L’émancipation était et est le visage de l’humanité

MEF_E╠uMANCIPATION_300dpi-1000px-RVB_R┬░-scaled.jpg

« Comment, dans des sociétés démocratiques qui privent de plus en plus les citoyens de leurs libertés fondamentales (se réunir, manifester, échanger, circuler, critiquer, etc.), peut-on regarder l’émancipation avec méfiance ? »

Federico Tarragoni constate la remise en cause de l’idée même d’émancipation par des « penseurs » néolibéraux et/ou les « nouveaux « réactionnaires » dans des lectures peu soucieuses des réalités historiques. « Dans les sociétés modernes, les individus ne se sont pas construits en s’émancipant de la tradition en tant que telle, mais des tutelles oppressantes qu’elle exerçait sur elles et eux : la tutelle religieuse, la tutelle familiale, la tutelle patriarcale, et ainsi de suite ». L’émancipation ne peut être pensée qu’en regard de la domination.

L’auteur fait dialoguer deux traditions, la sociologie de la domination de Max weber et la philosophie de l’émancipation de Jacques Rancière, pour « faire un pas de coté par rapport à la bêtise ambiante », aborder l’émancipation comme « un processus social réel, observable et objectivable » et lutter contre la captation et le détournement d’un mot dans les discours anti-émancipation.

Federico Tarragoni discute de la réécriture néolibérale, du mythe du self-man, de réduction des droits sociaux et des solidarités collectives, « aucune émancipation individuelle n’est possible lorsque défaillent les protections collectives offertes par les droits sociaux, les institutions, les groupes d’appartenance », du passé et de l’illusion de simple restauration des protections sociales telles que nous les avons connues, « Elles étaient indissociables d’une double invisibilisation : celle du travail des femmes et de l’exploitation coloniale ».

L’auteur parle d’histoire, de l’émergence du mot émancipation, « la libération d’une norme jugée oppressante, plaçant un groupe social dans l’infériorité, le stigmate et l’invisibilité », de l’émancipation des tutelles, d’affranchissement de l’esclavage, d’inflexion sémantique, de philosophie, du lien fondateur entre instruction et émancipation, de Kant et de Condorcet, du décret d’émancipation des Juifs (1791), de la question de l’émancipation politique, du Décret d’abolition de l’esclavage, de la différence entre affranchissement et émancipation, des indépendances des Amériques, des pratiques populaires, des combats des « subalternes » pour « approfondir la démocratie, les droits et les libertés », de l’histoire en train de se faire.

Rapports de production, division sexuelle du travail, géopolitique coloniale, gouvernements représentatifs, ordre social du XIXe siècle. « Chacune des dimensions de la modernité prolonge d’anciennes tutelles ou en engendre de nouvelles ». Un siècle d’oppression, et en réaction « celui de l’émancipation ».

Des tutelles et leur caractère intolérable, le concept moderne d’émancipation « est le produit de cette expérience d’injustice ».

Federico Tarragoni aborde l’auto-désignation comme esclave, « Qu’on est capable de penser, de parler et d’agir, à l’inverse de ce que croient les maîtres », la qualité de prolétaire, les saint-simoniennes et La femme libre, les esclaves par l’organisation sociale, les demandes de justice, l’espace de l’usine et l’espace domestique, le premier appel à l’auto-émancipation sociale dans un texte féministe (1834), les esclaves insurgé·es d’Haïti, la légalisation du travail forcé des « nouveaux libres », le temps long des régimes d’esclavage, les silences des organisations de prolétaires, la voix affranchie et le silence, « Cette nouvelle répartition des silences et des voix est le principe même de l’émancipation », l’égalité citoyenne et l’égalité au travail aux cotés des libertés, « L’émancipation moderne met en jeu un conflit entre deux collectifs, l’un de dominants, l’autre de dominés : c’est pourquoi il n’y a pas d’auto-émancipation sans association, ni d’émancipation sans rapport au collectif ». Les demi-mesures, l’inachèvement poursuivi jusqu’à nos jours, le silence organisé au sein des sciences sociales, l’oubli des un·es au nom de la soi-disant primauté de certaines luttes, « Au contraire ce dont nous avons besoin pour l’avenir, c’est de rendre visibles, audibles et pensables les nombreuses tentatives d’émancipation qui voient le jour dans la vie sociale : non ce qui est doit être, mais ce qui est déjà là »…

L’auteur revient sur les Thèses sur l’histoire de Walter Benjamin, la mémoire des vaincu·es, le surgissement de la « capacité » à la place d’une incapacité intériorisée et transformée en fatalité, les résistances aux rapports de domination « les renvoyant à l’incapacité, à l’illégitimité, à l’invisibilité », les refus de l’impensable, les aspérités du réel, les ruses et les tactiques, la violence que met en jeu la domination, « C’est pourquoi l’émancipation ne vas jamais de soi. Sans être impossible, elle n’est jamais banale ; sans être omniprésente dans la vie sociale, elle et moins rare que ce que l’on pense », les individus et les nouveaux collectifs, les dispositifs participatifs et délibératifs, les possibilités de réappropriation émancipatrice des savoirs, la coexistence de fait de rapports de domination et de processus d’émancipation, « L’émancipation n’est pas la sortie définitive de l’aliénation, le passage de la nuit au jour, du non-être à l’être ». Pour être bien compris, l’auteur ajoute : « Elle n’est ni derrière comme un mythe du passé, ni devant nous comme un lendemain chantant ; elle est dans le présent des luttes contre la domination, qui nous entourent et nous traversent ».

Le livre se termine sur une interrogation « Que reste-t-il de l’émancipation dans des sociétés liberticides ». Hier comme aujourd’hui « l’émancipation est le fait de luttes qui s’en emparent », aucune émancipation personnelle ou individuelle n’est possible sans les solidarités sociales (j’ajoute que la liberté ne peut-être que pour toustes – ce qui implique aussi l’égalité réelle), aucune émancipation n’est pensable sans prise en compte de notre rapport d’interdépendance avec la nature, « Emanciper la nature, c’est-à-dire nous affranchir du statut de maîtres de la nature que nous avons créé à notre (dés)avantage, est la condition de toute émancipation à l’avenir ». Les rapports sociaux sont imbriqués et les solutions démocratiques ne peuvent-être que globales, « Quel(s) que soi(ent)t le(s) rapport(s) de domination dont on s’émancipe, le référent de l’émancipation reste l’humanité ».

Federico Tarragoni : Emancipation

Editions anamosa, Paris 2021, 104 pages, 9 euros

Didier Epsztajn

 

Auteur : entreleslignesentrelesmots

notes de lecture

Une réflexion sur « L’émancipation était et est le visage de l’humanité »

  1. Cette vision optimiste de l’automatisation est un leurre.
    Dans le système libéral (dont le capitalisme n’est que l’aspect financier) toutes les évolutions technologiques n’ont amené que plus de richesses et de pouvoir aux dominants au détriment des dominés. Toutes les nouvelles technologies entrainent de nouveaux pouvoirs pour les dominants et, donc, de nouvelles servitudes pour les dominés.
    Sans une sortie du modèle libéral fondé sur un paradigme d’égoïsme anthropologique et de la liberté d’exploiter autrui et la nature rien ne changera.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

En savoir plus sur Entre les lignes entre les mots

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture