la guerre », 11 avril 2022, https://www.contretemps.eu/ukraine-invasion-russe-mouvement-anti-guerre-rousset-johnson/

[42] Mersheimer, interrogé par Isaac Chotiner, « Why John Mearsheimer Blames the U.S. for the Crisis in Ukraine », The New-Yorker 1° mars 2022.

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Résistance armée et livraison d’armes en débat

Certains secteurs de la gauche refusent tout envoi d’armes vers l’Ukraine en affirmant qu’un tel soutien nourrirait la « guerre inter-impérialiste » entre l’OTAN et les États Unis, tandis que d’autres refusent tout soutien à la résistance armée à cause de la nature bourgeoise du gouvernement ukrainien dirigé par V. Zelensky. Ces arguments reposent sur deux problèmes principaux. 

Une Guerre Inter-impérialiste ?

Un premier problème porte sur le supposé caractère inter-impérialiste de cette guerre, deux impérialismes cherchant à envahir le domaine territorial et (néo)colonial de l’autre, comme l’était la Première Guerre mondiale. Si tel était le cas, l’attitude de la classe ouvrière et des soldat·e·s en Ukraine et en Russie exigerait l’opposition à la guerre et la défaite de leurs gouvernements respectifs. En d’autres termes, l’adoption d’une politique de défaitisme révolutionnaire

Mais cela est très loin de la réalité actuelle en Ukraine. Les États membres de l’OTAN sont d’ailleurs unanimes à ne pas vouloir envoyer des troupes pour combattre les forces armées russes en Ukraine, ou à chercher à rentrer en confrontation directe avec des avions russes dans l’espace aérien ukrainien.

Le gouvernement de Kiev n’a aucune ambition ou intention de s’emparer du territoire russe, au contraire de la Russie qui n’a pas caché sa volonté de soumettre l’Ukraine et d’occuper une grande partie de son territoire. Il s’agit donc d’une guerre d’invasion impérialiste sur fond de chauvinisme grand-russe menée par un gouvernement autocratique et oligarchique ultraréactionnaire. 

Dans ce cadre, le défaitisme révolutionnaire ne s’applique qu’aux travailleurs·euses et aux soldat·e·s qui appartiennent au pays impérialiste agresseur, dans ce cas l’État russe. La classes des travailleurs·euses de la nation opprimée, dans ce cas l’Ukraine, a par contre le droit légitime à la défense de son pays et de ses proches et doit être soutenue par les internationalistes du monde entier.  

Assistance à une gouvernement bourgeois ?

Deuxièmement, depuis quand la nature bourgeoise d’un gouvernement ou d’un mouvement de résistance armée empêche la gauche de soutenir un peuple en lutte contre une invasion surarmée ? Devrions-nous soutenir uniquement une résistance dirigée par des communistes ? 

Il s’agit là d’une vieille position d’ultragauche sur la question nationale que Lénine avait déjà fortement critiquée à son époque. Le soutien à une lutte légitime contre une occupation étrangère, doit se faire indépendamment de la nature de sa direction. Prenons le cas de la Palestine soumise au joug colonial du régime d’apartheid israélien comme comparaison. Nous soutenons le droit de résistance des Palestinien·ne·s, y compris par des moyens militaires, contre l’occupation israélienne. De même, nous ne condamnons pas les armes envoyées à la résistance palestinienne provenant d’États autoritaires.

Dans le cas ukrainien, cette position se traduit par un soutien à la libération du pays de ses occupants par tout moyen légitime, y compris le droit des Ukrainien·ne·s à obtenir des armes défensives de n’importe quelle source, y compris des pays de l’OTAN.

Le soutien au droit à la résistance armée et à la livraison d’armes ne doit cependant pas être confondu avec l’appui aux perspectives politiques des leaderships ou groupes politiques qui les mènent. Les socialistes démocratiques d’Ukraine appellent par exemple à l’envoi d’armes à la résistance ukrainienne et à l’armée ukrainienne, tout en ayant un soutien critique au gouvernement de Zelensky. 

Internationalisme contre non-assistance à population en danger

L’opposition de certains secteurs de la gauche à la résistance populaire ukrainienne et à la livraison d’armes au nom des positions évoquées ou parfois sous couvert de « pacifisme » et en espérant une voix diplomatique pour « sauver la paix », apparaît davantage dès lors comme une forme de non-assistance à peuple en danger.

Le point de vue défendu ici est que le soutien à la résistance (armée et non armée) du peuple ukrainien, y compris par la livraison d’armes défensives pour lutter contre l’invasion de l’armée russe de son territoire, est absolument nécessaire, comme l’est également le soutien au mouvement antiguerre en Russie. Il s’agit d’une solidarité internationaliste élémentaire avec les victimes de l’agression impérialiste de l’État russe.

Joe Daher

https://solidarites.ch/journal/404-2/resistance-armee-et-livraison-darmes-en-debat/?

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Le syndicaliste Bouketov sur la guerre et le monde syndical russe : « Tout s’écroule. C’est à cause de l’agression de Poutine »

Il a été ouvrier d’usine, il est ensuite devenu professeur d’histoire. Il est maintenant à Genève en tant que syndicaliste. À la chute de l’Union soviétique, Kirill Buketov (52 ans) a participé à la création de syndicats indépendants en Russie. Il y avait une ambiance de renouveau et d’espoir. Mais aujourd’hui, il déclare : « Tous les acquis de la civilisation tombent en morceaux ».

Work (Jonas Komposch) : Vous faites partie de cette partie de la Russie qui s’oppose activement à la guerre. Qu’est-ce que cela vous fait quand l’ambassadeur ukrainien en Allemagne dit : « Tous les Russes sont désormais nos ennemis » ?

Kirill Buketov : Cela fait mal. Aujourd’hui, tous les Russes sentent que toute notre culture et tous les acquis de notre civilisation s’effondrent. Tout s’écroule. A cause de l’agression de Poutine ! C’est terrible de devoir assister à cela. Mais je comprends parfaitement la colère des Ukrainiens. Et pourtant, nous ne pourrons arrêter cette guerre qu’ensemble.

Vous étiez au départ professeur d’histoire. Comment expliquez-vous cette guerre ?

C’est typiquement la réaction d’un empire colonial guerre qui tombe en morceaux. Tout empire répond par la violence lorsque ses colonies cherchent à se libérer. Prenez la guerre d’Algérie de la France. Ou la guerre de la Grande-Bretagne contre le mouvement d’indépendance indien – deux réponses violentes à la volonté d’autodétermination. Et malheureusement, les guerres impérialistes ont toujours commencé par bénéficier d’un soutien important parmi la population des empires coloniaux.

Vous vous attendiez donc à une guerre ?

Non, ce scénario me semblait tout simplement trop terrible. Presque personne ne l’a vu venir. Mais quelqu’un avait prédit la guerre dès 2014 : Boris Nemtsov, le dirigeant de l’opposition qui a été à la tête des manifestations pacifistes de 2014. En Russie à l’époque, des millions de personnes ont protesté contre l’annexion de la Crimée et l’intervention camouflée dans le Donbass. Les rues étaient pleines de drapeaux ukrainiens. Puis ils ont fait assassiner Nemtsov en pleine rue. Des empoisonnements d’opposants ont suivi, des organisations non gouvernementales ont été poursuivies en tant qu’« agents étrangers », des médias indépendants ont été harcelés, des critiques du système contraints à l’exil, des prisonniers politiques torturés. Dernièrement, l’Etat a même interdit l’organisation de défense des droits de l’homme de renommée mondiale Memorial. L’invasion de l’Ukraine a suivi deux semaines plus tard.

Ce que nous ne comprenons pas : Pourquoi la grande fédération syndicale russe FNPR soutient-elle l’attaque contre l’Ukraine ?

Parce que la fédération est partie intégrante du projet impérial de Poutine ! Toutes les manifestations de masse dont le Kremlin a besoin pour sa propagande sont organisées par la FNPR. Parfois, le parti au pouvoir « Russie unie », dont tous les dirigeants du FNPR sont aujourd’hui membres, apporte encore son aide. En 2012 Poutine a remercié pour ces services en se rendant au défilé syndical moscovite du 1er mai.

Mais les syndicats n’ont rien à gagner de la guerre !

Bien sûr que non, la population travailleuse russe en subit déjà les conséquences économiques. Et cela va encore s’aggraver.

La FNPR est donc corrompue ?

Oui, et ce depuis 2008. Alors les ouvriers des usines Ford près de Saint-Pétersbourg avaient fait grève. C’était le premier grand mouvement de grève pour des augmentations de salaire après l’effondrement de l’Union soviétique en 1991. Et ce fut une réussite ! C’est la raison pour laquelle une période de répression s’est ouverte. L’État voulait remettre les syndicats sous son contrôle. Des attentats ont été perpétrés contre des dirigeants de grèves, les services secrets s’en sont pris à des syndicats, si bien que le chef de la FNPR, Michael Schmakov a passé un marché : les responsables du syndicat devaient désormais s’efforcer d’empêcher les grèves. En contrepartie, ils ont probablement obtenu un accès facilité aux lieux de travail pour recruter des membres. Mais ce n’est pas jute le fait que la FNPR est vendue. Schmakov et d’autres sont personnellement convaincus que la guerre contre l’Ukraine est juste.

Pourquoi en êtes-vous si sûr ?

Les déclarations de Schmakov sont de plus en plus fanatiques. Récemment, j’ai parlé avec un ami du DGB, il en était passablement choqué. Car il venait de téléphoner à Schmakov. Il voulait le convaincre que les syndicats ne pouvaient pas soutenir des guerres. Et que la FNPR devait au moins prendre position pour un cessez-le-feu. « Pas question ! » aurait alors crié Schmakov dans le combiné.

Et c’est pour ce même Schmakov que vous avez travaillé autrefois ?

Dans les syndicats russes, au début des années 1990, un processus de renouvellement s’est engagé. Nombreux étaient ceux qui voulaient remplacer les bureaucraties sclérosées de l’époque soviétique par des structures démocratiques. Le leader de ce mouvement de réforme était justement Michael Schmakow. Il avait vraiment une grande force de persuasion et était considéré, à l’Ouest aussi, comme le grand espoir. En 1993, il est devenu président de la FNPR. A l’époque, j’avais déjà participé à la création du réseau d’information syndical indépendant KAS-KOR. Nous avons ainsi réussi à contrecarrer la désinformation étatique contre les grandes grèves de mineurs. Cela a plu à Schmakov et il m’a fait venir en 1994 au journal de la fédération « Solidarnost ».

Aujourd’hui, ce journal fait de la propagande de guerre …

A l’époque, c’était encore un journal progressiste ! Et pour la liberté d’expression, ce fut la meilleure époque qu’on ait connue. Avec notre orientation, j’ai fait passer le tirage de 1000 à 30 000 exemplaires en trois ans.

Vous avez donc dû partir de presque rien ?

Il n’y avait plus de tradition syndicale du tout ! Le stalinisme avait éliminé le mouvement syndical – physiquement. Lorsque, jeune maçon, j’ai participé au nouveau mouvement ouvrier à l’époque de la perestroïka (processus de « restructuration » à partir de 1986 sous Mikhaïl Gorbatchev, réd.), nous n’avons trouvé aucun ancien syndicaliste qui aurait pu nous transmettre son expérience. Il n’en était d’ailleurs pas de même dans les autres pays du bloc de l’Est. Une certaine tradition y avait survécu.

Déjà à l’époque, de nombreux salariés se méfiaient manifestement de la FNPR. Pourquoi ?

La FNPR était l’héritière des organisations soviétiques qui encadraient les travailleurs. Il ne s’agissait ni d’organisations représentatives ni d’organisations démocratiques, donc pas de véritables syndicats. C’étaient plutôt des appareils tournés vers la distribution de services sociaux et d’aides financières, pour empêcher leurs membres de mourir de faim. En même temps, ces organisations avaient une fonction de contrôle idéologique. Elles devaient empêcher toute initiative indépendante des travailleurs. La FNPR a entrepris de réformer ces structures, mais s’est heurté en maints endroits à la résistance des privilégiés qui y trouvaient leur compte. Certains travailleurs, en particulier parmi les marins, les mineurs et les ouvriers des transports, ne croyaient donc pas à cette entreprise de réforme. Ils souhaitaient certes le succès de Schmakov, mais préféraient fonder leurs propres syndicats.

Vous voulez parler des syndicats de la Confédération du travail de Russie (KTR), l’organisation qui s’oppose aujourd’hui courageusement à la guerre ?

Exactement. Mais ces syndicats sont restés longtemps divisés. Il y avait d’une part la Confédération du travail de Russie et d’autre part la Confédération panrusse du travail. C’était très confus. Ce n’est que sous l’effet de la répression croissante que les fédérations ont fusionné en 2009. Aujourd’hui, de nombreux membres de la KTR sont soumis à une forte pression. Récemment, par exemple, 5000 enseignants ont déclaré publiquement qu’ils ne voulaient pas faire de propagande de guerre dans leurs écoles. Ils sont désormais confrontés à une répression violente.

Et la FNPR se contente de regarder ailleurs ?

Bien au contraire. Les syndicats indépendants sont depuis longtemps une épine dans le pied du FNPR. C’est pourquoi Schmakov a donné à ses hommes pour consigne de prendre les postes de direction dans les fédérations syndicales internationales. Ils devraient ainsi bloquer toutes les demandes d’adhésion des fédérations indépendantes. Le fait que les vrais syndicats aient désormais des problèmes est donc tout à fait dans son intérêt.

Paru dans Work, le journal en langue allemande de la confédération syndicale suisse UNIA le 14 avril 2022.

https://www.workzeitung.ch/2022/04/50864/?

Traduction DeepL (gratuit) et Pierre Vandevoorde, qui nous a envoyé cette interview en français (merci !).

Kirill Buketow (52 ans) est secrétaire de la Fédération internationale des travailleurs de l’alimentation (UITA) et travaille depuis 2008 à son bureau de Genève. Auparavant, ce Moscovite d’origine a sillonné pendant des années les pays de l’ex-URSS pour y implanter le syndicat dans les industries du tabac, de la pêche et de l’alimentation. Dès les dernières années de l’Union soviétique, alors qu’il était maçon puis ouvrier d’usine, il a participé à la création de syndicats indépendants. Après des études d’histoire, de droit et de philosophie à l’Université pédagogique d’État de Moscou, Buketov a travaillé pendant trois ans comme rédacteur en chef adjoint de « Solidarnost », le journal de la Fédération nationale des syndicats russes (FNPR).

http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article62148

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Mise-à-jour sur le convoi Tournesol

***17/18 avril 2022***

Le convoi de tournesol est de retour ! Nous sommes arrivés dans la nuit du 17 au 18 avril 2022. Il s’agissait de notre deuxième voyage en Ukraine avec une aide humanitaire. Encore une fois, il s’agit d’une campagne conjointe avec la Communauté tchétchène en Autriche – Kulturverein ICHKERIA.

Cette fois-ci, les contrôles à la frontière étaient difficiles et les autorités ne voulaient pas nous laisser entrer en Ukraine. Pendant plusieurs heures, des négociations ont été nécessaires avant que nous puissions enfin passer la frontière dans la nuit du 15 au 16 avril. De plus, cela a été plus difficile qu’il est interdit de rentrer en Pologne avec la nourriture halal en Pologne. Nous ne pouvions donc pas revenir en voiture pour passer la nuit en Pologne (comme nous l’avons fait avec succès avec le premier convoi), du moins pas sans détruire une grande quantité de nourriture donnée. Étonnamment, la situation a changé et nous avons pu passer – mais c’était déjà au milieu du couvre-feu, c’est-à-dire qu’il était interdit d’être dans la rue, sauf pour les iservices indispensables.

Grâce à la communauté de Tartaran de Crimée, nous avons été escortés en toute sécurité de la frontière à la ville de Lviv, car ils nous ont fourni des volontaires et des documents pour passer tous les points de contrôle militaires et les contrôles de police. Nous avons apporté les dons à l’entrepôt de la communauté tartare de Crimée samedi vers midi. Il a été très apprécié par nos frères et sœurs.

Nous remercions toutes les personnes qui ont soutenu le deuxième convoi !

Un merci spécial à Maksym du Mouvement social (Ukraine) qui nous a rencontrés à Lviv.

Vive la solidarité internationale !

https://www.workers-aid.net/convoy/updates/

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Attitudes différenciées et évolutives de Russes qui soutiennent la guerre contre l’Ukraine

Depuis le tout début de l’invasion de l’Ukraine par la Fédération de Russie, la réaction des Russes eux-mêmes à la guerre est restée une question centrale. Que pensent-ils de la guerre ? Pourquoi les gens la soutiennent-ils ?

Les sondages d’opinion montrent généralement que la majorité des citoyens russes soutiennent les actions militaires russes en Ukraine. Mais les spécialistes des sciences sociales ont critiqué ces sondages, les jugeant peu fiables. Ils soulignent que nombre de ces enquêtes sont menées par des instituts de sondage fidèles à l’Etat russe, que les personnes interrogées dans les régimes autoritaires ont tendance à choisir des réponses qui soulignent leur attitude loyale envers les autorités, et que tous les instituts de sondage, y compris les dits indépendants, sont confrontés à un nombre élevé de refus lorsqu’ils demandent aux gens de participer, ce qui biaise à nouveau les résultats en faveur des personnes interrogées qui soutiennent la politique du gouvernement.

Plus important encore, les sondages d’opinion ne montrent pas ce que pensent les personnes qui soutiennent apparemment « l’opération spéciale » de l’armée russe en Ukraine. Qui sont ces personnes ? Que soutiennent-elles exactement ? Quelle est la logique qui sous-tend leur pensée ?

Seule une étude plus approfondie de la perception de la guerre en Ukraine par les Russes peut répondre à ces questions.

Nos recherches

Public Sociology Laboratory (Laboratoire de sociologie publique), un collectif de recherche indépendant, a commencé à mener des entretiens approfondis en Russie le 27 février et continue de le faire aujourd’hui.

Nous avons recueilli des entretiens avec des personnes à la fois hors ligne et en ligne.

Le travail hors ligne comprenait des entretiens lors d’événements publics dans les grandes villes de Russie (principalement Moscou et Saint-Pétersbourg) – par exemple, lors de rassemblements anti-guerre ou pro-guerre – et des entretiens dans le cadre de la routine quotidienne de nos enquêteurs, par exemple avec le caissier d’un magasin près de chez eux, un coiffeur dans un salon habituel, un barman dans un bar préféré, des voisins dans un train, etc.

Les entretiens en ligne ont été menés avec des personnes qui ont répondu aux appels lancés sur les réseaux sociaux et avec des personnes trouvées par la méthode de la « boule de neige », qui consiste à recruter d’autres personnes par le biais d’un ancien sondé ou d’une connaissance personnelle de l’enquêteur.

La propagande et la répression font qu’il est de plus en plus difficile d’obtenir l’autorisation de discuter de la guerre. Au moment de la rédaction de ce rapport, nos archives contiennent 134 entretiens sociologiques anonymes d’une durée moyenne de 40 à 50 minutes. Parmi ces entretiens, 30 ont été enregistrés avec des personnes qui s’identifient comme soutenant les opérations militaires de la Russie en Ukraine.

Nous pensons souvent que ceux qui soutiennent la guerre sont des personnes qui croient à la propagande de l’Etat russe, qui pensent que l’Ukraine a été «capturée par les nazis» et/ou que l’Ukraine (avec l’aide de l’OTAN) planifiait une attaque contre le Donbass et la Crimée, puis contre la Russie.

Un autre stéréotype est que ces personnes soutiennent Poutine ou sont prêtes à ignorer les conséquences négatives des sanctions économiques de l’Occident contre la Russie.

Mais nos recherches montrent que les raisons pour lesquelles les gens soutiennent l’opération militaire russe en Ukraine sont plus compliquées. Les toutes premières interviews que nous avons réalisées ont montré que nous ne pourrions pas dresser un portrait unique d’une personne qui soutient la guerre contre l’Ukraine. Au lieu de cela, nous avons trouvé une série de types de soutien, que nous avons séparés en différents groupes.

(1) Le profil ce ceux sensibles à la propagande d’Etat

Parmi les Russes qui soutiennent les actions de l’armée contre l’Ukraine, nous avons trouvé des personnes qui ont tendance à reproduire les clichés de la propagande d’Etat russe dans leur raisonnement.

Ces personnes font confiance aux sources d’information officielles russes (et le plus souvent ne consultent pas d’autres médias). Elles justifient la guerre en évoquant la nécessité de protéger les habitants du Donbass contre le régime ukrainien (qualifié de « nationaliste », « nazi » ou « fasciste ») et de combattre le « nazisme » ou le « fascisme » ukrainien en général.

Ces personnes s’inquiètent des pertes civiles parmi les Ukrainiens, mais elles estiment que l’armée ukrainienne en est responsable: cette dernière, selon elles, se cache dans les zones résidentielles et provoque des tirs de riposte sur les civils. Elles sont enclines à admettre que les sanctions vont frapper l’économie russe, mais sont prêtes à « endurer » leurs conséquences. Elles soutiennent Poutine et malgré le fait qu’elles voient des problèmes internes en Russie, elles sont prêtes à excuser ces problèmes durant une période difficile pour le pays.

Lors des entretiens avec ces « interrogés », nous avons toutefois remarqué une tendance intéressante : plus le temps s’est écoulé depuis l’invasion initiale de la Russie, plus ces personnes étaient prêtes à douter de l’image qu’elles se faisaient du monde.

Au cours de la première semaine de la guerre, aucun des soutiens de ce type du régime n’a suggéré que les informations reçues de sources russes officielles pouvaient être inexactes ou incomplètes.

Une ancienne médecin moscovite de 52 ans interrogée au début de la guerre a déclaré qu’elle regardait constamment les émissions en direct du propagandiste d’Etat Vladimir Solovyov en ligne – où il interroge souvent des experts invités – et qu’elle procédait ensuite à la comparaison avec les informations provenant des sources officielles de l’Etat, de la station de radio Echo de Moscou et de la chaîne de télévision indépendante Dojd, qui toutes deux ont été fermées peu après le début de la guerre.

« Je compare [les sources officielles et Solovyov] à ce que Dojd et Echo me disent, et il s’avère qu’Echo et Dojd, excusez-moi, ont été fermés pour des raisons correctes. Eh bien, parce que ce qu’ils diffusaient était… était tout simplement honteux », nous a-t-elle dit.

Et voici les mots d’un interrogé le 18 mars, trois semaines après le début de la guerre, qui exprime un certain doute sur ce que les médias rapportent : « Il n’y a pas de génocide, du moins du côté russe. Je dis cela sur la base de ce que j’entends dans les médias, de ce qu’on nous donne. Il me semble que personne, à part le gouvernement [russe], ne sait ce qui se passe réellement là-bas. Personne ne me donne de renseignements d’ordre militaire » (homme de 44 ans, de la ville Iochkar-Ola, travaillant dans la construction; il soutient la guerre).

(2) Les partisans du « monde russe »

Nous avons également trouvé parmi nos interviewés des partisans conscients et idéologiquement motivés du projet impérial. Il s’agit de personnes qui ont formé leur attitude à l’égard de la politique étrangère russe (en général, et des Etats voisins en particulier) bien avant l’invasion de 2022. Il s’agit principalement de personnes ayant des sympathies impériales et/ou des vues nationalistes, qui rêvent d’une Russie forte qui vaincrait enfin son ennemi éternel: l’Occident.

Non seulement ces personnes justifient la guerre de la Russie contre l’Ukraine, mais elles s’en félicitent. A leurs yeux, le conflit entre la Russie et le monde occidental dure depuis longtemps. La guerre contre l’Ukraine est donc une tentative d’établir la paix à l’avenir (malgré la rhétorique combative de l’OTAN), de mettre fin au nationalisme agressif en Ukraine et de ramener les Ukrainiens de l’Est dans le « monde russe ».

Ainsi, un interrogé, un travailleur de l’industrie musicale de 42 ans à Saint-Pétersbourg, explique son soutien à l’« opération spéciale » dans les termes suivants : « Ce n’était pas une surprise, parce que je suis le développement des relations internationales et la relation entre la Russie et l’Ukraine, et ainsi de suite, toute cette histoire. L’Ukraine n’est qu’un des aspects [de la confrontation entre la Russie et l’Occident]. Tout tendait vers cela – on voyait bien comment cela se préparait… Cette décision [d’envahir] contribuera à l’établissement de la paix en Europe de l’Est. »

Ou prenez l’explication d’un monteur vidéo indépendant, 28 ans, à Moscou : « Pour commencer, il y a une menace pour l’Etat russe de la part du régime proche du nazisme construit en Ukraine, qui a été gavé d’armes occidentales et qui est construit sur une idéologie de haine de la Russie et des Russes… Tout d’abord, nous parlons de la sécurité de la Russie. C’est sur la base des intérêts sécuritaires de la Russie que la décision a été prise d’annexer la Crimée en 2014. Et puis, effectivement, la dénazification de l’Ukraine, la rivalité avec l’OTAN sur le territoire de l’Ukraine, la protection de notre intérêt, en général, par exemple du gazoduc sur le territoire de l’Ukraine. »

Ces personnes sont sceptiques quant à la propagande de la télévision russe, mais plutôt parce qu’elles pensent qu’elle est stupide et inefficace – elles préféreraient avoir une « meilleure propagande ». Ce groupe sait que les forces russes ont tué des civils ukrainiens, mais a tendance à croire que 1° l’armée russe essaie d’éviter les victimes civiles, 2° les forces armées ukrainiennes occupent des positions dans des zones résidentielles et provoquent des victimes, et 3° les victimes sont inévitables dans toute guerre.

« Vous pouvez compatir [avec les Ukrainiens], vous pouvez vous inquiéter [de ce qui se passe], tout cela », a déclaré le travailleur de l’industrie musicale. « Mais ici, la situation est ce qu’elle est. La guerre est la guerre. Cette guerre se poursuit uniquement parce que le côté ukrainien veut la poursuivre. »

Les personnes de ce groupe n’ont pas peur des sanctions car, de leur point de vue, les sanctions ne feront qu’aider la Russie à se débarrasser de sa dépendance économique vis-à-vis de l’Occident. Ils soutiennent la politique étrangère de Poutine, mais peuvent être critiques à l’égard de la politique intérieure. Il n’y a aucune raison de croire que ces personnes sont susceptibles de changer d’attitude à l’égard de la guerre.

(3) La menace de l’OTAN

Le troisième groupe préférerait qu’il n’y ait pas de guerre – mais, puisque celle-ci a commencé, il justifie le conflit par la nécessité de répondre à l’avancée de l’OTAN vers l’est.

Un employé de bureau de 27 ans de Moscou nous a dit : « Je pense qu’il aurait dû être possible de trouver un accord au cours des huit dernières années, de trouver des moyens de contact afin de résoudre cette question par la diplomatie, sans action militaire. Malheureusement, Poutine a lancé une opération spéciale. Encore une fois, il y a des conditions préalables à cela. Je considère la Russie comme un grand pays, isolé du monde, qui poursuit sa propre voie. Et, bien sûr, la menace de l’OTAN existe bel et bien. Après tout, il s’agit de deux camps opposés et les bases militaires de l’OTAN sont placées autour de la Russie. Nous avons déjà perdu de nombreux pays amis dans cette affaire. Nous avons perdu l’Ukraine. Eh bien, puisqu’ils ne sont pas parvenus à un accord, alors bien sûr… Je pense que l’opération spéciale doit être menée pour assurer la sécurité dans la Fédération de Russie. »

Ces personnes sont sceptiques vis-à-vis de la propagande militaire russe et ne font pas confiance aux médias officiels russes. Elles utilisent diverses sources d’information, notamment l’opposition russe et les médias ukrainiens. Elles ont tendance à croire que la guerre entraînera le déclin économique de la Russie, l’appauvrissement de la population et la division de la société russe en camps belligérants (une préoccupation particulière pour nombre d’entre eux).

Ces partisans de la guerre peuvent également être des critiques de la politique intérieure de Poutine, affirmant par exemple que « de nombreux problèmes se sont accumulés à l’intérieur du pays » pendant son règne.

(4) Les relations personnelles

Le quatrième groupe est très probablement petit, mais néanmoins important : il s’agit des personnes qui ont un lien personnel avec le Donbass.

Ces personnes considèrent la « nouvelle guerre » comme une chance de mettre fin à la « vieille guerre » – le conflit en cours depuis 2014. Elles ou leurs proches ont déjà vécu les actions militaires de l’Ukraine dans le Donbass non contrôlé, elles ont vu des victimes parmi les civils, et ne sont donc pas choquées par de nouvelles victimes. Le cliché bien connu de la propagande russe (« Où étiez-vous ces huit dernières années ? » – une référence à 2014) est pour eux une expérience vécue.

Cet entretien avec une coiffeuse de 28 ans originaire de Horlivka, une ville située aux environs de Donetsk, qui a déménagé à Moscou après 2014, illustre bien cette logique :

Q : Est-ce que les habitants de Horlivka soutiennent l’action [militaire], à votre avis ?

R : Eh bien, ceux qui sont originaires de Donetsk la soutiennent. Pourquoi ? Parce que depuis 2014, les gens ont enduré [la guerre].

Q : Comment pensez-vous que cela va se terminer ?

R : J’aimerais déjà voir une trêve. Je reçois tous les jours des photos sur la façon dont mes amis sont tous en train de mourir.

Ces personnes ont tendance à traiter les autorités russes avec indifférence, voire de façon négative, mais face à ce « moment critique », elles se rangent de leur côté, qui est peut-être aussi celui de leurs proches.

Par exemple, notre prochaine personne interrogée s’est opposée à l’annexion de la Crimée en 2014 et a participé aux activités de l’opposition – mais en 2022, elle a soutenu la guerre contre l’Ukraine.

« Mes parents sont là-bas [à Donetsk] », dit-il, « donc j’ai suivi la situation toutes ces années… J’ai dû choisir entre mes croyances et entre mes amis; entre tous ces cercles artistiques et d’opposition moscovites et mes parents… Bien que toutes ces années, je me suis disputé avec [mes parents] sur leur attitude envers la politique, envers Poutine, envers la Russie. Il est clair qu’il est inutile de les convaincre, c’est pourquoi, dans ces moments critiques, je crois qu’il faut se ranger du côté de ses proches pour ne pas être divisés, séparés sur cette question » (homme de 34 ans, Moscou, analyste, il soutient la guerre).

Ces personnes espèrent réellement – sur la base d’une expérience concrète plutôt que d’une croyance abstraite – que l’invasion actuelle peut « mettre fin à la guerre ». En même temps, à leurs yeux, le principal objectif du gouvernement russe devrait être de mettre fin aux hostilités dans leur pays – ils sont moins intéressés par une avancée de l’armée russe sur Kiev que par une nouvelle étape dans la confrontation entre la Russie et l’OTAN. Ils voient probablement maintenant que la fin de la guerre n’est pas pour demain.

(5) Soutien « malgré tout »

Enfin, l’une des catégories les plus intéressantes de partisans de la guerre est celle des personnes qui critiquent les causes apparentes, le déroulement et les conséquences du conflit, mais qui répondent positivement lorsqu’on leur demande directement si elles soutiennent l’invasion.

Ces personnes étaient relativement peu nombreuses parmi nos interrogés, ce qui n’est pas surprenant. Ce sont précisément les personnes qui ne sont pas prêtes à répondre aux questions sur la guerre ; il est difficile de les convaincre d’établir un entretien. Elles sont donc sous-représentées dans les échantillons de recherche.

Notre entretien avec la personne suivante, une travailleuse de l’éducation de 49 ans originaire de Tcheliabinsk [Sibérie occidentale], est typique : « Je suis née en URSS, et j’ai été élevée dans l’esprit du patriotisme, donc je soutiens ma patrie, mon Etat, parce que je ne peux tout simplement pas faire autrement. Je suis contre la guerre, bien sûr. J’ai beaucoup de peine pour les personnes qui souffrent [en Ukraine], car beaucoup d’entre nous ont des parents, des amis et des connaissances là-bas. Tout le monde a quelqu’un là-bas. Très peu de gens ne connaissent personne en Ukraine. Naturellement, je suis très inquiète; je ressens un sentiment de honte, même si je ne comprends pas de quoi je suis personnellement coupable. Probablement parce que ces personnes ont cessé de dormir paisiblement, de vivre paisiblement. Et c’est la faute de mon Etat. C’est probablement cela. »

Pendant tout le reste de l’entretien, cette femme a fréquemment évoqué les aspects négatifs de la guerre, comme ce que vivaient les soldats russes (« il est impossible de regarder sans pleurer quand quelqu’un a été enterré ou que son corps a été ramené chez lui ») ou la destruction des villes ukrainiennes.

Comme certains interrogés de ce type, elle s’est montrée ouverte aux points de vue opposés, et sympathise avec les manifestants contre la guerre, mais ne croit pas à la possibilité d’un changement. « Je pense que l’Etat devrait écouter les raisons pour lesquelles les gens s’opposent à la guerre. Les protestations sont, pour la plupart, inutiles. »

Cet entretien illustre le fait que de nombreux Russes voient la guerre en Ukraine de manière contradictoire. Ils s’intéressaient peu à la politique et ne réfléchissaient pas à la relation entre la Russie et l’Ukraine avant l’invasion.

Mais après le début de la guerre, ce groupe a été confronté à des récits idéologiques opposés ; ils ont des parents et des connaissances en Ukraine, ou des enfants en âge d’aller à l’armée, ils s’inquiètent pour eux; leurs amis et leurs collègues avancent souvent des faits contradictoires; leur entourage immédiat (y compris, par exemple, des enfants ou des parents favorables à l’opposition) essaie de les convaincre de ne pas croire les fausses informations; ils ont de la peine pour les personnes qui meurent en Ukraine; leur niveau de vie baisse en raison des sanctions; ils ne voient pas l’intérêt de ce qui se passe, mais pensent qu’il peut néanmoins y avoir des raisons importantes.

Ces personnes n’ont pas une « opinion » cohérente que les sondages d’opinion peuvent mesurer, mais elles sont « comptées » comme des partisans de la guerre.

Les sources d’information

De nombreux soutiens à la guerre font confiance à la propagande russe et reçoivent des informations de sources russes officielles, principalement de la télévision. Mais pas tous. Certains d’entre eux utilisent activement YouTube et Telegram, s’abonnent à de nombreuses chaînes et consultent, entre autres, les médias ukrainiens et les informations de l’opposition russe. Pour certains partisans de la guerre – ou ceux qui ne sont pas satisfaits de ce qui se passe, mais déclarent leur soutien à l’« opération spéciale » – c’est la surabondance d’informations qui devient un problème plutôt que le manque d’informations.

« Nous comprenons tous que, d’une manière ou d’une autre, nous sommes victimes de diverses propagandes », nous a dit un étudiant de Tioumen [Sibérie occidentale].

Un analyste de 34 ans a déclaré : « J’ai un ensemble de canaux [Telegram] pro-russes et pro-ukrainiens. J’essaie de faire la différence entre leurs programmes. Je ne peux pas dire que les [canaux] ukrainiens soient particulièrement objectifs. Je ne vois pas vraiment de différence entre ce que les canaux pro-russes et pro-ukrainiens me montrent. »

Les personnes qui utilisent la télévision russe comme principale source d’information, selon les sondages, ont tendance à faire confiance à ces informations, à soutenir l’« opération spéciale » et à être plus âgées que celles qui utilisent activement Internet. Mais cela ne signifie pas que tous les partisans de la guerre sont des consommateurs de propagande d’Etat. Les utilisateurs actifs de YouTube et Telegram en Russie peuvent échapper à l’attention des campagnes de sondage en raison de leur nombre réduit, mais ils participent, dans une plus large mesure que les téléspectateurs, aux discussions pro-guerre, y compris en ligne, où ils contribuent à donner le ton.

Certains partisans de la guerre, sans surprise, refusent d’appeler la guerre une guerre. D’autres, en revanche, critiquent l’utilisation du terme « opération spéciale » comme un euphémisme inutile. Un entrepreneur de 46 ans de Yoshkar-Ola nous a dit : « La conduite d’opérations militaires et l’utilisation d’armes sont définitivement une guerre. Vous pouvez cacher n’importe quoi sous le terme “opération spéciale”. C’est la guerre. Et il n’y a pas besoin de la voiler d’une manière ou d’une autre. »

Et alors ?

Nos résultats suggèrent que les gens peuvent être à la fois « contre la guerre » et en faveur de l’« opération spéciale », et que leurs réponses peuvent changer en fonction du contexte politique, de l’environnement médiatique, et même des circonstances de la conversation.

Mais parmi les partisans russes de la guerre, il y a des personnes dont la perception des événements actuels découle de longues réflexions sur l’histoire et la géopolitique, d’opinions et de sympathies formées au fil du temps. Ce type de soutien est beaucoup moins susceptible de changer. On peut donc dire que l’attitude des Russes à l’égard du régime se développe sous l’influence de la propagande d’Etat en général.

Notre hypothèse – et celle que nous prévoyons de tester à l’avenir – est que les perceptions de la guerre par les gens changent de manière significative à mesure que le conflit se prolonge. Nous n’avons pas observé que le soutien initial des gens à la guerre a été remplacé par un certain rejet de celle-ci – les partisans de la guerre continuent à trouver des justifications aux actions militaires russes. Mais dans les entretiens récents, nous avons rarement rencontré un soutien inconditionnel à ce qui se passe.

Au contraire, nous observons plus souvent la volonté de quelqu’un d’admettre ses doutes ou de se plaindre d’un manque de compréhension des causes du conflit. Il n’est pas encore clair si cela peut conduire à un retrait du soutien à un moment donné.

La Russie vit un moment étrange. En tant que personnes opposées à la guerre, nous devons prendre au sérieux les personnes qui la soutiennent – ou qui sont désignées comme telles. Cela ne signifie pas que nous devons partager leur foi ou leurs illusions sur la guerre, mais que nous devons les considérer comme des personnes réelles, des concitoyens avec lesquels nous devons mener un dialogue sérieux. Ce n’est que de cette manière – et non en marginalisant ces personnes comme des fanatiques fous – que l’on peut réussir à leur communiquer un point de vue différent. Le dialogue avec les partisans de la guerre, qui est nécessaire pour faire campagne contre la guerre, doit tenir compte de la diversité du soutien des Russes à la guerre, de leurs attirances et de leurs dégoûts. Après tout, il sera nécessaire de mettre en œuvre un ensemble tout aussi diversifié de stratégies de persuasion. 

Les entretiens ont été recueillis par le Laboratoire de sociologie publique, Irina Kozlova et les volontaires Irina Antoshchuk, Serafima Butakova, Kira Evseenko, Darya Zykova, Nadezhda Kokoeva, Alexander Makarov, Anna Shabanova.

Svetlana Erpyleva

Svetlana Erpyleva est sociologue, chercheuse au Laboratoire de sociologie publique, chercheuse au Centre de recherche sociologique indépendante et boursière postdoctorale au Centre de recherche pour les études est-européennes, Université de Brême. Ses recherches portent sur les mouvements sociaux et l’action collective, l’engagement politique et la socialisation, la participation politique et la jeunesse en Russie.

Article publié par Open Democracy, le 16 avril 2022 ; traduction rédaction A l’Encontre

http://alencontre.org/europe/russie/russie-attitudes-differenciees-et-evolutives-de-russes-qui-soutiennent-la-guerre-contre-lukraine.html

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Une sévère critique de la position de Chomsky sur l’Ukraine

Le 8 avril, Noam Chomsky a dialogué avec Bill Fletcher Jr. en direct sur The Real News. Fletcher est un chroniqueur qui s’exprime dans plusieurs médias, un commentateur régulier et ancien président du ForumTransAfrica. La discussion était intitulée « Une réponse de gauche à l’invasion russe de l’Ukraine ». Bien que Chomsky ait dénoncé l’invasion russe de l’Ukraine, la qualifiant de crime d’agression, il ne serait pas faux de dire que Chomsky a rejeté toute la responsabilité de l’attaque russe sur le gouvernement américain. Les États-Unis, dit-il, ont franchi des « lignes rouges » évidentes alors qu’il était clair que la Russie réagiraitviolemment.

Le titre de l’événement aurait être « Chomsky appelle à la Realpolitik pour le 21e siècle ». Toutes les autorités qu’il a citées pour étayer ses arguments sont des stratèges, des diplomates et des ambassadeurs,comme George Kennan, Jack Matlock, Chas Freeman, des directeurs de la CIA, etc.

Ce sont des « réalistes », des théoriciens politiques qui s’inscrivent dans une tradition remontant jusqu’à Machiavel et qui refusent de parler de la façon dont les États devraient agir et parlent plutôt de la façon dont ils agissent et de la façon dont un « prince » ou un homme d’État doit être réaliste et ne pas essayer d’aller à contre-courant. Les réalistes veulent que les nations respectent les « sphères d’influence»  des grandes puissances, les « intérêts nationaux », l’équilibre des forces, etc. et s’opposent aux droits de l’homme, à la démocratie, à l’égalité ou à d’autres considérations morales en tant que préoccupation majeure de la politiqueétrangère.

Maintenant, qu’est-ce que tout cela a à voir avec nous, la gauche ? Où sont les sujets qui nous sont chers comme la démocratie, l’égalité, l’autodétermination des classes et des nations ? En fait, pas une seule personne de gauche n’a été mentionnée par Chomsky dans son interview d’une heure.

Fletcher mentionne que dans son dernier discours avant l’invasion, Poutine n’a pas insisté sur la menace supposée de l’OTAN mais a affirmé que l’Ukraine n’avait aucune raison légitime d’exister. Chomsky reconnaît (13:55 , moment de la vidéo de l’entretien https://www.youtube.com/watch?v=68Rh1tKx98k) ) que Poutine a dit ces choses, mais il les minimise immédiatement et évoque une citation de Poutine selon laquelle « quiconque veut rétablir l’Union soviétique avec ses anciennes frontières a perdu la raison. » Il dit que la Russie n’est vraiment pas si forte avec une économie de la taille de l’Italie. Puis il fait un commentaire stupéfiant. À 15:40 il dit, « Elle n’est pas sur le point de conquérir qui que ce soit, c’est inimaginable. » C’est une déclaration assez bizarre, vu que la Russie envahissait l’Ukraine au moment même où il parlait. A-t-il voulu dire que la Russie ne va pas conquérir tout l’empire de l’ancienne Union soviétique ? En tout cas, il nel’a pas dit.

Dans la phrase suivante, Chomsky dit : « L’Ukraine est effectivement un cas spécial, comme c’est le cas depuis 30 ans. » Il poursuit en disant qu’il y a eu d’autres déclarations sur les objectifs de guerre de la Russie faites par le ministre russe des Affaires étrangères qui expliquaient que le principal désir de la Russie était la neutralisation et la démilitarisation de l’Ukraine, et la sécurité de la région de Donbass. Chomsky veut donc nous faire croire que Lavrov et d’autres larbins de Poutine contrôlent ce que la Russie veut vraiment, et non le monsieur qui parle à ses subordonnés du bout de cette très longue table.

Chomsky a détaillé les assurances données à Gorbatchev et à d’autres que si l’Union soviétique (en 1990) permettait à l’Allemagne de se réunifier et de rejoindre l’OTAN, cette dernière n’avancerait pas « d’unpouce » vers l’Est. Ces promesses verbales ont été faites, mais il n’y a pas eu de solide traité pour les fixer. D’autre part, Chomsky n’a pas mentionné le Mémorandum de Budapest de 1994, écrit et signé, qui garantissait par écrit que la Russie, les États-Unis et la Grande-Bretagne respecteraient les frontières de l’Ukraine, vieilles de 40 ans. Lorsque Fletcher aborde ce sujet (19:21) et la question générale de la sécurité, Chomsky esquive la question et commence à parler de la neutralité qui, selon lui, a bien fonctionné pour leMexique, l’Autriche et la Finlande.

Fletcher évoque à nouveau le Mémorandum de Budapest (21:30) et demande comment les Ukrainienspeuvent attendre de la Russie qu’elle respecte un traité puisqu’en 2014, la Russie a violé le Mémorandum,s’est emparée de la Crimée et a soutenu les séparatistes du Donbass.

Chomsky répond : « Il est certain que l’Ukraine ne pouvait pas supposer que la Russie respecterait le traité », puis il s’étend sur le fait que les États-Unis ne respectent pas les traités et donne de nombreux exemples.Ensuite, il semble revenir à la question de Fletcher et dire que la question est « Les circonstances sont-elles telles que les grandes puissances respecteront leurs engagements ? », puis il se lance dans une sérénade sur ce que serait la situation actuelle si les États-Unis avaient écouté les avertissements d’hommes d’État comme Kennan. À part une vague allusion aux « circonstances », il n’explique pas comment l’Ukraine était censée traiter avec un gouvernement russe qui a ignoré sa propre promesse écrite de ne pas l’envahir.

Chomsky précise que cet homme d’État [Kennan] a prévenu que la Russie accepterait l’expansion et leshumiliations de l’OTAN, mais seulement jusqu’à un certain point. Ses lignes rouges étaient la Géorgie et l’Ukraine (25:45 mn) qui sont « profondément ancrées dans le cœur géostratégique de la Russie, comme le reconnaissent toutes les parties. » Quel genre de gauchiste parle comme ça ? Quel gauchiste pense que le Mexique ou Cuba font partie du « cœur » des États-Unis simplement parce qu’ils ont une frontière ou sontproches des États-Unis ?

À 27:47 mn de l’entretien, Chomsky revient sur la  «situation actuelle ». Il affirme que la politique américaine actuelle consiste à se battre jusqu’au « dernier Ukrainien » et à bloquer les perspectives de paix, ne laissant à Poutine aucune autre alternative que le « suicide » ou le chemin de la guerre nucléaire. L’idée que les Ukrainiens veulent se battre pour vivre dans leur propre pays après avoir vu ce que c’était de vivresous la domination russe n’est pas prise en compte. Non, ce sont les États-Unis qui mènent la danse.

Fletcher demande à Chomsky pourquoi Poutine devrait s’inquiéter de l’expansion de l’OTAN en Ukraine,sachant que l’Allemagne et la France sont opposées à cette idée et y mettraient leur veto. Chomsky répond que les États-Unis ont un pouvoir écrasant et que les pays sont terrifiés par cet « État voyou violent » et poursuit en évoquant la guerre des États-Unis contre Cuba. En bref, il ne répond pas à Fletcher.

Une chose qui me reste en travers de la gorge, c’est que Chomsky a dit plusieurs fois : « La Crimée n’est plus à discuter ». Qui est-il pour dire ça ? Elle a fait partie de l’Ukraine pendant 70 ans. Il a été convenu par écritdans le Mémorandum de Budapest qu’elle faisait partie de l’Ukraine.

Actuellement, elle est composée d’une écrasante majorité de russophones. L’une des raisons de cette situation est le nettoyage ethnique brutal qui a eu lieu pendant la Seconde Guerre mondiale. Staline a déporté un quart de million de personnes de Crimée, principalement des Tatars. Des dizaines de milliers de personnes sont mortes. Chomsky insiste sur le fait que la Crimée abrite un port de mer chaude. Et alors ? LaRussie a beaucoup de ports. Et si elle était enclavée ? Il y a 44 pays enclavés dans le monde. Ils transportent des marchandises par camion et par train vers les ports maritimes d’autres nations. Les gauchistes n’ont pas de problème avec ça, seulement les penseurs « stratégiques ». La gauche condamne universellement lesÉtats-Unis pour avoir obligé les Cubains de permettre le maintien d’une base militaire à Guantanamo. Alors pourquoi la Russie aurait-elle le droit éternel d’en avoir une sur la péninsule de Crimée ?

À 40:38 Fletcher pose une question sur la guerre de Poutine en Tchétchénie et en Syrie et Fletcher dit qu’il voit « une ligne qui va de la Tchétchénie à l’Ukraine » pour laquelle les États-Unis ont eu peu ou pas de rôle.

Chomsky déraille vraiment sa position lorsqu’il parle de la Syrie. Cela vaut la peine de citer l’intégralité desa déclaration. À 41:39 il commence :

« La Syrie, c’était criminel et meurtrier et destructeur, mais si on veut connaître les raisons, elles n’étaient pas obscures. Les États-Unis, la France, l’Allemagne soutenaient les forces d’opposition qui en 2013, 2014 étaient pour la plupart des forces djihadistes qui se battaient contre le gouvernement reconnu de la Syrie, le gouvernement qui a un siège à l’ONU et qui est reconnu internationalement. Ils essayaient de le renverser, c’est un allié russe. La CIA fournissait des armes de pointe aux forces d’opposition, des armes antichars sophistiquées, qui ont arrêté les armées d’Assad. Et ce de manière assez prévisible. Pas besoin d’être un génie pour le prévoir. Je l’avais prédit. D’autres l’ont fait. Les Russes ont réagi. La Russie est entrée en guerre, vraiment pour la première fois, pour attaquer les armes antichars de la CIA. Puis ils ont continué à soutenir l’effort brutal et vicieux d’Assad pour reconquérir la Syrie, avec des atrocités horribles, et ainsi de suite. Techniquement, ce n’est pas criminel, certainement pas illégal, mais c’est criminel au sens moral, pasau sens juridique. C’est ce qui s’est passé en Syrie ».

Fletcher interrompt et dit : « Une des choses que vous écartez est qu’il y a eu un soulèvement en Syrie. »

Chomsky :

« Il y a eu un soulèvement, cela faisait partie du printemps arabe, un soulèvement réformiste démocratique, et Assad l’a écrasé avec une violence extrême. Cela a débouché sur la guerre civile et, progressivement, les forces jihadistes ont pris le dessus. Vous pouvez débattre des détails, mais en 2013, 2014, il y avait une opposition largement basée sur le jihad, que les États-Unis soutenaient et qui tentait de renverser legouvernement brutal et meurtrier responsable de l’écrasante majorité des crimes, mais qui se trouvait être le gouvernement reconnu internationalement, qui était un allié de la Russie et quand on en est arrivé au point où la CIA fournissait des armes avancées, sans surprise, les Russes sont intervenus pour les détruire. Puis ilssont passés à la destruction du reste de la Syrie.

C’est joli ? Non, c’est très moche. Personne ne croit que les Russes sont des saints, mais c’est une puissance impériale, mineure par rapport aux États-Unis, en tant qu’économie ils sont au même niveau que l’Italie et l’Espagne, [en termes] d’armes avancées. Ils sont… nous n’avons pas besoin de rappeler que la Russie a été envahie et pratiquement détruite deux fois au cours du 20e siècle par la seule Allemagne… Maintenant, l’idée d’une alliance militaire avancée et hostile dirigée par l’État le plus puissant et le plus agressif du monde quifournit et renforce une coopération stratégique et de défense avec l’Ukraine et avec un programme solide et mis en œuvre en accord avec un statut de l’Ukraine en tant que partenaire de l’OTAN … une menacesérieuse pour la Russie. »

Fletcher : « Est-ce vraiment une menace pour la Russie ? Nous ne parlons pas de 1941… La Russie possède le plus d’armes nucléaires de tous les pays de la planète. Qui s’inquiète de la sécurité de l’Ukraine ? »

J’arrête la citation à 46:50 pour parler de la Syrie.

L’exposé factuel de Chomsky est en grande partie faux. Les États-Unis ne se battaient pas pour renverser le gouvernement Assad ! Ils avaient envoyé des armes légères aux groupes d’opposition syriens et quelques armes antichars, mais rien qui puisse les défendre contre l’armée de l’air d’Assad (comme les MANPADS [missile sol-air] qu’ils demandaient désespérément). Elle a spécifiquement interdit à des alliés comme l’Arabie saoudite ou le Qatar de les fournir également. En 2013, l’État islamique était présent dans de grandes parties de la Syrie et de l’Irak, ce qui est devenu la priorité absolue des États-Unis. À partir de ce moment-là, les États-Unis ont envoyé de l’aide aux unités militaires uniquement si elles promettaient de les utiliser exclusivement pour combattre l’État islamique. Malgré tous ces handicaps, les groupes armés syriens avaient presque vaincu Assad en 2015. Les avions de l’armée de l’air russe les ont attaqués pour sauver Assad et non pour combattre les États-Unis dont le soutien aux « rebelles » opposés à Assad avait pris fin des années auparavant. En fait, les États-Unis et la Russie coopéraient dans la lutte contre l’État islamique.

Passons maintenant aux arguments politiques de Chomsky. Il répète deux fois et longuement le fait qu’Assad était le chef de gouvernement « internationalement reconnu » en Syrie et qu’il avait donc le droit d’obtenir une aide militaire de son alliée la Russie. L’amour de Chomsky pour le caractère sacré hobbesien de la souveraineté est déconcertant. Dès le 17e siècle, le juriste néerlandais Hugo Grotius soutenait que les droits du souverain devaient être limités par les principes d’humanité. Le droit international et les pouvoirs conférés aux Nations Unies ont de plus en plus limité les pouvoirs de la souveraineté. Les sièges de villes entières par Assad ont défié les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU, par exemple la résolution 2139 du Conseil de sécurité qui exigeait la fin de ses bombes barils [engin explosif improvisé qui consiste en un baril rempli d’explosifs, de gaz, de combustible et de ferraille.], l’entrave aux convois alimentaires de l’ONU vers les zones assiégées et la libération des femmes et des enfants de ses prisons. De même, l’activité russe en Syrie est un crime international, un crime de guerre, et non, comme le prétend Chomsky, à prendre dans un simple « sens moral ».

Chomsky parle de la « réaction » de la Russie comme s’il s’agissait d’une loi de la nature, comme s’ildécrivait ce qui se passe lorsqu’une personne touche un fil sous tension. Il n’y avait aucune raison pour que la Russie « réagisse » et participe au meurtre de masse des Syriens. Poutine a pu joyeusement exercer soncontrôle tyrannique sur les Russes, quoi qu’il arrive en Syrie.

Mettre en avant le fait que la Russie a été envahie deux fois par l’Allemagne est vraiment indigne deChomsky. Le Kaiser et Hitler ont-ils donné à Poutine le droit de faire tout ce qu’il veut au nom de la sécurité de la Russie ? Où avons-nous déjà entendu cet argument ? C’est exactement ce que dit Israël. Les Juifs ont été tués dans un holocauste, donc nous, Israël, pouvons faire tout ce que nous voulons parce que c’est pournotre sécurité.

Laissons la Syrie. À 47:40, Fletcher pose à nouveau la question de la sécurité de l’Ukraine et Chomsky s’esquive à nouveau en parlant des méfaits et des crimes des États-Unis en Afghanistan. Plus tard, il dit que si l’Ukraine avait été neutre comme l’Autriche ou la Finlande, il n’y aurait eu aucun problème de sécurité.

Puis il poursuit en justifiant ce que la Russie a fait en 2014, en répétant l’accusation désormais familière selon laquelle il y a eu un coup d’État [en Ukraine] « avec une implication directe des États-Unis. »Essentiellement, cet homme de gauche affirme que les Ukrainiens n’avaient pas le droit de renverser ungouvernement qui interdisait les manifestations et tirait sur les foules, et dont le président était notoirement corrompu. Puis il donne une justification à la saisie du territoire ukrainien par la Russie : « La Russie aurait pu rester les bras croisés et applaudir comme nous aurions pu le faire si un gouvernement pro-chinois avait été mis en place avec le Mexique et appelle à une alliance militaire avec la Chine. »

Chomsky répète que la Russie y avait son seul port de mer chaude, y compris des bases navales, en Crimée.« Ils étaient immédiatement menacés par le gouvernement pro- américain qui a pris le pouvoir avec une implication directe des États-Unis. » C’est faux. Quelle « menace directe » pesait sur son port de mer chaude ? L’Ukraine avait-elle interdit le commerce russe via Sébastopol ? Avait-elle exigé que les troupes russes quittent la péninsule de Crimée ? La réponse est « non » dans les deux cas.

Fletcher pose enfin la question suivante : « De nombreuses personnes de la gauche américaine pensent quenous ne pouvons rien faire contre Poutine. Que devrions-nous faire ? »

Chomsky répond que nous devrions amener les États-Unis à abandonner leur politique consistant à se battrejusqu’au dernier Ukrainien et laisser Poutine sans issue, « le dos au mur », et accepter que l’Ukraine ait un statut comme le Mexique, l’Autriche et la Finlande. Une fois de plus, il dit que la Crimée n’est « plus en discussion ». Encore une fois, ce sont les États-Unis qui ne sont pas raisonnables.

Enfin, considérez ce qui ne figure pas dans les remarques de Chomsky. Tout d’abord, les mots « solidarité avec l’Ukraine » sont absents. Il ne suggère jamais que la gauche demande aux Ukrainiens ce qu’ils veulent, s’ils pensent être des pions américains ou s’ils veulent continuer à se battre pour défendre leur pays. Chomsky, qui se décrit comme un anarchiste, ne mentionne pas ce que pensent les anarchistes ou lessocialistes ukrainiens, et il ne parle jamais des armes, ni du fait que l’Ukraine ait le droit de se procurer des armes pour se défendre.

L’exercice de realpolitik de Noam Chomsky est déprimant. Il devrait savoir que la gauche ne devrait pass’impliquer dans la défense des notions de sphères d’influence ou de géopolitique.

Stanley Heller, 18 avril 2022

Stanley Heller est administrateur de Promouvoir une paix durable et animateur du magazine d’information télévisé « The Struggle ». Il est l’auteur de La trahison des Juifs par les sionistes : From Herzl to Netanyahu.

Publié par New Politics

Traduction Patrick Le Tréhondat

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La CGT exige la libération immédiate d’Alexandre Yaroshuk !

Dans la nuit du mardi 19 au mercredi 2  avril, notre camarade Alexandre Yaroshuk a été arrêté par le KGB du Belarus, la police politique du régime de Loukachenko. Des dizaines d’autres militants syndicalistes du BKDP seraient également arrêtés, dans une vague de répression qui touche également les membres de leurs familles !

La CGT demande la libération immédiate d’Alexandre, figure incontournable du syndicalisme indépendant du Belarus et voix puissante en faveur de la paix depuis le début de la guerre de Poutine en Ukraine, conduite avec la complicité de Loukachenko.

Le 29 mars dernier, Alexandre lançait un vibrant et courageux appel en faveur de la paix dont voici des extraits :

« Peu de pays dans le monde ont connu dans leur histoire des guerres aussi meurtrières que nous. Nous devons tout faire pour retrouver notre dignité, pour que la Biélorussie ne soit jamais considérée comme un agresseur militaire. Et qui d’autres que nous le fera ? Le nom de notre pays, les noms de nos villages et de nos villes ne doivent pas incarner la menace et le danger pour le peuple de l’Ukraine voisine, fraternel pour nous. Ils ne doivent pas incarner la mort.

Moi, président du Congrès biélorusse des syndicats démocratiques Alexandre Yaroshuk, je m’adresse à vous. La guerre de la Russie en Ukraine n’est pas notre guerre. Nous pouvons l’arrêter, nous devons l’arrêter ! La majorité absolue des Biélorusses, 97%, ne veulent pas que la Biélorussie participe à la guerre en Ukraine ! Nos descendants ne nous pardonneront pas notre silence au moment le plus critique de notre histoire ! N’ayez peur de rien ni de personne ! Il est difficile d’imaginer pire que ce qui nous arrive aujourd’hui. Jamais et nulle part au monde la demande de mettre fin à la guerre n’a été un crime ! Et jamais et nulle part au monde, il n’y a eu de cause plus noble que de s’opposer à la guerre, contre le meurtre d’innocents, de femmes, de personnes âgées et d’enfants !

Exigez sur vos lieux de travail, au nom des collectifs de travail : non à la guerre, non à la participation de la Biélorussie à celle-ci ! Exigez l’interdiction d’envoyer des troupes biélorusses en Ukraine, exigez le retrait des troupes russes de notre pays ! Faisons-le maintenant, faisons-le aujourd’hui ! Parce que demain, il sera trop tard ! Parce que demain pour les Biélorusses ne viendra peut-être jamais ! »

Le BKDP, syndicat dont la création est très étroitement liée à l’exercice effectif du droit de grève et à sa contestation par Loukachenko a pris une part active à l’explosion sociale qui a suivi l’élection présidentielle de 2020. Ses militants ont animé un grand nombre de comités de grèves et plusieurs de ses dirigeants, dont Alexandre Yaroshuk, ont piloté le comité national de coordination des grèves.

Le BKDP et la CGT entretiennent d’anciennes et fructueuses relations de fraternité et de solidarité. Alexandre a participé au 50ème congrès de la CGT à Toulouse et son organisation a pris une part très active dans notre Forum sur les transitions écologiques et sociales en juin 2021.

La CGT demande au gouvernement français d’intervenir sans délais pour exiger sa libération et de placer Alexandre Yaroshuk sous la protection de sa diplomatie sur place.

Communiqué à télécharger au format PdF : Communiqué arrestation Yaroshuk

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Arrestation de dirigeants syndicaux au Belarus

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La répression contre les syndicats libres en Biélorussie s’est sérieusement intensifiée. Hier, 19 avril, la direction de la confédération du Congrès biélorusse des syndicats démocratiques (BKDP) a été arrêtée : le président Aliaksandr Yarashuk et le vice-président Siarhei Antusevich du BKDP, ainsi que le président du syndicat libre biélorusse (SPB), Mikalaj Sharakh. Ces arrestations interviennent alors que le BKDP a exprimé une forte opposition à l’invasion de l’Ukraine par la Russie et que l’un de ses syndicats, le syndicat belarus des travailleurs de l’industrie radioélectronique (REP), a été considéré au début du mois par lerégime comme une organisation « extrémiste ».

Une perquisition dans le bureau du BKDP à Minsk a eu lieu aujourd’hui par le KGB. Des perquisitions ont eu lieu aux domiciles de Yarashuk et Antusevich. Des ordinateurs, des cartes flash, des documentspersonnels, des passeports, des cartes bancaires leur appartenant et appartenant aux membres de leur famille, des cartes SIM d’opérateurs mobiles étrangers, des drapeaux de syndicat, tout ce qui porte des rubans blanc-rouge-blanc [symbole de l’opposition réprimée], des tasses, des drapeaux, des symboles, des tracts et mêmedes livres. Les téléphones portables de tous les employés du bureau du BKDP : avocat, secrétaireinternational et responsable de l’équipe média ont mis hors d’état de fonctionner. L’une des employées du bureau a été emmenée pour interrogatoire après la fouille de son appartement.

Le président du Syndicat libre biélorusse (SPB), Mikalaj Sharakh, a également été arrêté alors qu’il serendait à vélo à une audience du tribunal de Polotsk, et sa maison et son appartement ont été fouillés. […]

Le Belarus est considéré comme l’un des pires pays au monde pour la violation des droits des travailleurs. Depuis de nombreuses années, les organisations de défense des droits de l’homme expriment leur profonde inquiétude quant aux violations des droits de l’homme dans le pays : « disparitions », violences policières et absence de liberté d’expression et d’association. Malgré les tentatives du régime de Loukachenko de prendre le contrôle des syndicats indépendants et d’entraver leur développement, l’organisation et l’activité régulière des syndicats, ceux-ci n’ont jamais baissé les bras et ont continué leurs activités pour leurs membres.

En lien avec l’élection présidentielle de l’automne 2020, dont le résultat a manifestement été falsifié, la situation dans le pays s’est encore détériorée. Toutes les formes d’opposition ont été réprimées par une forte brutalité policière, des emprisonnements et des harcèlements. Le mouvement syndical indépendant est intervenu très tôt central dans la lutte contre la fraude du résultat des élections et la lutte pour la démocratie. Il y a eu une vague de grèves, d’actions et de manifestations exigeant l’annulation des résultats des électionset la libération de tous les prisonniers politiques.

Les grèves et les manifestations qui ont suivi ont subi la terreur, les arrestations massives et la torture. Un certain nombre de représentants et de militants syndicaux ont été licenciés, et beaucoup ont été emprisonnés ou contraints de fuir le pays. Des bureaux syndicaux ont été perquisitionnés et fermés.

En août dernier, les autorités ont ordonné la dissolution du syndicat de journalistes BAJ et arrêté plus de 20 partisans de la démocratie. En septembre, des militants du syndicat indépendant biélorusse (BITU) et des membres du Congrès biélorusse des syndicats démocratiques (BKDP), affilié à la CSI, ont été arrêtés, placésen détention et soumis à des fouilles par les services de sécurité de l’État.

L’OIT a appelé le gouvernement à rétablir les droits des travailleurs

La Commission d’experts de l’OIT a appelé le gouvernement du Bélarus à rétablir sans délai les droits et libertés des travailleurs. Elle demande instamment au gouvernement de prendre des mesures pour la libération de tous les syndicalistes qui sont toujours en détention et l’abandon de toutes les charges liées à laparticipation à des actions de protestation pacifiques en 2020 ; de s’abstenir d’arrêter, de détenir et de harceler, y compris par des poursuites, les dirigeants et les membres des syndicats engagés dans des activités syndicales légitimes.

La commission a demandé instamment au gouvernement de veiller à ce qu’il n’y ait pas d’obstacles àl’enregistrement des syndicats, tant en droit qu’en pratique ; de mettre fin aux interférences dans la formationdes syndicats, y compris dans les entreprises privées.

20 avril 2022

Publié par Réseau Syndical International de Solidarité et de Luttes

Traduction Patrick Le Tréhondat

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Guerre et racisme

Opposons-nous au tri raciste entre les réfugiés en provenance d’Ukraine !

Pour les Ukrainiens, ces dernières semaines ont été traumatisantes. À ce jour, l’ONU recense plus de 2,8 millions de réfugiés fuyant les bombes russes qui s’abattent sur les populations civiles d’Ukraine, laissant derrière eux une vie entière. Parmi ces réfugiés, nombre d’entre eux sont originaires de pays du monde entier, dont des étudiants originaires d’Afrique, d’Inde, du Maghreb… Depuis les premières attaques notre département accueille quelques réfugiés mais les traite de façon discriminatoire, selon leur pays d’origine.

À Darbres, en Ardèche, 8 étudiants originaires d’Afrique et du Maghreb ayant fui la guerre ont été reçus par la Préfecture de l’Ardèche qui a rejeté leurs demandes de protection temporaire. Elle leur laisse un mois pour préparer leur départ. 3 pourtant avaient des promesses d’embauche en CDI ici dans des métiers sous tension, et l’ un d’eux s’était vu proposer une solution pour poursuivre ses études avec l’Université de Grenoble. Un retour en Ukraine pour reprendre leurs études n’est pas envisageable pour eux, les universités et les campus ayant été détruits. De plus, ils craignent des agressions racistes à leur retour là-bas.

S’ils retournent dans leur pays d’origine, ils auront perdu des années de scolarité, financées par leur famille, sans avoir pu obtenir à temps leur diplôme.

Nous insistons sur la nature systémique de ces discriminations qui ne se limitent pas à l’accueil des réfugié-e-s. Rappelons que cette lutte est bien plus large et concerne toute notre société.

Stop au racisme d’État !

  • Opposons-nous à l’expulsion pour ces Algériens, Guinéens, Ivoiriens, et permettons leur de continuer leurs études en France !

  • Opposons-nous au tri raciste entre réfugié-e-s ayant fui une guerre !

  • Que l’accueil des réfugiés soit le même pour toutes et tous !

  • Le même droit d’asile pour toutes et tous !

  • La protection temporaire doit être étendue à tous les ressortissant·e·s non ukrainien·ne·s qui résidaient en Ukraine et qui ont dû fuir le pays. La protection temporaire permet également aux réfugié-e-s de bénéficier de divers autres droits : l’accès au marché du travail, l’accès au logement, l’aide sociale, l’aide médicale, le versement de l’allocation pour demandeurs-ses d’asile, la scolarisation des enfants mineurs, un droit à la tutelle légale pour les mineurs-es non accompagné-e-s ainsi que l’accès à l’éducation.

Pour un Cessez-le-feu immédiat et un arrêt des bombardements en Ukraine.

Nous réaffirmons notre soutien à la population ukrainienne attaquée et bombardée, à tous les réfugié-e-s et ceux qui manifestent ou désertent l’armée en Russie et font face à la répression !

Signer la pétition en ligne : https://chng.it/rKNmdzZFGj

Signataires : MRAP Aubenas, MRAP Privas, Comité pour la paix d’Aubenas, RESF Privas, FSU 07, Union Départemental CGT Ardèche, Union Locale CGT Aubenas, Confédération Paysanne 07, CNT-STP 26, FNEC-FP FO 07, CNT Aubenas, Solidaires Aubenas, Union Populaire sud 07, LFI sud 07, PG Ardèche, Ensemble !, NPA 26-07, POI 07

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De la Syrie à l’Ukraine : l’ombre du campisme

Tandis que rebelles syriens et zapatistes expriment leur soutien à la résistance ukrainienne, une partie de la gauche occidentale reste coincée entre débats géopolitiques et propagande russe – quitte à occulter la voix des peuples en lutte sur le terrain. Les journalistes et militants Taras Bilous et Leila al-Shami dénoncent ici les errements du campisme « de gauche ».

« C’était un appel écrit au lendemain de l’invasion russe », explique Taras Bilous, l’auteur d’un texte qui a beaucoup tourné sur les réseaux sociaux fin février : « Lettre de Kyiv à la gauche occidentale » [1]. Pour ce journaliste et militant engagé à Sotsialnyi Rukh, une importante organisation de base de la gauche ukrainienne, il était vital de dénoncer « l’influence de la propagande de Poutine » sur une partie de cette gauche occidentale. Il rappelle que la question ne date pas d’hier : « Depuis des années, on entend des critiques à côté de la plaque [émanant de la gauche campiste], par exemple sur le soulèvement de Maïdan [2] qui aurait été manipulé par l’Otan. » Résultat : « Cela fragilise le mouvement social ukrainien », estime Taras qui pointe notamment du doigt « des députés européens de gauche français et allemands [qui] sont allés jusqu’à voter contre des résolutions pour la libération des prisonniers politiques ukrainiens en Russie, dont l’anarchiste Oleksandr Koltchenko [3] ».

On retrouve aujourd’hui ces positions campistes à plusieurs endroits de l’échiquier politique de gauche : chez des syndicats italiens comme la Confédération générale italienne du travail (CGIL) et l’Union syndicale de base (USB) qui refusent de soutenir la résistance ukrainienne sous prétexte que cela empêcherait la désescalade ; au parti socialiste irlandais qui appuie une opération de « dénazification » ; et dans une partie de la gauche française, de la CGT à La France insoumise, qui adopte la position relativiste « ni Otan, ni Russie ».

Tristes campismes

Une frange de la gauche occidentale reste ainsi séduite par l’idée, héritée de la guerre froide, selon laquelle la Russie incarnerait le camp de la résistance contre le seul impérialisme étatsunien [4]. Une position campiste récemment convoquée : lors de la guerre en Syrie, certains sont allés jusqu’à justifier l’autoritarisme de Bachar el-Assad au nom d’une pseudo « résistance anti-impérialiste », pendant que le soulèvement populaire syrien était réprimé dans le sang. Leila al-Shami, activiste anti-autoritaire anglo-syrienne [5], explique avoir ressenti « un sentiment d’horreur » à l’annonce de l’invasion russe en Ukraine : « Les Syriens comprennent plus que tout autre le traumatisme que vivent les Ukrainiens. Il y a une forme de rage, parce que des années de politique de normalisation avec le régime russe – en Syrie, en Géorgie, en Tchétchénie, en République centrafricaine – l’ont encouragé à commettre de tels actes avec un sentiment d’impunité. »

Pour l’autrice du puissant « Anti-impérialisme des imbéciles », un texte publié sur son blog [6] en 2018, « le fait qu’une certaine gauche puisse considérer l’État russe comme “anti-impérialiste” témoigne d’un détachement de la réalité et d’une attitude politique réactionnaire, selon laquelle les États en compétition pour le pouvoir seraient le principal lieu de conflit, tout en ignorant les luttes des peuples contre leurs régimes répressifs ».

« Oui, mais l’Otan… »

« Lorsque la révolution syrienne a éclaté, se rappelle Leila, les voix des Syriens étaient effacées du débat. Les médias ont donné la parole à des cohortes d’“experts” autoproclamés. Beaucoup ne s’intéressaient pas à ce qui se passait réellement, mais voyaient dans la guerre contre-révolutionnaire un champ de bataille sur lequel projeter leurs propres idéologies centrées sur l’Occident. » Elle poursuit : « Dans le cas de la Syrie, tout a été dépeint comme le résultat de l’intervention occidentale qui aurait comploté en faveur d’un “changement de régime”, tandis qu’en Ukraine, tout serait lié à l’expansionnisme de l’Otan. »

Dès les premiers jours de l’invasion russe, la dénonciation des guerres impérialistes menées par l’Otan depuis 20 ans est en effet devenue virale. Si l’indignation sélective des gouvernements est clairement critiquable et s’inscrit, elle aussi, dans une logique de blocs, répéter en boucle « Oui, mais l’Otan » conduit bien à relativiser l’agression russe en Ukraine, à ne voir dans celle-ci qu’une réponse aux « provocations » du bloc occidental. Sans aucun effet sur l’agression en cours, ces discours, assortis de vœux de résolution diplomatique entre superpuissances, occultent les résistances populaires et les mouvements sociaux en Ukraine – comme en Biélorussie et au Kazakhstan.

« Débunker » les nazis

Sur le champ de bataille de la communication, une partie de la gauche occidentale paraît également perméable à la guerre de désinformation menée par la Russie. Appuyés sur des faits avérés, telles que les exactions du régiment Azov (néonazi) au Donbass, puis son intégration dans l’armée ukrainienne en 2014, de nombreux hoax noient les réseaux sociaux. Malgré les tentatives de « débunkage », exagérer le poids des néonazis dans l’autodéfense armée revient à légitimer l’invasion, présentée par Poutine comme une opération de « dénazification » – quand bien même le ciblage des populations civiles ne laisse aucun doute sur ses véritables intentions. Taras Bilous affirme d’ailleurs que « ces dernières années, les néonazis étaient sur le déclin : beaucoup étaient en prison et le rejet populaire était évident (le parti Svoboda a fait moins de 2% aux élections présidentielles de 2019) ». Il poursuit : « Le mouvement social de 2014 a renforcé les tendances progressistes de la société. Si cette guerre alimente à nouveau le nationalisme, on peut espérer que ces milices d’extrême droite ne prennent plus autant de place, grâce à l’implication massive des Ukrainiens et des forces progressistes dans l’autodéfense. »

Des procédés similaires de disqualification avaient été employés en Syrie : Jean-Luc Mélenchon dépeignait par exemple les révolutionnaires syriens comme islamistes, tout en mettant en doute les attaques chimiques sur Douma [7]. Pour Leila al-Shami, « les révolutionnaires syriens ont été calomniés – parce qu’ils n’étaient pas assez “purs” sur le plan idéologique ». Et de préciser : « Par exemple, les appels des Syriens en faveur d’une no-fly zone [8] ont été présentés comme une alliance avec l’impérialisme étatsunien au lieu d’un appel désespéré à la survie. » Par ailleurs, Leila al-Shami regrette que « cette fois encore, les Ukrainiens sont soit ignorés, soit dépeints comme des “victimes”, des réfugiés ayant besoin de charité ».

Vers « un internationalisme par le bas »

Plus elle méconnaît les réalités sociales, plus elle amplifie le récit du Kremlin, plus la frange campiste de la gauche occidentale se rend perméable aux théories conspirationnistes, diffusées notamment en France par des chaînes Youtube comme Livre noir, proche d’Eric Zemmour, ou Canard réfractaire, sympathisante de Mélenchon et du mouvement Gilets jaunes. Selon Leila al-Shami, « il est certain que les positions de la gauche autoritaire et de l’extrême droite se chevauchent en ce qui concerne la Russie et ses théories du complot. C’est une situation dangereuse qui permet à l’extrême droite de diffuser ses idées ». Pour autant, elle observe que « de plus en plus de personnes commencent à remettre en question le discours de cette gauche concernant l’Ukraine, parce qu’elle est moins liée à des préjugés culturels ou racistes qu’elle ne l’a été en Syrie ». Pour la militante, « c’est important, sans quoi la gauche occidentale restera impuissante à répondre aux défis de notre époque que sont les conflits, les déplacements de réfugiés et la montée du fascisme ».

En attendant cette nécessaire auto-analyse, Taras Bilous vient de s’engager dans une unité d’autodéfense. Et il n’est pas le seul : « Il y a un très fort niveau de résistance populaire. Je ne vois pas comment la Russie parviendra à contrôler une population qui rejette massivement son invasion. La question est : combien de vies humaines ça va coûter ? » La résistance peut en tout cas compter sur le soutien des révolutionnaires syriens, des zapatistes et d’autres activistes anti-autoritaires qui appellent à fonder un « internationalisme par le bas » [9].

Oum Ziad

https://cqfd-journal.org/De-la-Syrie-a-l-Ukraine-l-ombre-du

[1] « A Letter to the Western Left from Kyiv »opendemocracy.net(25/02/2022).

[2] Lire encadré de l’article « Autodéfense ukrainienne, mobilisations russes« .

[3] « Vous avez choisi le déshonneur… Mais pourquoi, au juste ? », blog Mediapart (17/06/2018).

[4] « Il n’est pas vrai que la Russie soit une menace pour la paix dans le monde », avait par exemple déclaré Jean-Luc Mélenchon sur Twitter le 5 janvier 2017.

[5] Et coautrice de Burning Country – Au cœur de la révolution syrienne (L’échappée, 2019).

[6] leilashami.wordpress.com

[7] Lire à ce sujet « Alep : en France, les pro-Poutine à demi-mot »Libération (15/12/2016) et « Ukraine : Mélenchon aux prises avec son passé », Mediapart(26/02/2022).

[8] Zone d’exclusion aérienne, interdisant le survol d’un territoire donné. Elle implique que les États qui la mettent en place soient déterminés à abattre tout avion qui l’enfreindrait, ce qui peut être considéré comme un acte de guerre.

[9] Lire notamment « Guerre en Ukraine : 10 enseignements syriens », site de La Cantine syrienne de Montreuil (03/2022) et « Il n’y aura pas de paysage après la bataille (À propos de l’invasion de l’armée russe en Ukraine) », site d’Enlace zapatista(06/03/2022).

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La botte russe, une menace pour l’édition ukrainienne

Déclaration des éditions Medusa (Kyiv) et Syllepse (Paris)

L’agression militaire de la Fédération de Russie, le 24 février dernier, contre l’Ukraine constitue une violation délibérée du droit à la nation ukrainienne à exister et à déterminer librement son avenir. Les massacres, les viols, les tortures constituent des moyens de guerre de l’armée russe auxquels le peuple ukrainien oppose une résistance héroïque.

Si elle aboutissait, cette invasion, signifierait également pour les Ukrainien·nes une mise au pas idéologique et culturelle, la disparition de tout espace de réflexion, l’écrasement des libertés démocratiques élémentaires, d’expression et d’association.

Les éditions Medusa, maison d’édition indépendante de Kyiiv, ont développé depuis plusieurs années un catalogue constitué de pensée libre, critique, émancipatrice.

Un tel catalogue est insupportable aux maitres du Kremlin. Les éditions Medusa, comme l’ensemble des autres éditeurs ukrainiens, sont actuellement en grave danger.

Les éditions Syllepse se sont engagées dans le soutien au peuple ukrainien en publiant plusieurs ouvrages. Cet engagement va se poursuivre et s’approfondir avec le soutien à l’édition ukrainienne.

Dans ce cadre, les éditions Medusa (Kyiv) et Syllepse (Paris) ont décidé de nouer un partenariat de solidarité et d’assistance.

Désormais, les ouvrages des éditions Medusa en langue ukrainienne seront disponibles et mis en vente par les éditions Syllepse notamment sur son site https://www.syllepse.net/.

Ainsi, nous voulons permettre à tous et toutes d’apporter un soutien aux éditions Medusa en acquérant un ou plusieurs de ses livres dont le prix unitaire est de 5 euros (format pdf). Le produit de la vente de ces livres sera intégralement versé aux éditions Medusa.

Le 20 avril 2022

 

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Liens avec d’autres textes

L’appel de 80 intellectuels : « Ne nous trompons pas de combat ! Il faut soutenir les Ukrainiens sans calcul ni réserve »

Plus de quatre-vingts écrivains et universitaires de pays dont la population est plutôt favorable à Vladimir Poutine, parmi lesquels l’Indienne Arundhati Roy, la Libanaise Hanan El-Cheikh, la Tunisienne Sophie Bessis et le Nigérian Wole Soyinka, prix Nobel de littérature, demandent dans une tribune au « Monde » à « tous ceux et celles qui réclament pour eux la liberté » de « se tenir aux côtés des Ukrainiens ».

https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/04/18/l-appel-de-80-intellectuels-ne-nous-trompons-pas-de-combat-il-faut-soutenir-les-ukrainiens-sans-calcul-ni-reserve_6122656_3232.html

Marko Bojcun : Rapport sur la guerre et la résistance No. 3

https://ukrainesolidaritycampaign.org/2022/04/16/war-and-resistance-report-no-3/

Des romans et des témoignages

Compte tenu de l’imbrication des populations, il est bien difficile de définir ce qui relève ou pas de la littérature ukrainienne ou russe ou biélorusse.

Par exemple Svetlana Alexievitch, de mère ukrainienne et ayant vécu toute son enfance en Ukraine, est de nationalité biélorusse et écrit en russe. Son inspiration n’est pas obligatoirement ukrainienne, mais son livre « La supplication » tourne autour de la catastrophe de Tchernobyl.

Nos critères seront donc : l’auteur.e a une ascendance ukrainienne et/ou a écrit sur un sujet ayant trait à l’Ukraine et/ou en ukrainien.

https://irp.cdn-website.com/892a6557/files/uploaded/LitteratureUkraine-special08.pdf

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Tous les textes précédemment publiés 
et les liens sont maintenant regroupés sur la page :

https://entreleslignesentrelesmots.blog/retrait-immediat-et-sans-condition-des-troupes-russes-solidarite-avec-la-resistance-des-ukrainien·nes/

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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