ELECTIONS PIEGE A CONS, ou pour qui roule Eric Zemmour ?

« Elections, piège à cons », c’était un des slogans de Mai 68, et plus de 50 ans plus tard, ce slogan continue à interpeller. En effet, face au caractère foncièrement insatisfaisant de l’offre politique, face aux éternels deuxièmes tours avec Marine Le Pen et au rituel impératif de « faire barrage au RN », et vu ce qu’il advient de leurs promesses électorales une fois que les candidats sont élus, on se pose la question : « est-ce que ça vaut vraiment la peine de voter ? »

Plus généralement, est-ce que, comme on nous l’assure, les électeurs ont vraiment le pouvoir de porter au pouvoir des gens qui les représentent, qui vont passer des lois correspondant à ce qu’ils souhaitent et qui défendent réellement leurs intérêts ? Ou est-ce que c’est une illusion qui est au fondement même du système démocratique ?

La démocratie, c’est un type de régime dans lequel c’est le vote des électeurs.trices qui désigne ceux (plus rarement celles) qui vont les représenter et qui, mandatés par eux, vont exercer le pouvoir politique et assurer le gouvernement du pays : concrètement, quels individus vont siéger au Parlement, qui va être président de la République, maire, etc.

Les électeurs font ce choix sur la base des qualités individuelles des candidat.es et des positions politiques qu’ils défendent.

Dans une démocratie (ou dans tout autre type de société), on constate aussi que les électeurs pauvres, les prolétaires, les gens ayant de faibles ou modestes revenus sont majoritaires, beaucoup plus nombreux que les très riches, qui ne représentent qu’un tout petit pourcentage de la population – d’où l’appellation de « 1% » qu’on leur donne dans les pays anglo-saxons.

Alors, puisque c’est la vaste majorité d’électeurs ayant de faibles ou modestes revenus qui décide de ceux qui vont gouverner, comment se fait-il que ces catégories élisent généralement des politiciens qui défendent les intérêts des 1% et non les leurs ?

Remettant ainsi leur sort entre les mains d’élus qui vont immanquablement promouvoir des politiques de casse sociale, de démolition des services publics, de dérégulation, de réductions d’impôts pour les très riches et de délocalisation/exportation des jobs, dont ils seront les premières victimes ?

C’est le problème N°1 des élites dans les démocraties : comment faire en sorte que, dans une population où elles sont une infime minorité et où la masse des « économiquement faibles » détient théoriquement le pouvoir électoral de les renverser, ce soient toujours les élus défendant les intérêts des 1% qui constituent la majorité au Parlement ?

Autrement dit, comment peut-on amener la plus grande partie de la population à voter contre son propre intérêt ? Comment peut-on amener ces catégories sociales à croire qu’un milliardaire comme Trump ou un ex-banquier comme Macron peut les représenter politiquement et les défendre ?

C’est ce qu’explique Noam Chomsky dans son livre « Fabriquer le consentement ». Contrairement à l’idée communément admise, la presse et les médias ne sont pas un quatrième pouvoir vital pour la défense de la liberté d’expression et des libertés démocratiques. Leur rôle est au contraire de diffuser une propagande favorable à la classe qui détient le pouvoir, et ainsi de créer dans les masses qui les lisent une « fausse conscience », c’est-à-dire l’intériorisation des opinions de ceux qui les dominent, et de ce fait l’identification à leurs intérêts. Et pour cela de filtrer, de manipuler voire de fabriquer l’information. Selon Chomsky, les élites contrôlent les médias, par les différents moyens précisés ci-dessous, ce qui leur permet d’y diffuser des « messages endoctrinants ».

Elles contrôlent les médias d’abord parce qu’ils sont leur propriété : dans les pays occidentaux, les grands médias appartiennent à de grands groupes financiers. En France, les milliardaires et groupes suivants sont propriétaires, actionnaires majoritaires ou actionnaires des médias cités :

Bolloré (Vivendi) : Canal+, CNews, C8, CStar, Europe1, RFM, Virgin Radio, Match, le JDD, Le Monde, Voici, Gala, Capital, Télé loisirs, Femme actuelle.

Xavier Niel (Free) : Le Monde, l’Obs, Médiapart, Atlantico, Télérama, Nice-Matin.

Dassault : Le Figaro.

Patrick Drahi (SFR, Numéricable) : BFMTV, RMC, Libération, l’Express, l’Etudiant, Télérama, Courrier international.

Daniel Kretinsky, milliardaire tchèque proche du ministre de l’Economie russe : Marianne, Elle, Télé 7 jours, France Dimanche, Le Monde.

Bernard Arnaud : Le Parisien, Les Echos, Aujourd’hui en France.

Etc.

Les journalistes se disent toujours libres de toute pression de la part des propriétaires des médias où ils exercent leur activité – mais c’est pour le moins douteux. Dans le cas de Vincent Bolloré par exemple, ces pressions éditoriales sont non seulement manifestes mais très brutales : licenciements de journalistes et animateurs ne correspondant pas à la ligne politique très à droite qu’il impose, suppressions de certaines émissions pour les mêmes raisons, poursuites judiciaires multiples dans un but d’intimidation, etc. (1).

Et même si ces pressions sont feutrées, des journalistes seront tentés de s’auto-censurer pour complaire au(x) propriétaire(s) de leur journal, obtenir plus facilement des augmentations, des promotions, etc. La première et la plus massive des « cancel cultures », c’est celle qui est structurellement mise en oeuvre par les grands médias pour protéger les intérêts de ceux auxquels ils appartiennent.

Ensuite parce que ces médias reçoivent aussi des subventions de l’Etat : tarifs postaux préférentiels, abattements sur les cotisations sociales. Et aides directes qui se montent en France à plus d’un milliard d’Euros par an – à condition de signer et de respecter une convention cadre qui limite leur indépendance éditoriale ; comme le signale Reporterre, les journaux les plus subventionnés sont ceux appartenant à des milliardaires (2).

Les journaux Le Figaro (18,2 millions) et Le Monde (18,6 millions) sont les plus dotés. Pas exactement des journaux contestataires…

Sans ces aides, et les rentrées publicitaires, Le Monde, Le Figaro, Libération, etc. seraient en faillite car les revenus des abonnements sont minoritaires dans leur budget. 

La publicité est aussi une autre façon pour les classes dominantes de contrôler les médias : il est évident que de grands groupes industriels ne vont pas confier leur publicité à des journaux qui dénoncent leurs pratiques frauduleuses, l’exploitation et les mauvaises conditions de travail de leurs employés, leur destruction de l’environnement ou la mauvaise qualité ou la dangerosité de leurs produits. 

Enfin, il y a ce que Chomsky nomme les « filtres idéologiques » de la société: aux Etats-Unis, par exemple, il suffit de qualifier un individu ou un mouvement de « communiste » pour qu’il soit automatiquement discrédité et devienne inaudible.

Mais en période de crise, où des bouleversements économiques, sociaux et écologiques majeurs entraînant des conséquences dramatiques pour les catégories populaires et moyennes – chômage, augmentation du coût de la vie, réduction de la protection sociale, recul du service public, inflation etc. – suscitent l’inquiétude et la colère des électeurs.trices – cette colère pouvant devenir explosive et viser les très riches et les élites politiques qui les représentent – une autre stratégie s’impose: détourner cette colère de ses cibles légitimes. C’est ce qu’accomplissent les mouvements populistes.

Les populismes sont presque exclusivement des mouvements d’extrême-droite menés typiquement par des leaders charismatiques dont le rôle est de capter et de canaliser les colères populaires en prétendant s’en faire le porte-parole. Le leader populiste est vu comme quelqu’un qui a un contact direct, instinctif avec le peuple, qui n’a pas peur de parler vrai, de dire les choses comme elles sont, qui tient un langage en rupture avec la langue de bois politicienne habituelle, voire qui cultive une image de grande gueule, de blow hard comme on dit aux Etats-Unis.

C’est l’image que s’est fabriquée Trump, dont la vulgarité langagière et la grossièreté revendiquée valent attestation de franc-parler et de proximité avec le peuple. C’est l’image de Zemmour, qui avec un langage plus châtié (et l’étalage insistant d’une culture très approximative pour se poser en intellectuel) est vu identiquement par ses supporters comme un outsider, un antisystème, « pas un politicien traditionnel », un « homme qui parle cash, qui ne passe pas par quatre chemins pour dire ses idées », un personnage « courageux qui dit ce qu’on a envie d’entendre » (les Zemmouristes ne relèvent pas la contradiction), « quelqu’un qui pense ce qu’il dit » et qui dit ce que les autres pensent (3). 

En fait, cette image de « parler vrai » et de position antisystème est une totale inversion de réalité : prétendre que Trump, un milliardaire complotiste qui a pulvérisé les records de diffusion de mensonges et de fake news (30 573 fausses informations en 4 ans ont recensé des journalistes) (4) ou qu’un polémiste financé par divers milliardaires (Dassault, Bolloré, Gave etc.) pour Zemmour « disent les choses comme elles sont » et sont antisystème témoigne de la crédulité infinie des zélateurs de ces leaders populistes par qui les plus énormes inepties ou contre-vérités proférées par leur idoles sont reçues dévotieusement comme paroles d’évangile. A noter que ces prétendus défenseurs du peuple sont en réalité, en matière économique, inévitablement sur des positions ultra-libérales : celles des milliardaires qui les financent.

La mission principale de ces personnalités populistes charismatiques, c’est de détourner les colères des classes populaires et moyennes des vrais responsables de leurs problèmes, les hyper-riches et leurs politiques néo-libérales, et de les diriger vers de fausses cibles, selon la stratégie éprouvée du bouc émissaire. Pour les nazis, parti populiste abondamment financé par de grands capitalistes allemands par peur du communisme, la fausse cible, c’était les Juifs, coupables désignés de la défaite allemande en 14-18 et de l’effondrement économique des années 30. Pour les populistes actuels – Zemmour poussant cette thématique jusqu’à l’obsession – ce sont les immigrés et les musulmans, fauteurs de trouble universels et causes de tous nos problèmes : « école, logement, chômage, déficits sociaux, ordre public, prisons » liste Zemmour (5) – et même des violences envers les femmes !

Cette obsession de l’immigration comme menace numéro un est doublement dangereuse : d’abord parce qu’elle attise le racisme et désigne aux agressions et discriminations racistes certaines catégories vulnérables de population. Mais aussi parce qu’elle occulte les vrais périls : sur le dérèglement climatique, sur les catastrophes écologiques, sur les pandémies, sur le pouvoir mondialisé et écrasant des GAFA, sur une dictature chinoise brutale dont l’impérialisme arrogant s’affirme de plus en plus, sur ce colosse économique et militaire revendiquant ses « droits » sur Taïwan et disposant d’armes high tech terrifiantes (missiles nucléaires hypersoniques par exemple) dont les Américains sont jusqu’ici incapables de se doter, sur le recul des démocraties dans le monde et sur les dérives autoritaires de nos gouvernements, pas un mot de Zemmour qui ne parle que du grand remplacement.

La vision géopolitique de Zemmour, myope et déformée par ses obsessions, est dangereuse parce que, pendant que le polémiste agite sous nos yeux l’épouvantail de l’immigration, il nous empêche de voir les menaces autrement plus alarmantes qui s’amassent sur notre horizon. Menaces dont ses vaticinations racistes et sexistes, dans la mesure où elles en détournent notre attention, compromettent nos chances d’y échapper, ce qui ne sera possible que si nous prenons pleinement conscience de leur gravité et de leur urgence.

Dénoncer les discours zemmouriens, ce n’est donc pas juste faire acte d’antiracisme et d’antisexisme, c’est d’abord refuser la falsification systématique de la réalité qu’ils véhiculent, refuser de suivre le polémiste dans son univers parallèle de faits alternatifs, d’inversions et de délirantes absurdités, refuser d’entériner la confusion grandissante actuelle entre faits, opinions et fantasmes. Parce que, comme l’a mis en évidence la montée des fascismes, la falsification systématique de la réalité, lorsqu’elle se diffuse largement dans les masses, engendre inévitablement des monstres : « ceux qui peuvent vous faire croire des absurdités peuvent vous faire commettre des atrocités ». 

Francine Sporenda

https://sporenda.wordpress.com/2022/01/26/elections-pieges-a-cons-ou-pour-qui-roule-eric-zemmour/

(1) https://www.20minutes.fr/medias/2208023-20180124-vingtaine-medias-journalistes-denoncent-pressions-vincent-bollore

(2) https://reporterre.net/Les-journaux-les-plus-subventionnes-sont-ceux-appartenant-a-des-milliardaires &nbsp

(3) https://www.francetvinfo.fr/politique/les-republicains/il-dit-ce-qu-on-a-envie-d-entendre-decus-par-leur-parti-devenu-une-machine-a-perdre-ces-electeurs-lr-expliquent-pourquoi-ils-voteront-eric-zemmour_4848239.html

(4) https://www.washingtonpost.com/politics/2021/01/24/trumps-false-or-misleading-claims-total-30573-over-four-years/

(5) https://www.lepoint.fr/politique/zemmour-tous-nos-problemes-aggraves-par-l-immigration-sont-aggraves-par-l-islam-28-09-2019-2338299_20.php

Auteur : entreleslignesentrelesmots

notes de lecture

Une réflexion sur «  ELECTIONS PIEGE A CONS, ou pour qui roule Eric Zemmour ? »

  1. « Elections piège à cons », nous le savions au moins depuis mai 68 et nous avons, nous le peuple de gauche, voté toute notre vie en le sachant. Mais, tout en sachant qu’aucun gouvernement de gauche ne pourrait faire sa politique dans un système capitaliste que nous étions incapables d’abattre, nous nous disions qu’un de chez nous ferait un peu mieux que les autres. Nous avons, nous de l’Ouest, peut-être pas ceux de l’Est, eu la chance d’avoir une alternative communiste qui, par la frousse effroyable qu’en avaient les 1 %, nous a permis d’avoir quelques miettes plus grosses en 36, en 45 ou en 68, vite reprises. Mais après la fin de l’histoire et l’annonce par les Sages que c’était la fin des révolutions, les 1%, enfin dans un marché totalement libre, nous a fait notre fête.
    Aujourd’hui, je dois avouer que mon masochisme, qui me fait tomber régulièrement dans le piège à cons, même si je suis pas tombé dans le piège des pièges de voter Chirac ou Macron pour nous sauver par deux fois de la famille Le Pen, je ne vais pas vous dire ce qu’il faut faire car je ne le sais pas! Du courage et de la ruse, camarades, car notre monde est dangereux.

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