Les dirigeants des grandes puissances jouent avec le feu (+ autres textes)

  • Gilbert Achcar : Les dirigeants des grandes puissances jouent avec le feu
  • Non à la guerre – Russie, bas les pattes devant l’Ukraine !
  • Renaud Duterme : Les leçons géopolitiques de la crise ukrainienne
  • Russie-Ukraine : « Une situation pire que durant la guerre froide ». Entretien avec Ilya Boudraitskis
  • Ilya Matveev, Ilya Budraitskis : Les Russes ordinaires ne veulent pas de cette guerre

Il n’est pas exagéré de dire que ce qui se passe actuellement au cœur du continent européen est le moment le plus dangereux de l’histoire contemporaine et le plus proche d’une troisième guerre mondiale depuis la crise des missiles soviétiques à Cuba en 1962. Il est vrai que, jusqu’à présent, ni Moscou ni Washington n’ont fait allusion à l’utilisation d’armes nucléaires, même s’il ne fait aucun doute que les deux pays ont mis leurs arsenaux nucléaires en état d’alerte face aux circonstances actuelles. Il est également vrai que le degré d’alerte militaire aux Etats-Unis n’a pas encore atteint celui qu’il avait atteint en 1962. Mais le déploiement militaire russe aux frontières de l’Ukraine dépasse les niveaux de concentration de troupes à une frontière européenne observés aux moments les plus chauds de la « guerre froide », tandis que l’escalade verbale occidentale contre la Russie a atteint un stade dangereux accompagné de gesticulations et de préparatifs militaires qui créent une possibilité réelle de conflagration.

Les dirigeants des grandes puissances jouent avec le feu. Vladimir Poutine peut penser qu’il ne fait que déplacer la reine et la tour sur le grand échiquier afin de forcer l’adversaire à retirer ses pièces. Joe Biden peut croire qu’il s’agit d’une bonne occasion pour lui de redorer son image nationale et internationale, très ternie depuis son échec embarrassant dans l’organisation du retrait des forces étatsuniennes d’Afghanistan. Et Boris Johnson peut croire que les rodomontades prétentieuses de son gouvernement sont un moyen bon marché de détourner l’attention de ses problèmes politiques intérieurs. Il n’en reste pas moins que, dans de telles circonstances, les événements acquièrent rapidement leur propre dynamique au son des tambours – une dynamique qui dépasse le contrôle de tous les acteurs, pris individuellement, et risque de déclencher une explosion qu’aucun d’entre eux n’avait initialement souhaitée.

En Europe, la tension actuelle entre la Russie et les pays occidentaux a atteint un degré jamais vu sur le continent depuis la Seconde Guerre mondiale. Les premiers épisodes de guerre qui s’y sont déroulés depuis lors, les guerres des Balkans dans les années 1990, n’ont jamais atteint le niveau de tension prolongée et d’alerte entre les grandes puissances elles-mêmes auquel nous assistons aujourd’hui. Si une guerre devait éclater en raison de la tension présente – même si elle ne faisait initialement que sévir sur le sol ukrainien – la situation centrale et la taille même de l’Ukraine suffisent à faire du danger de propagation de l’incendie à d’autres pays européens limitrophes de la Russie, ainsi qu’au Caucase et à l’Asie centrale, un péril grave et imminent.

La cause principale de ce qui se passe aujourd’hui est liée à une série de développements, dont la première et principale responsabilité incombe au plus puissant qui en a eu l’initiative – c’est-à-dire, bien sûr, les Etats-Unis. Depuis que l’Union soviétique est entrée dans la phase terminale de son agonie sous Mikhaïl Gorbatchev, et plus encore sous le premier président de la Russie post-soviétique, Boris Eltsine, Washington s’est comporté envers la Russie comme un vainqueur impitoyable envers un vaincu qu’il cherche à empêcher de pouvoir jamais se redresser. Cela s’est traduit par l’expansion de l’OTAN, dominée par les Etats-Unis, en y intégrant des pays qui appartenaient auparavant au Pacte de Varsovie dominé par l’URSS, au lieu de dissoudre l’Alliance occidentale parallèlement à son homologue orientale. Cela s’est également traduit par le fait que l’Occident a dicté une politique économique de « thérapie de choc » à l’économie bureaucratique de la Russie, provoquant une crise socio-économique et un effondrement d’énormes proportions.

Ce sont ces prémisses qui ont le plus naturellement conduit au résultat contre lequel l’un des conseillers les plus éminents de Gorbatchev – un ancien membre du Soviet suprême et du Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique –, Georgi Arbatov, avait mis en garde il y a trente ans, lorsqu’il avait prédit que les politiques occidentales à l’égard de la Russie conduiraient à « une nouvelle guerre froide » [1]et à l’émergence d’un régime autoritaire à Moscou, renouant avec la vieille tradition impériale de la Russie. C’est ce qui s’est produit avec l’arrivée au pouvoir de Poutine qui représente les intérêts des deux blocs les plus importants de l’économie capitaliste russe (dans laquelle se mêlent capitalisme d’Etat et intérêts privés) : le complexe militaro-industriel – qui emploie un cinquième de la main-d’œuvre industrielle russe, en plus des effectifs des forces armées – et le secteur pétrolier et gazier.

Le résultat est que la Russie de Poutine pratique une politique d’expansion militaire qui va bien au-delà de ce qui prévalait à l’époque de l’Union soviétique. A l’époque, Moscou n’a déployé de forces de combat en dehors de la sphère qui était tombée sous son contrôle à la fin de la Seconde Guerre mondiale que lors de l’invasion de l’Afghanistan à la fin de 1979, invasion qui a précipité l’agonie de l’URSS. Quant à la Russie de Poutine, après avoir retrouvé une vitalité économique, depuis le début du siècle, grâce à l’augmentation du prix des combustibles, elle est intervenue militairement hors de ses frontières à une fréquence comparable à celle des interventions militaires étatsuniennes avant la défaite au Vietnam, et entre la première guerre des Etats-Unis contre l’Irak en 1991 et la sortie peu glorieuse des forces étatsuniennes de ce pays, vingt ans plus tard. Les interventions et les invasions de la Russie ne se limitent plus à son « étranger proche », c’est-à-dire les pays adjacents à la Russie, qui étaient dominés par Moscou à travers l’URSS ou le Pacte de Varsovie. La Russie post-soviétique est intervenue militairement dans le Caucase, notamment en Géorgie, en Ukraine et plus récemment au Kazakhstan. Mais elle mène également, depuis 2015, une guerre en Syrie et intervient sous un déguisement qui ne trompe personne en Libye et plus récemment en Afrique subsaharienne.

Ainsi, entre le regain de belligérance russe et la poursuite de l’arrogance des Etats-Unis, le monde se trouve au bord d’une catastrophe qui pourrait grandement accélérer l’anéantissement de l’humanité, vers lequel notre planète se dirige par le biais de la dégradation de l’environnement et du réchauffement climatique. Nous ne pouvons qu’espérer que la raison l’emportera et que les grandes puissances parviendront à un accord répondant aux préoccupations de sécurité de la Russie et recréant les conditions d’une « coexistence pacifique » renouvelée qui réduirait la chaleur de la nouvelle guerre froide et l’empêcherait de se transformer en une guerre chaude qui serait une catastrophe énorme pour toute l’humanité.

[1] «Eurasia Letter : A New Cold War», Georgi Aabatov, in Foreign Policy. No.95, Summer 1994 (pp. 90-103)

Gilbert Achcar

Article traduit en anglais à partir de l’original arabe publié dans Al-Quds al-Arabi, 25 janvier 2022 ; traduction de l’anglais par la rédaction de A l’Encontre

http://alencontre.org/ameriques/americnord/usa/les-dirigeants-des-grandes-puissances-jouent-avec-le-feu.html

Ucrania: Los dirigentes de las grandes potencias juegan con fuego

https://vientosur.info/ucrania-los-dirigentes-de-las-grandes-potencias-juegan-con-fuego/

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Non à la guerre – Russie, bas les pattes devant l’Ukraine !

Nous, socialistes, syndicalistes et activistes luttant pour les droits humains, la justice sociale et la paix, nous sommes solidaires du peuple ukrainien contre l’impérialisme russe.

Le mouvement syndical international et les socialistes du monde entier doivent dénoncer et s’opposer vigoureusement aux menaces de la Russie contre l’Ukraine.

Nous nous opposons au manœuvres irresponsables des grandes puissances et de l’OTAN se posant en arbitres du destin de l’Ukraine. Le déploiement croissant de l’OTAN dans d’autres pays de l’Europe de l’Est est motivé par la rivalité de l’Occident avec la Russie, pour protéger leurs intérêts économiques et influence, et non les besoins des Ukrainiens. Nous ne soutenons ni Washington ni Moscou, parce qu’aucun des deux n’est digne de confiance.

Actuellement, c’est la Russie qui menace l’autodétermination du peuple ukrainien et son droit légitime à l’existence même comme nation indépendante.

C’est la Russie qui a massé des troupes aux frontières de l’Ukraine ; qui a annexé la Crimée et persécuté les Tatars de Crimée. C’est la Russie qui a organisé une guerre de huit ans dans l’est de l’Ukraine qui a causé quatorze mille morts, trente mille blessés et un million neuf cent mille de personnes déplacées rien que du côté ukrainien. 

Asservie par les gouvernants russes, tsaristes et staliniens, l’Ukraine a été pendant des siècles l’objet d’exploitation et d’oppression nationale. Sa culture et sa langue furent discriminées. Des millions de gens ont péri aux mains du Kremlin.

Le mouvement des travailleurs ne doit avoir rien en commun avec le chauvinisme russe. Le projet de Poutine n’est pas de rendre l’Ukraine plus démocratique, mais de la soumettre dans l’intérêt des oligarques, la classe sociale au pouvoir en Russie.

Sous-estimer une menace fasciste est dangereux, mais nous ne devrions pas non plus la surestimer. Cela a conduit certains à accepter le faux « anti-fascisme » de Poutine, qui lui sert de camouflage, pour justifier leur soutien à l’impérialisme russe. L’agression de cet oppresseur historique de l’Ukraine a exacerbé la question nationale, enflammé le nationalisme et des éléments d’extrême droite. Mais seuls les Ukrainiens eux-mêmes peuvent défaire la petite extrême droite, et non une invasion russe.

Nous saluons les courageux internationalistes en Russie qui protestent contre la politique guerrière de Poutine, et nous exigeons la libération des prisonniers politiques russes.

Nous appelons à l’instauration de la paix au travers de l’autodétermination du peuple ukrainien. Cela ne signifie pas un soutien au gouvernement actuel de l’Ukraine ou à un Etat dominé par les grands groupes et les oligarques.

Nous sommes solidaires des socialistes, des syndicalistes et des activistes luttant pour les droits démocratiques et humains, qui en Ukraine peuvent contribuer au progrès social et démocratiques – ce que la Russie ne peut tolérer et essaie d’empêcher.

Nous exigeons le retrait de toutes les troupes russes des frontières ukrainiennes et des territoires occupés, et la fin de l’ingérence russe en Ukraine – une fois pour toutes.

Pour se joindre à cet appel, contacter Ukraine Solidarity Campaign

Version originale de l’appel en langue anglaise :

No to war – Russia hands off Ukraine!

We, socialists, trade unionists, scholars, activists for human rights, social justice and peace, stand in solidarity with the people of Ukraine against Russian imperialism.

The international left and labour movement must vigorously oppose Russia’s threats against Ukraine.

We say neither Washington nor Moscow. We oppose the policy and manoeuvrings of the big Western powers and NATO.

But currently it is Russia that is threatening the Ukrainian people’s right to self-determination and challenging their legitimacy as an independent nation.

It is Russia that has massed troops on Ukraine’s borders; Russia that has annexed Crimea and persecuted the Crimean Tatars; and Russia that has organised an eight-year war in eastern Ukraine leading to 14,000 deaths, 30,000 wounded and 1.9 million displaced people on the Ukrainian side alone.

Subjugated by Russian Tsarist and Stalinist rulers, for centuries Ukraine was the object of exploitation and national oppression, its culture and language subject to discrimination. Millions perished at the hands of the Kremlin.

We call for peace through self-determination of the Ukrainian people. That does not mean support for the current government of Ukraine or the capitalist oligarchs it serves.

Despite its rhetoric, self-evidently the Russian government is interested in neither democracy nor opposing fascism. The Russian government actively promotes pro-Russian sections of the far right in occupied eastern Ukraine and other parts of Europe; and its anti-Ukrainian policy strengthens the hand of far-right Ukrainian nationalists too.

We hail the brave internationalists in Russia protesting against Putin’s war politics. We demand the release of Russian political prisoners.

We stand in solidarity with socialists, trade unionists and activists for democratic and human rights who, who can bring real progress – in Ukraine and in Russia..

We demand the withdrawal of Russia’s troops from the Ukrainian borders and occupied territories, and an end to Russian interference in Ukraine.

https://aplutsoc.org/2022/02/06/non-a-la-guerre-russie-bas-les-pattes-devant-lukraine/

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Appel national inter Organisations 9 février version 2

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Les leçons géopolitiques de la crise ukrainienne

Ce sont les grandes questions de ce début d’année. À quoi joue la Russie ? Pourquoi amasse-t-elle des milliers d’hommes à sa frontière avec l’Ukraine ? En cas d’invasion, quelles seraient les conséquences pour le reste du continent européen ? Petits détours géopolitiques pour comprendre la situation.

Si les tensions entre l’Ukraine et le pouvoir russe ne datent pas d’hier, il faut revenir à la fin de la guerre froide pour comprendre la situation actuelle entre les deux pays. L’effondrement du pouvoir soviétique, le dépeçage de l’URSS, l’humiliation face au géant étasunien, autant de couleuvres que la Russie a toujours du mal à avaler. La détente des années 1990 a certes donné lieu à un rapprochement entre les deux puissances, mais avant tout sur base d’une thérapie de choc orchestrée par le FMI (et donc des États-Unis) ayant conduit à une privatisation massive (entendez liquidation) de pans entiers de l’économie russe au profit d’oligarques et de puissances étrangères [1]. Élément fondamental également : la promesse faite à Gorbatchev par les États-Unis et l’Allemagne d’un non-élargissement de l’OTAN vers les frontières de la Russie.

Le réveil de l’impérialisme russe

Cette promesse sera rompue moins d’une décennie plus tard avec l’adhésion de la Hongrie, de la Pologne et de la République tchèque à l’alliance militaire. Par la suite, l’intention des États-Unis d’installer des boucliers antimissiles en Europe de l’Est ou encore le soutien des puissances occidentales à plusieurs révolutions dans d’anciennes républiques soviétiques (révolution des roses en Géorgie en 2003 et surtout révolution orange en Ukraine l’année suivante) vont exacerber la sensibilité russe (alors dirigée par Vladimir Poutine) et surtout lui fournir un prétexte pour s’ingérer à son tour dans les affaires internes de ses voisins.

Le paroxysme de ces ingérences sera la reconnaissance de la sécession de deux régions séparatistes en Géorgie en 2008. Et bien sûr, en 2014, l’annexion de la Crimée (péninsule située au sud de l’Ukraine et point stratégique pour la Russie car lui favorisant l’accès à la mer Noire et donc au commerce maritime mondial) et le soutien (bien que non reconnu officiellement) aux séparatistes du Donbass, région frontalière entre les deux pays. La situation actuelle n’est donc que le dernier épisode d’un feuilleton de près de trente ans mettant en scène une lutte entre Russie et États-Unis pour l’élargissement de leur sphère d’influence respective.

Une nouvelle guerre froide ?

Partant de là, serions-nous retournés à l’époque de la guerre froide ? Cette vision des choses, a priori pertinente, oublie cependant que les différences idéologiques, fondamentales lors de la guerre froide, n’existent pour ainsi dire plus. Pire encore, le fait que la Russie ait rejoint avec entrain le capitalisme mondialisé et dérégulé l’entraîne dans les contradictions inhérentes à ce système, à savoir la nécessité de trouver de nouveaux débouchés et l’accès à de nouvelles ressources hors du territoire national. Or, cette expansion ne peut évidemment se faire qu’au détriment d’autres puissances empêtrées dans le même dilemme. Le géographe David Harvey résume la chose comme tel : « tous les territoires occupés par le capitalisme produiront des capitaux en excès et vont rechercher une solution spatiale. Il en résultera inévitablement des rivalités géopolitiques pour l’influence ou le contrôle d’autres territoires » [2].

En définitive, ce à quoi nous assistons n’est qu’un nouvel affrontement entre deux impérialismes avec, du côté de la Russie, les mêmes pratiques et coups tordus que ceux pratiqués par les États-Unis depuis plus d’un siècle maintenant :

  • Ingérences dans les affaires intérieures d’autres pays. Outre l’Ukraine et la Géorgie, le soutien de la Russie à Bachar el-Assad fait inévitablement penser aux nombreuses dictatures soutenues, voire mises en place par les États-Unis ces dernières décennies (Iran, Chili, Brésil, Nicaragua, Haïti, ancien Zaïre, Irak, etc. [3].

  • Appui à des forces sécessionnistes destinées à déstabiliser des pays et créer des États « amis ». Ici encore, la politique du Kremlin a comme un air de déjà-vu, par exemple au Panama, région amputée à la Colombie en 1903 avec l’appui des États-Unis pour maintenir un contrôle sur le canal du même nom. Ou dans les Balkans, avec le soutien à l’indépendance du Kosovo en 2008, pourtant en violation du droit international.

  • Recours à des milices non officielles. On ne compte plus les affaires dans lesquelles a traîné la CIA (assassinats de dirigeants, organisation de coups d’États, espionnage, corruption, guerres civiles) pour le compte des intérêts étasuniens [4]. Il semblerait que la milice Wagner n’ait rien à lui envier. Cette société militaire privée russe, officieusement à la solde du Kremlin, est active dans la plupart des terrains d’opérations au sein desquels la Russie joue un rôle. De la Syrie au Mali en passant par la Centrafrique et la Libye, Wagner est au cœur d’accords de sécurité in fine destinés à la défense des intérêts russes dans les pays concernés. 

La machine de propagande en marche

Évidemment, une politique impérialiste n’est jamais justifiée comme telle et doit s’accompagner d’une campagne de communication dissimulant les véritables intérêts sous des motifs plus louables. « La première victime d’une guerre, c’est toujours la vérité », disait Rudyard Kipling. Et dans notre cas, les deux côtés se livrent à une intense propagande conforme aux célèbres Principes élémentaires de propagande de guerre de l’historienne belge Anne Morelli [5]. À commencer par le rejet de la responsabilité sur l’autre partie. En effet, Russes comme Américains se rejettent la faute, aucun d’entre eux ne désirant la guerre mais risquant d’y être contraint par l’autre partie. Un classique.

Tout comme le fait de personnifier le mal, ce qui est évident à travers l’image diabolique de Vladimir Poutine véhiculée en Occident. Ce dernier incarne à lui seul la menace russe. Implicitement, un pays de plus de 140 millions d’habitants avec ses réalités sociales complexes et contradictions internes est réduit à la volonté et à la personnalité d’un seul homme.

Dans chaque camp, les motifs de l’embrasement sont bien entendu humanitaires. D’un côté la défense de l’intégrité du territoire ukrainien. De l’autre les persécutions dont seraient victimes les séparatistes pro-russes.

Et bien sûr, le manichéisme omniprésent empêchant toute nuance : la nécessité de prendre parti pour un camp ou l’autre. Comme l’écrit Anne Morelli : « lors de toute guerre, celui qui se veut prudent, écoute les arguments des deux camps en présence avant de se forger un point de vue ou met en doute l’information officielle, est immédiatement considéré comme complice de l’ennemi ». Une vieille histoire…

En bref, ce à quoi nous assistons ne semble en rien inédit et constitue plutôt un cas d’école d’une énième confrontation entre puissances impériales (ou du moins se considérant comme tel). Il n’en reste pas moins que la situation est inquiétante car, en cas de guerre, ce sont bien les populations civiles qui paieront le plus lourd tribut. Et les marchands d’armes (États-Unis et Russie en tête) qui en récolteront les plus grands profits. Quant à l’Europe, son rôle semble bien dérisoire dans cette affaire, sans aucun doute en raison de la forte dépendance de nombreux membres vis-à-vis du pétrole et du gaz russes.

Renaud Duterme

https://geographiesenmouvement.com/2022/02/21/les-lecons-geopolitiques-de-la-crise-ukrainienne/#more-2667

[1] Joseph Stiglitz, La Grande Désillusion, Paris, Fayard, 2002.

[2] David Harvey, Géographie et capital. Vers un matérialisme historico-géographique, Paris, Syllepse, 2010, p. 231.

[3] Les travaux de Noam Chomsky résument remarquablement les objectifs de la politique étrangère étasunienne.

[4] Mark Zepezauer, Les sales coups de la CIA, Paris, L’Esprit Frappeur, 2002.

[5] Anne Morelli, Principes élémentaires de propagande de guerre, Bruxelles, Aden, 2010.

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Russie-Ukraine : « Une situation pire que durant la guerre froide ». Entretien avec Ilya Boudraitskis

Dans une situation extrêmement dangereuse, marquée par l’agression militaire russe contre l’Ukraine et plus globalement un contexte d’instabilité hégémonique au niveau mondial qui accentue les rivalités entre puissances impérialistes, nous publions cet entretien éclairant réalisé par Ervin Hladnik Milharčič avec Ilya Boudraitskis, publié dans le quotidien slovène Dnevnik et traduit par Jan Malewski pour la revue Inprecor.

Outre d’indispensables informations concernant le pouvoir russe et sa machine de propagande nationaliste/militariste mais aussi le rapport de la population russe à ce qui se joue actuellement, il permet notamment de mieux comprendre les liens entre le durcissement autoritaire en Russie – qui tend vers l’écrasement de toute opposition et de toute velléité de contestation ouverte – et l’initiative impériale prise par Vladimir Poutine contre l’Ukraine.

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Ervin Hladnik Milharčič : Alors que vous êtes à Moscou et moi à Ljubljana, sommes-nous en train de parler à travers une future ligne de front ? On parle de la guerre. En Europe, la politique encourage vivement les Russes à faire quelque chose, employant pour cela tous les canaux médiatiques. Et de votre côté, cela rassemble à quoi ?

Ilya Boudraitskis : Pensez-vous à la façon dont les gens ordinaires perçoivent la situation ou bien quel imaginaire le régime crée-t-il ?

Ervin Hladnik Milharčič : Pour commencer, comment les médias russes présentent les tensions à la frontière russo-ukrainienne ?

Ilya Boudraitskis : Les médias officiels russes, notamment toutes les chaînes de télévision, sont contrôlés par le Kremlin. D’autres sont presque inexistantes. À propos de l’Ukraine, ces médias d’État emploient un langage de guerre depuis 2014. Au cours des derniers mois, il n’y a pas eu de modifications de cette manière d’en parler. C’est toujours le même vocabulaire.

Ervin Hladnik Milharčič : Qu’entendez-vous par le langage de la guerre ?

Ilya Boudraitskis : Des débats sans fin sur le profond clivage entre notre pays et l’Occident, avec lequel nous sommes en conflit historique. L’emploi d’une rhétorique militaire extrêmement agressive. Nous entendons parler de nos bombes, chars, avions et autres armes. Nous entendons dire que nous pouvons détruire les États-Unis d’Amérique en deux ou trois minutes, ou que nous pouvons facilement gagner à nouveau une guerre mondiale. C’est devenu le langage courant des médias officiels.

Ervin Hladnik Milharčič : Quel effet cela a-t-il sur l’opinion publique ?

Ilya Boudraitskis : Fabuleux. Chez nous, pour aider les enfants à s’endormir, nous leur racontons l’histoire d’un garçon qui criait « au loup ». Vous connaissez cette histoire, n’est-ce pas ? Le garçon courait dans tout le village en criant « loup, loup, loup » pour attirer l’attention sur lui. Il a réussi. Tout le village s’est mobilisé à plusieurs reprises. Quand finalement le loup est venu dans le village, plus personne n’a fait attention à lui. Au moins depuis 2014, les médias officiels parlent sans cesse et sur un ton très fantaisiste d’un inévitable conflit avec l’Ukraine, qui ne s’est jamais concrétisé. Maintenant, ils veulent sonner l’alarme. Ces dernières semaines, les médias officiels ont tenté de faire savoir que la situation était devenue très grave. Que cette confrontation militaire est réelle. Cependant, le public ne perçoit pas cette annonce comme quelque chose de différent. La réaction courante à ces messages est de dire : « Nous savons que nous sommes en conflit avec l’Ukraine, nous savons que nous sommes en conflit avec les États-Unis, vous nous le répétez tout le temps, c’est donc la normalité ».

Ervin Hladnik Milharčič : Aucune émotion particulière ?

Ilya Boudraitskis : C’est plus compliqué que cela. D’une part, les gens y voient la poursuite de la stratégie habituelle consistant à pointer du doigt les bizarreries des élites au pouvoir. Le langage du conflit leur est si familier qu’ils ne sont plus émus. Mais en même temps, on craint de plus en plus la possibilité d’une véritable escalade. La peur de la guerre fait lentement son chemin.

Ervin Hladnik Milharčič : Ce malaise est-il également perceptible dans les médias officiels ?

Ilya Boudraitskis : Non, selon eux nous avons déjà remporté la victoire. Mais les gens sont de plus en plus inquiets. Ce n’est pas seulement mon sentiment. La peur de la guerre a toujours été la deuxième plus grande crainte après celle concernant sa santé personnelle et les soucis qui l’accompagnent du fait du fonctionnement des institutions publiques et de leur prise en charge des individus. De récents sondages d’opinion montrent cependant qu’au moins 60% de la population craint la possibilité d’un conflit armé, et que cette crainte est plus forte que les préoccupations sanitaires liées à la pandémie. Ces deux éléments sont présents simultanément dans la conscience collective. Les gens sont tellement habitués aux discours militaristes qu’ils ne les prennent pas trop au sérieux, mais, d’un autre côté, il y a une inquiétude croissante. Pour ma part, je pense que la peur découle des événements dont nous avons été témoins l’année dernière. Une peur liée à la répression croissante de l’État, à la violence grandissante qui l’accompagne et au climat d’anxiété qu’elle génère. Je dirais que cette question est au cœur de la réflexion politique des masses sur notre situation. Mais vous devez garder à l’esprit que dans notre société il n’y a pas de réactions politiques sérieuses, pas de manifestations, pas de protestations. Il n’y a plus de manifestations massives de mécontentement, plus d’occupations de rues ou de places. Plus rien.

Ervin Hladnik Milharčič : Comment Poutine a-t-il réussi cela ?

Ilya Boudraitskis : Grâce à une année de coups directs portés aux noyaux de l’opposition. Le régime politique est de plus en plus répressif. Après l’arrestation d’Alexeï Navalny, chef du parti d’opposition Russie du futur, et la dispersion des manifestations qui l’ont suivie, l’opinion publique a été réduite au silence. L’ensemble de l’opposition se trouve maintenant dans une situation très déprimante. L’année dernière, nous avons été la cible d’une répression totale. Toutes les structures d’Alexeï Navalny ont été déclarées organisations extrémistes et ses collaborateurs sont considérés comme des extrémistes. Toute personne ayant exprimé son soutien à Navalny pouvait être arrêtée. La plus ancienne organisation de défense des droits civils, Memorial, reconnue en 1989, a été dissoute par un arrêt de la Cour suprême parce qu’elle relèverait de la loi sur les agents étrangers. Symboliquement, c’était très destructeur : la plus ancienne organisation de défense des droits humains devient soudainement illégale. Ils ont aussi pris pour cible tous les médias indépendants avec une extrême agressivité. La loi sur les agents étrangers peut être utilisée contre tout le monde. Il n’y a plus un seul média indépendant en Russie qui ne puisse être accusé d’être une agence étrangère. L’accusation est un avertissement. Cela signifie qu’ils peuvent être liquidés à tout moment, tout comme l’a été Memorial. Une grande partie de la répression est liée à ce qui se passe actuellement à la frontière avec l’Ukraine. Ils voulaient s’assurer qu’il n’y aurait pas de mauvaises surprises, d’opposition, de réactions ou de résistance sur le front intérieur.

Ervin Hladnik Milharčič : Les gens ordinaires ne sont au courant que de la version officielle ?

Ilya Boudraitskis : Plus ou moins oui. Les gens sont ainsi psychologiquement préparés à la guerre. Vous pouvez suivre la télévision d’État et croire la propagande. Ce n’est pas difficile. En revanche, survivre en cas de conflit, c’est une tout autre affaire. Dans ce domaine, la situation est déjà fort différente, car nous vivons dans un pays très pauvre, qui a vu la qualité de vie se dégrader ces dernières années, donnant l’impression d’un pays en déclin dans tous les domaines. C’est seulement dans le cas où la situation – déjà mauvaise – se détériorerait très rapidement, et quand les gens ne verraient aucune issue, que nous pourrions nous attendre à un changement et à des exigences plus pressantes d’une politique différente. Cependant, jusqu’à présent, rien de tel n’est en vue.

De plus, la situation n’est vraiment pas claire. Le discours officiel entretient systématiquement une telle ambiguïté. D’une part, ils utilisent un langage militariste agressif et sans compromis. D’autre part, ils parlent aussi du désir de paix, de pourparlers entre la Russie, les États-Unis et les pays européens. Ils attribuent cette tension à l’hystérie anti-russe des médias occidentaux et à la politique qui la sous-tend. Ils disent que la Russie n’a pas prévu d’attaquer, qu’elle ne prévoit aucune invasion armée, que l’armée ne fait que des manœuvres normales sur le territoire souverain russe et qu’en Occident ils créent la panique à cause de leurs propres problèmes. De nombreuses personnes se demandent ce qui se passe réellement. Faut-il vraiment se préparer à la guerre, ou s’agit-il d’une énième tempête de propagande sans lendemain ? Ce dilemme nous est familier. S’agit-il seulement de vagues successives de désinformation, ou le danger d’une confrontation militaire est-il vraiment proche ?

Ervin Hladnik Milharčič : Les États-Unis et certains pays européens envoient en effet des équipements militaires à l’Ukraine. Cela a-t-il été porté à votre attention ?

Ilya Boudraitskis : Oui, c’est clair. La peur de la guerre a deux visages. Les gens ont naturellement peur des conflits militaires. Si l’Occident apporte un réel soutien militaire à l’Ukraine, il pourrait y avoir une guerre majeure. D’autre part, il existe une forte crainte de sanctions économiques supplémentaires, qui pourraient miner l’économie déjà mise à mal. Il se peut que l’Occident considère réellement l’Ukraine comme un pays où il peut enfin affronter la Russie sur tous les fronts, et qu’elle devienne un champ de bataille. Mais il est difficile de lancer en Russie un débat un peu plus sérieux sur cette question. Les médias officiels sont contrôlés et il n’y a aucune possibilité de s’engager dans une analyse sérieuse de la situation et une confrontation des opinions. Ils s’occupent de propagande, l’information est secondaire. Il reste encore quelques médias libéraux d’opposition. Ils sont encore là, mais sont chaque jour moins nombreux et subissent constamment une pression terrible de l’État. Il existe encore un certain sentiment de révolte au sein de la population. Mais le régime n’arrête pas d’envoyer deux signaux contradictoires.

Le message officiel c’est que, contrairement à l’Occident, la Russie souhaite des pourparlers et ne prévoit pas de guerre, mais qu’elle est prête à tout. Dans ce tableau c’est l’Ukraine – alimentée par l’Occident – qui est l’agresseur. Malgré toute la rhétorique belliqueuse, les médias officiels transmettent le message du Kremlin selon lequel cette bataille sera menée par des pourparlers et que la guerre sera évitée.

Ervin Hladnik Milharčič : Comment justifient-ils un tel message ?

Ilya Boudraitskis : On se souvient de l’expérience de 2014, lorsque l’armée russe a occupé la Crimée et que la réaction de l’Occident a été principalement rhétorique. La Crimée a été annexée à la Russie, il y a eu des protestations et des remous, des sanctions ont été imposées, mais il n’est venu à l’idée de personne d’essayer de restituer Sébastopol et Yalta à l’Ukraine par la guerre. Le Kremlin peut pointer du doigt la mer Noire et dire qu’il y a établi son autorité sans être sérieusement gêné par qui que ce soit.

Les médias libéraux essaient de raconter une histoire différente, mais ils sont désorientés. L’opposition politique est également confuse. Personne ne sait quel est le contenu secret des discussions entre la Russie et l’Occident. La plupart des citoyens ont l’impression que les relations entre la Russie et l’Occident ont été complètement rompues. La rupture, cependant, ne s’est pas produite l’année dernière, mais bien plus tôt. Ceux qui vivent dans les grandes villes et voyagent dans d’autres pays savent que les relations sont mauvaises depuis longtemps. La situation est claire. L’ambassade des États-Unis à Moscou n’a plus délivré de visas aux citoyens russes depuis trois ans. Si vous voulez aller en Amérique, vous devez d’abord vous rendre ailleurs, comme à Zagreb ou à Ljubljana, et y demander un visa. Cela a commencé à l’époque de Donald Trump et se poursuit sous le mandat de Joseph Biden.

Ervin Hladnik Milharčič : Mais s’il y a une guerre, pour quoi se battra-t-on ? En 2014, les Ukrainiens ont cédé la Crimée sans combattre. L’armée ukrainienne n’a même pas tiré un coup de feu en l’air. L’objectif du conflit est-il clair pour vous ?

Ilya Boudraitskis : C’est la question principale, n’est-ce pas ? Pour quoi nous battons-nous ? Il n’y a pas de dilemme pour les autorités russes. Au cours de l’année dernière, il est devenu évident que l’accord de Minsk ne fonctionne pas. À Donetsk, la situation est dans l’impasse. L’idée que les Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk puissent être utilisées pour contrôler le gouvernement ukrainien s’est effondrée. Poutine pensait trouver dans le Donbass un pilier sur lequel construire une politique concernant l’Ukraine. L’accord était censé empêcher au moins la coopération de l’Ukraine avec l’OTAN, mais il a échoué. Entre-temps, des élections ont eu lieu en Ukraine et il est rapidement apparu à Poutine qu’il serait impossible de parvenir à un accord avec le nouveau président, Volodymyr Zelensky. Lorsqu’il a été élu en mai 2019, il y avait un certain espoir au Kremlin de pouvoir trouver un accord avec lui sur la normalisation des relations. Mais il s’est ensuite révélé être, à bien des égards, un nationaliste encore plus dur que son prédécesseur, Petro Porochenko. Poutine devait trouver un moyen de sortir de l’impasse de l’accord de Minsk, qui était sans lendemain. Il a décidé de déplacer le centre de gravité du Donbass vers toute l’Ukraine. Il a commencé à se demander quelle place avait été réservée à l’Ukraine dans les plans de l’OTAN. L’Ukraine sera-t-elle au moins un pays neutre, ou un allié militaire ouvert ? Il a voulu détourner l’attention de la situation gelée dans le Donbass et commencer à parler des relations interétatiques et mondiales.

Ervin Hladnik Milharčič : Comment l’a-t-il fait ?

Ilya Boudraitskis : Tout simplement. Il a commencé à déplacer des troupes vers la frontière. L’idée était de forcer l’Occident à réagir. Poutine a ainsi posé une question très simple à l’Occident : dans quelle mesure envisagez-vous sérieusement de soutenir militairement l’Ukraine en cas de conflit militaire ? Ou encore plus simplement : entrerez-vous en guerre si j’envahis le pays ? Il voulait voir ce qui se passe aux frontières de l’Union européenne en cas d’intervention militaire. Il a posé la question de la manière qu’il préfère. Poutine aime défier son adversaire. Il se tient devant lui, le regarde dans les yeux. « Eh bien, que vas-tu faire ? Tu vas frapper, ou tu ne fais que parler ? » Qui reculera le premier ? Il l’a fait en Crimée en 2014, puis dans le Donbass. Il ne s’agissait pas vraiment de préparer une invasion, il voulait forcer les négociations. Mais la réponse de l’Occident en janvier dernier a été surprenante pour Poutine. Il voit l’Occident comme un territoire où vivent les vauriens qui continuent à prêcher les droits humains et ne sont pas préparés à un véritable conflit. Ils sont toujours les premiers à battre en retraite avant d’être défiés. Mais ces dernières semaines, le ton a changé en Occident, d’abord aux États-Unis, puis au Royaume-Uni, et ensuite chez beaucoup d’autres. Poutine doit maintenant prendre note du fait que l’Occident a accepté son défi et a commencé lui-même à le défier. Tout d’abord, la diplomatie a commencé à dire que Poutine était déjà l’agresseur et qu’il avait franchi les frontières. Poutine ne faisait que déplacer des chars le long de la frontière et l’Occident a eu l’impression qu’il avait déjà occupé l’Ukraine. La politique, la diplomatie et les médias ont semé la panique en Occident en affirmant que la Russie était sur le point de lancer une offensive majeure en Ukraine. Maintenant, ils envoient des armes à l’Ukraine et parlent d’intervenir eux-mêmes. Poutine ne s’attendait pas à cela.

Ervin Hladnik Milharčič : Voulez-vous dire que Poutine a vu tout ce manège de chars comme un outil de négociation ?

Ilya Boudraitskis : C’est ce que je pense. Lorsque la Russie prépare une invasion, elle a habituellement des objectifs militaires clairs en face d’elle. Quels pourraient être les objectifs militaires d’une attaque frontale contre l’Ukraine ? Tout ce que vous entendez, ce sont des réponses politiques. D’une part, la volonté de changer le gouvernement en place à Kiev. D’autre part, il y a la volonté de créer une atmosphère propice pour une guerre hybride c’est-à-dire la volonté de diviser l’alliance occidentale, de scinder l’Ukraine en deux et de prendre le contrôle politique d’une partie. Supposons que des courants politiques favorables pourraient émerger d’une intervention militaire. Mais comment réaliser la partie militaire de l’opération ? Occuper Kiev ? Pour gagner quoi ? Un succès militaire apporterait plus de problèmes que ceux auxquels la Russie doit déjà faire face. Le résultat ne pourrait être que la confusion la plus totale. Même l’occupation d’une grande partie de l’Ukraine ne procurerait à la Russie aucune garantie de sécurité face à l’Occident. Il y aurait une résistance, un grand nombre de troupes serait nécessaire, et on pourrait mettre aux oubliettes toute stabilité. Les sentiments nationalistes des Ukrainiens seraient renforcés et la Russie perdrait le pays pour de bon.

Aujourd’hui, le pouvoir russe surestime également la popularité de la Russie en Ukraine. Il rêve d’avoir une majorité de la population parlant russe et n’ayant aucun problème à accepter la Russie comme leur patrie. C’est une pure affabulation.

Pour ma part, je n’ai pas vu de plan militaire clair pour l’invasion, ni de préparatifs majeurs du pays pour la guerre. Le seul effet pratique de la guerre serait de déstabiliser la situation en Russie.

Ervin Hladnik Milharčič : Mais peut-être Poutine pense que la Russie est menacée ?

Ilya Boudraitskis : Oui. Je pense qu’il y a beaucoup d’anxiété au niveau du pouvoir. Ils sont convaincus que les États-Unis et leurs alliés européens souhaitent également un changement de régime en Russie. Ils ont le sentiment que la Russie est entourée de pays hostiles. Et Poutine a déclaré publiquement à de nombreuses reprises qu’il ne reconnaissait pas les frontières créées après 1989. Selon lui, les frontières sont le résultat d’une erreur historique, qu’il considère comme une tragédie. Depuis 1991, la Russie a perdu des territoires qui, selon Poutine, lui appartiennent historiquement. L’Ukraine est l’un de ces territoires.

Ervin Hladnik Milharčič : Qu’est-ce qui rend l’Ukraine si importante ? Pourquoi pas le Tadjikistan ou l’Ouzbékistan ou les États baltes ? Il ne parle jamais de la Pologne. Pourquoi l’Ukraine ? Est-ce pour des raisons stratégiques et économiques ou pour d’autres raisons ?

Ilya Boudraitskis : Les raisons stratégiques et économiques sont sans aucun doute importantes pour lui. Après la Russie, l’Ukraine avait la plus grande population de toutes les républiques soviétiques et était son centre économique le plus important. Elle reste le plus grand pays post-soviétique après la Russie. L’Ukraine est également le chaînon entre la Russie et l’Europe occidentale, le pays clé pour le contrôle de la mer Noire. Le gaz et le pétrole russes transitent vers l’Ouest par l’Ukraine. Il y a de nombreuses raisons objectives pour lesquelles c’est important.

Mais il y a encore un autre aspect. Le problème c’est l’idée que l’Ukraine ne peut être un État indépendant qu’en étant un État anti-russe. L’Ukraine est le pays qui ressemble le plus à la Russie sur le plan culturel : langue, religion, nourriture, coutumes. Il n’y a pas de différences majeures. Mais elle ne peut exister en tant qu’État indépendant qu’en étant un adversaire de la Russie. Ce n’est pas moi qui le dis. C’est ce que Poutine a écrit cet été dans un document-programme de 20 pages sur l’histoire de l’Ukraine, depuis l’époque de la domination asiatique jusqu’au XXe  iècle. Il l’a publié sur le site web du gouvernement. « Les Russes et les Ukrainiens forment un seul peuple », écrit-il. L’idée principale de l’article est que l’Ukraine n’est pas seulement une partie spécifique de la Russie, mais aussi un élément organique de celle-ci. Donc, le projet d’une Ukraine indépendante correspond toujours à un plan des puissances occidentales, qui se sont servies du pays comme d’une arme contre la Russie. La doctrine de Poutine dit que ce n’est pas différent aujourd’hui, que l’Occident veut faire de l’Ukraine un État anti-russe. Poutine estime par ailleurs qu’une Ukraine indépendante n’a aucune valeur positive, mais qu’il s’agit d’un projet négatif visant à saper la Russie. Il ne s’agit pas d’une spéculation de ma part, c’est écrit dans cet article publié par Poutine en juillet de cette année. Pour lui, le débat sur une éventuelle subjectivité de l’Ukraine est inutile. C’est pourquoi la Russie négocie avec les États-Unis, l’Allemagne et l’Union européenne, mais pas directement avec l’Ukraine.

Ervin Hladnik Milharčič : Peut-on en conclure que pour Poutine, l’Ukraine n’est pas un sujet de politique internationale ?

Ilya Boudraitskis : Il est inutile de tirer des conclusions. Poutine a écrit ceci comme sa contribution à la compréhension du pays. Il négocie sans la présence de l’Ukraine. Pour Poutine, il s’agit d’une présentation appropriée de la réalité. L’Ukraine n’est pas un sujet dans cette histoire, la Russie et l’Occident le sont. Les États-Unis sont le centre de gravité de l’Occident. Telle est la vision du monde de Poutine.

Ervin Hladnik Milharčič : La controverse pourrait-elle dégénérer en une confrontation militaire entre la Russie et l’OTAN ?

Ilya Boudraitskis : Soyons réalistes. On ne peut pas comparer l’OTAN et la Russie. L’OTAN est une alliance de trente pays, la Russie n’a aucun allié à l’Ouest. La Russie est seule dans cette histoire et elle n’a aucune chance de remporter la victoire dans une confrontation frontale directe. Dans son analyse, Poutine a conclu que l’OTAN est fragmentée et ne sera pas en mesure de formuler une stratégie commune face à lui. Avant tout, que l’OTAN ne pourra pas prendre la décision de défendre militairement l’Ukraine contre une invasion. Qu’il peut donc lancer un défi.

Il ne s’attendait pas à ce que les États-Unis après leur démonstration d’impuissance en Afghanistan soient capables de rétablir aussi rapidement leur monopole de décision sur leurs alliés. Il ne pensait pas qu’ils pourraient retrouver un rôle de premier plan dans les affaires européennes et reconstituer l’OTAN comme une alliance militaire fonctionnelle, seulement un an après Trump. Poutine a vu dans la défaite en Afghanistan un signe de la faiblesse de l’OTAN et un nouveau front uni semblait peu probable. Mais en quelques semaines, la situation s’est retournée et l’OTAN semble beaucoup plus unie qu’auparavant. Si cette situation perdure, l’OTAN ne peut en tirer que des avantages.

Ces jours-ci, la Suède et la Finlande, pays neutres, ont relancé le débat sur la possibilité d’adhérer à l’OTAN. La Finlande sera désormais plus préoccupante pour Poutine que l’Ukraine. La neutralité de la Finlande a été une victoire pour l’Union soviétique après la Seconde Guerre mondiale. Il se pourrait bien que le résultat de la tentative de repousser l’OTAN des frontières de la Russie soit l’entrée de la Finlande dans l’OTAN.

Ervin Hladnik Milharčič : Donc, à votre avis, Poutine perd du terrain ?

Ilya Boudraitskis : Oui, mais il y a aussi quelque chose à gagner. Ils vont maintenant chercher une solution où les deux parties pourront crier victoire. Je pense qu’un agenda – qui n’est pas partagé avec le public – est élaboré au cours des négociations que nous pouvons suivre. Les négociations ont commencé avec l’annonce de l’ultimatum russe. C’est une façon très étrange d’entamer des négociations. Ils ont présenté une liste de demandes, mais le représentant russe a déclaré avant le début des négociations que cette liste n’était pas un menu dans lequel l’Occident pouvait commander ce qu’il voulait. Ce n’est pas une démarche très diplomatique. D’habitude, on n’annonce pas son objectif avant les négociations. Un ultimatum, c’est ce qu’on impose aux vaincus. Il était donc clair que les demandes russes seraient rejetées. Cependant, les négociations sont toujours en cours et les troupes russes sont à la frontière. Ce contexte est dangereux. Je pense malgré tout qu’ils cherchent un accord. Peut-être une assurance que l’Ukraine ne rejoindra pas l’OTAN dans les années à venir. Rien de signé, aucune garantie écrite, juste un accord informel.

Ervin Hladnik Milharčič : Poutine a-t-il raison quand il dit que l’Occident veut pousser la Russie hors d’Ukraine et la rendre encore plus faible ? Ou est-ce juste de la paranoïa ?

Ilya Boudraitskis : C’est une grande question, vous savez. Si par faible Russie vous entendez un pays qui ne peut pas jouer le même rôle que l’Union soviétique dans un ordre mondial dirigé par les États-Unis, Poutine a raison. Si vous voulez dire que la Russie ne sera pas autorisée à faire partie de l’ordre mondial selon ses propres conditions en tant que puissance souveraine, je pense que c’est également vrai. Le problème de Poutine est qu’il ne comprend pas la politique autrement que comme une compétition entre des puissances mondiales. Pour lui, l’opposition politique à son pouvoir est aussi un moyen pour l’Occident de faire paraître la Russie faible dans les relations internationales. Pour lui, défendre les droits humains signifie la même chose. Une Russie faible. C’est pourquoi il interdit les mouvements de défense des droits. Le fait que les élections présidentielles en Ukraine aient été remportées par un candidat qui n’était pas soutenu par Poutine constitue également une défaite pour la Russie. Je ne pense pas que quiconque pourra le faire changer d’avis.

Ervin Hladnik Milharčič : Est-ce que nous retournons à la guerre froide ? Tout progrès réalisé par un des camps est-il un échec de l’autre ?

Ilya Boudraitskis : Nous sommes dans une situation pire que durant la guerre froide. Par rapport à la guerre froide, il y a une importante différence parmi les élites du monde. La guerre froide et la politique de détente ont été influencées par ce que Max Weber avait appelé l’éthique de la responsabilité. Les deux camps pensaient de la même façon au cours de la guerre froide : « Nous sommes cyniques et n’épargnons aucun coup de poing en politique. Mais notre cynisme a un but précis. Nous voulons empêcher la guerre nucléaire à tout prix. »

C’était la logique de politiciens tels que Leonid Brejnev ou Richard Nixon. Tous deux ont été insensibles et cyniques jusqu’au bout dans leurs politiques, mais ce qu’ils voulaient vraiment, c’était empêcher le décollage des missiles à tête nucléaire. Toute la construction de la guerre froide a été bâtie sur la prévention de la destruction du monde par les armes nucléaires. Les élites en Russie, aux États-Unis et probablement en Europe ne fonctionnent plus selon les principes de cette éthique de la responsabilité.

La deuxième différence est tout aussi importante. Contrairement à l’Union soviétique pendant la guerre froide, la Russie moderne n’a aucun projet avec lequel elle pourrait s’adresser au monde. Elle ne peut prétendre offrir aucune alternative idéologique, politique, sociale ou économique à l’ordre américain. Il n’existe aucun modèle politique, social ou économique russe qui puisse être opposé à la démocratie libérale américaine. Poutine n’a même pas été capable d’exporter la manière russe de faire de la politique en Ukraine. C’est pourquoi il a fait main basse sur la Crimée en 2014. Dans l’histoire récente, la position de la Russie de Poutine est faible. Beaucoup plus faible que la position de l’Union soviétique pendant la guerre froide.

Ervin Hladnik Milharčič : La Russie n’a pas d’amis à l’Ouest. L’opposition en a-t-elle ?

Ilya Boudraitskis : Les libéraux russes sont dans l’opposition. L’Occident les apprécie. Beaucoup sont déjà à l’étranger. Des centaines de personnalités de l’opposition libérale ont récemment quitté le pays pour des raisons politiques. Les libéraux ont de nombreux amis en Occident, et sont bien accueillis par l’Union européenne et l’administration des États-Unis. Dans ce cas, il n’y a aucun problème. Si l’on se place du point de vue de la gauche, la situation est complètement différente. La gauche européenne a perdu tout intérêt pour l’internationalisme. Ils voient le monde comme un conflit entre l’impérialisme américain et ceux qui s’y opposent. La position anti-impérialiste est dominante parmi de nombreuses forces de gauche en Europe. Parmi eux, de façon assez surprenante, on trouve de la sympathie pour Poutine, parce qu’il résiste à la domination politique des États-Unis. Il me semble qu’à la lumière du conflit en Ukraine, il est urgent de renouveler l’approche internationaliste de la gauche européenne en matière de politique internationale. Ce serait très pratique pour nous.

Ervin Hladnik Milharčič : Notre dernière conversation remonte à la fin du printemps dernier, lorsque la défenseuse de l’environnement Anastasia Ponkina, âgée de 20 ans, était emprisonnée en Sibérie. À cette époque, une nouvelle génération semblait émerger en Russie, apportant un imaginaire différent à la politique. Puis elle a disparu. Que s’est-il passé ?

Ilya Boudraitskis : Elle n’a pas disparu. Cette génération est toujours là. Mais toutes les structures politiques par lesquelles elle pouvait exprimer ses idées ont été presque entièrement détruites. Nous sommes maintenant dans une situation similaire à celle des Kazakhs.

Ervin Hladnik Milharčič : La situation n’est pas aussi grave, n’est-ce pas ?

Ilya Boudraitskis : Non ? Je connais très bien le Kazakhstan. J’y suis allé plusieurs fois récemment. Les événements de ce dernier mois ont été très complexes. Ils ont été présentés de manière trop simpliste. Il y a eu une véritable révolte populaire au Kazakhstan. Certes, il y a eu beaucoup de provocateurs et de personnes venues piller les magasins, mais au cœur des événements, il y a eu une révolte de masse des gens les plus ordinaires. Les travailleurs, les pauvres, les gens de tous horizons ont résisté. Une révolte populaire classique. Elle a eu lieu dans un pays dirigé pendant des décennies par un régime totalement répressif. Bien plus répressif que celui de Poutine. Noursoultan Nazarbaïev a accédé à la présidence du pays en 1990 après avoir occupé le poste de secrétaire général du parti communiste. Il a gouverné jusqu’au 5 janvier de cette année, date à laquelle il a démissionné de son poste de chef du Conseil de sécurité du pays. Immédiatement après avoir pris le pouvoir, il a dissous tous les partis et organisations d’opposition. Tout d’abord, il a interdit le Parti communiste et tous les syndicats indépendants. Il a démantelé tous les groupes libéraux organisés et a effectivement interdit toute activité politique indépendante. Il a interdit toute forme d’organisation, toute activité. En janvier de cette année, il y a eu une révolte qui n’avait aucune représentation politique. Parce qu’elle ne pouvait pas en avoir. Il n’y avait pas d’organisation et pas de leaders. Il n’y avait pas de symboles clairs, de militants politiques, de partis ou de mouvements visibles avec des programmes et des dirigeants. Tout a été détruit il y a longtemps. Bannis, brisés, dirigeants oubliés ou exilés. Il ne reste que des gens en colère dans la rue. Si la Russie continue sur sa lancée, nous nous retrouverons dans une situation similaire.

Ervin Hladnik Milharčič : Depuis Moscou, voit-on que les pays d’Europe de l’Est suivent la même voie et que les autorités, de la Pologne à la Hongrie en passant par la Slovénie, ont découvert la tentation de transformer la démocratie en régimes autoritaires ?

Ilya Boudraitskis : On voit beaucoup de choses. Je pense que nous comprenons ce qui vous arrive. À bien des égards, nous partageons une expérience commune, n’est-ce pas ?

*

Historien et auteur vivant à Moscou, Ilya Boudraitskis est l’un des critiques de gauche les plus crédibles et les plus courageux du régime de Vladimir Poutine. C’est aussi un écrivain original qui ne suit pas les doctrines à la mode. En janvier 2022, les éditions Verso ont publié son livre Dissidents among dissidents (Dissidents parmi les dissidents) [1], qui porte sur l’évolution des courants politiques les plus menacés en Russie. Il analyse la gauche russe après la chute de l’Union soviétique, lorsque étaient actifs en Russie des groupes politiques allant des anarcho-socialistes aux trotskistes, critiques tant du libéralisme de Eltsine que des mouvements politiques nostalgiques de l’URSS et, plus tard, du régime de Vladimir Poutine.

L’écrivain politique bulgare Ivan Kristeva, l’un des analystes les plus pertinents de l’Europe de l’Est, l’a qualifié d’analyste « non-conformiste, incisif, tranchant et polémique » qui dénonce les clichés libéraux et illibéraux sur Poutine et son régime. Boudraitskis vit à Moscou et enseigne les sciences politiques et l’histoire de l’art dans deux universités. En 2014, alors que la Crimée était occupée, il a publié avec Arseniy Jilayev le livre Poème pédagogique, Archives du futur musée d’histoire [2], basé sur une exposition réunissant les beaux-arts, l’histoire et la littérature dans une interprétation du monde contemporain, qu’ils avaient organisée à Moscou en 2012-2013.

Ervin Hladnik Milharčič est journaliste en Slovénie. Jan Malewski a traduit du slovène pour Inprecor son entretien avec Ilya Boudraitskis, publié le 29 janvier 2022 dans le quotidien slovène Dnevnik.

[1] Ilya Budraitskis, Dissidents among Dissidents – Ideology, Politics and the Left in Post-Soviet Russia (Dissidents parmi les dissidents – Idéologie, politique et la gauche dans la Russie post-soviétique), Verso Books 2022.

[2] Жиляев А., Будрайтскис И., Педагогическая поэма. Архив будущего музея истории, V-A-C PRESS 2014, ISBN978-5-9904389-5-8

https://www.contretemps.eu/russie-ukraine-guerre-poutine-propagande/

*********

Les Russes ordinaires ne veulent pas de cette guerre

Le 24 février au petit matin, la Russie a lancé une attaque contre l’Ukraine, confirmant les pires craintes. On ne sait pas encore jusqu’où ira l’invasion, mais il est déjà clair que l’armée russe a attaqué des cibles dans tout le pays, et pas seulement dans le sud-est (le long de la frontière des soi-disant « républiques populaires »). Ce matin, les Ukrainien·nes de plusieurs villes ont été réveillé·es par des explosions.

Vladimir Poutine a clairement indiqué l’objectif militaire de l’opération : la reddition complète de l’armée ukrainienne. L’objectif politique reste flou – mais le plus probable est que le Kremlin cherche à mettre en place un gouvernement pro-russe à Kiev. Les dirigeants russes supposent que la résistance sera rapidement brisée et que la plupart des Ukrainien·nes ordinaires accepteront consciencieusement le nouveau régime. Il ne fait aucun doute que les conséquences sociales pour la Russie elle-même seront graves – dès le matin de l’invasion, avant même l’annonce des sanctions occidentales, les bourses russes se sont effondrées et la chute du rouble a battu tous les records.

Le discours de Poutine hier soir, dans lequel il a annoncé le déclenchement de la guerre, a usé du langage non dissimulé de l’impérialisme et du colonialisme. En ce sens, son gouvernement est le seul à adopter aussi ouvertement le type de langage d’une puissance impérialiste du début du vingtième siècle. Le Kremlin ne peut plus cacher sa haine de l’Ukraine et son désir de lui donner une « leçon » punitive derrière d’autres griefs – pas même derrière celui de l’élargissement de l’OTAN. Ces actions vont au-delà des « intérêts » compris rationnellement et se situent quelque part dans le domaine de la « mission historique », telle que Poutine la conçoit.

Depuis l’arrestation d’Alexei Navalny en janvier 2021, la police et les services de sécurité ont écrasé l’essentiel de l’opposition organisée en Russie. L’organisation de Navalny a été jugée « extrémiste » et démantelée, les manifestations en sa faveur ont donné lieu à quelque quinze mille arrestations, et presque tous les médias indépendants ont été soit fermés, soit qualifiés « d’agents étrangers », ce qui a fortement limité leur activité. Les manifestations de masse contre la guerre sont peu probables – il n’existe aucune force politique capable de les coordonner et la participation à toute manifestation de rue, y compris même un piquet individuel, est rapidement et sévèrement punie. Les milieux militants et intellectuels de Russie sont choqués et démoralisés par les événements.

Un signe rassurant est qu’aucun soutien clair à la guerre n’est perceptible dans la société russe. Selon le Centre Levada, le dernier institut de sondage indépendant (qualifié lui aussi « d’agent étranger » par le gouvernement russe), 40% des Russes ne soutiennent pas la reconnaissance officielle des « républiques populaires » de Donetsk et de Louhansk par les autorités russes, tandis que 45% des Russes y sont favorables. Si certains signes de « ralliement au drapeau » sont inévitables, il est remarquable qu’en dépit d’un contrôle total des principales sources médiatiques et d’un déferlement spectaculaire de démagogie propagandiste à la télévision, le Kremlin soit incapable de susciter l’enthousiasme pour la guerre.

Aucun mouvement tel que la mobilisation patriotique qui a suivi l’annexion de la Crimée en 2014 ne se produit aujourd’hui. En ce sens, l’invasion de l’Ukraine réfute la théorie populaire selon laquelle l’agression extérieure du Kremlin vise toujours à renforcer sa légitimité à l’intérieur de la Russie. Au contraire, cette guerre va déstabiliser le régime et même menacer sa survie dans une certaine mesure, car le « problème de 2024 » – la nécessité de présenter un spectacle démocratique crédible conduisant à la réélection de Poutine lors de la prochaine élection présidentielle – est toujours d’actualité.

La gauche du monde entier doit s’unir autour d’un message simple : non à l’invasion russe de l’Ukraine. Rien ne justifie les actions de la Russie ; elles entraîneront la souffrance et la mort. En ces jours de tragédie, nous appelons à la solidarité internationale avec l’Ukraine.

Ilya Matveev, Ilya Budraitskis

Ilya Matveev est chercheur et maître de conférences à Saint-Pétersbourg, en Russie. Il est membre fondateur du comité éditorial de Openleft.ru et membre du groupe de recherche Public Sociology Laboratory.

Ilya Budraitskis est un essayiste de gauche vivant à Moscou.

Traduit de https://jacobinmag.com/2022/02/ordinary-russians-war-outbreak-ukraine-vladimir-putin

Auteur : entreleslignesentrelesmots

notes de lecture

Une réflexion sur « Les dirigeants des grandes puissances jouent avec le feu (+ autres textes) »

  1. La reconnaissance des républiques populaires de Donetsk et de Louhansk par la Russie est un jeu criminel de l’impérialisme russe
    Déclaration du « Mouvement social », Kiev 21 février 2022

    Ukrainian Socialists Condemn Intervention in Donbas
    Russia’s recognition of the Donetsk and Luhansk People’s Republics is a criminal game played by Russian imperialism Declaration of “Social Movement”
    https://ukrainesolidaritycampaign.org/2022/02/22/russias-crime-of-imperialism/

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