Le capital sous les lunettes du genre, le capital pensé comme un rapport de pouvoir

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Dans leur introduction, Céline Bessière et Sibylle Gollac débutent par un exemple, la situation d’Ingrid, « elle a donné un visage dans les médias à ce que les données statistiques décrivaient depuis longtemps : la pauvreté des femmes qui sont à la tête de familles monoparentales ». Elles décrivent certains éléments du mouvement des Gilets jaunes et soulignent : « Dans les classes populaires, les problèmes d’argent sont des problèmes de femmes ».

Un autre exemple, cette fois une femme étasunienne, au mari devenu très célèbre et très riche, « Elle met aussi entre parenthèses son ambition de romancière, pour s’occuper de quatre enfants », un divorce après vingt-cinq ans de mariage, « Chez les riches, a fortiori les ultra-riches, le capital reste une affaire d’hommes ».

Deux exemples pour entamer des analyses sur les inégalités de richesse, les classes sociales et le genre.

Les autrices citent les travaux de Thomas Piketty sur le capital au XXIe siècle, « l’inégalité patrimoniale est une caractéristique centrale du capitalisme contemporain ». Elles abordent, entre autres, le rôle du capital économique dans la structuration de notre société de classes, les travaux de Christine Delphy sur l’exploitation du travail gratuit des femmes, les assignations des femmes à la prise en charge des enfants et à la bonne tenue de l’économie domestique, l’appauvrissement des femmes après leur séparation conjugale, les similitudes aux deux extrémités de l’échelle sociale, « Dans les sociétés occidentales, l’égalité en matière de droit du travail, du droit de la famille et de droit de propriété est une conquête des XIXe et XXe siècles qui paraît désormais acquise. Pourtant, en dépit de ce droit formellement égalitaire, les hommes continuent à accumuler davantage de richesses que les femmes ».

Céline Bessière et Sibylle Gollac rappellent que « les femmes ont toujours travaillé autant, voire plus que les hommes ». Elles discutent du travail des femmes et du salaire des hommes, de la production domestique invisible et gratuite assurée très largement par des femmes, de l’émiettement du temps de travail des femmes, de leur disponibilité pour autrui, de la charge mentale domestique, de délimitation dans le temps et dans l’espace du travail, « L’inégalité salariale est ainsi un condensé d’un grand nombre d’inégalités cumulés dans le famille et sur le marché du travail salarié, en haut comme en bas de la hiérarchie professionnelle », de cette inégalité économique qui « structure et condense le destin socio-économique des individus et se transmet d’une génération à l’autre ».

Inégalité des revenus, inégalité patrimoniale, « il faut s’intéresser non plus seulement aux revenus, mais aussi aux patrimoines ». Les autrices abordent les limites des mécanismes juridiques comme la communauté de biens réduite aux acquêts, « la conjugalité hétérosexuelle n’assure pas un partage équitable des bénéfices de la spécialisation des hommes dans la carrière professionnelle et des femmes dans la production domestique », l’augmentation des inégalités de patrimoine entre les ménages et l’accroissement des inégalités de richesse entre femmes et hommes, « Pour saisir pleinement l’inégalité patrimoniale entre les hommes et les femmes, il faut aussi entrer dans le vif des relations familiales ».

Il faut donc enquêter sur la production familiale des inégalités de richesse, l’organisation de la circulation et du contrôle de ces richesses, les « arrangements économiques familiaux ». Il faut abandonner le fantasme de relations familiales « privées », réaliser des monographies de familles, « En réalisant ces monographies de familles, nous avons décrit au plus près les transferts économiques familiaux. Nous les avons observés dans la durée, du point de vue des groupes familiaux concernés, des individus qui les composent et au fil des transformations de leurs relations », discuter des transactions intimes, « Les arrangements économiques familiaux ne sont jamais uniquement des questions d’argent et de biens » (en complément possible les travaux de Carole Pateman sur le contrat sexuel, le-contrat-sexuel-est-une-dimension-refoulee-de-la-theorie-du-contrat/), des places différentes occupées par les femmes et les hommes, des cours ordinaires de la vie quotidienne, des deux moments « extraordinaires de formalisation et d’explicitation de ces arrangements : les séparations conjugales et les successions », du droit de la famille et du droit social, du droit fiscal et des professionnel·les du droit…

« En matière de capital, on ne peut comprendre séparément les inégalités de classe et les inégalités de genre » (Les autrices indiquent la dimension raciale des inégalités de richesse aux Etats-Unis). Le genre du capital. « En explorant les arrangements économiques familiaux, nous étudions les lieux concrets où se jouent indissociablement ces différentes dynamiques inégalitaires ». Elles abordent la famille comme institution économique à part entière, « une instance de production, de circulation, de contrôle et d’évaluation des richesses », les stratégies familiales de reproduction, les lieux discrets des arrangements et les formalisations juridiques, l’activité des notaires et des avocat·es, « elle contribue à dissimuler, entériner et légitimer l’inégalité patrimoniale entre les hommes et les femmes », les normes genrées intégrées à la comptabilité, les petits ou les grands arrangements avec le fisc, les démarches que les femmes doivent effectuer et leur mise « en position de demandeuses », les pratiques féminines qui contribuent à l’enrichissement des familles « largement invisibilisées, niées, au mieux discutées ». Le capital au XXIe siècle reste résolument masculin…

Sommaire :

1. La famille, une institution économique
L’héritier et la « femme de »
La famille libérée de l’héritage ?
Un héritage culturel plutôt qu’économique ?
Le retour des transmissions économiques familiales
Une production familiale des inégalités entre les classes sociales
Le ménage au sens des statistiques : un cache-sexe de l’inégalité patrimoniale
Le genre du capital dans les enquêtes statistiques : apports et limites
Les séparations conjugales, un moment révélateur de l’inégalité de genre
Pour une sociologie matérialiste de l’institution familiale
Donner à voir les arrangements économiques familiaux
2. Des stratégies familiales de reproduction défavorables aux femmes
Arrangements économiques et stratégies familiales de reproduction
Le « fils préféré » dans les familles d’indépendants
« Ça ressemble à la loi salique, c’est incroyable ! »
Les choses qu’il faut garder
Du patronyme au patrimoine
Du « fils préféré » à l’inégalité patrimoniale au sein du couple
Héritages et ascendant patrimonial dans le couple
Dans la famille et sur le marché du travail : une dynamique inégalitaire persistante
Les formes renouvelées de la domination masculine patrimoniale
Individualisation du patrimoine et horizon de la séparation
Le renoncement des veuves à la propriété
La veuve, les divorcées et le « relais du patriarche »
3. Selon que vous serez (un homme) puissant ou (une femme) misérable
Un accompagnement juridique segmenté et différencié
Des opportunités inégales de rencontrer un conseil
Des notaires au service de la propriété du jeune marié
Un PDG bien entouré
Des arrangements patrimoniaux à l’ombre du droit
De « bons clients » qui ressemblent à leur notaire
Des cabinets généralistes, un traitement différencié de la clientèle
En région parisienne : un marché segmenté
Des outils juridiques différenciés selon le capital économique et culturel
Les usages sociaux différenciés du droit international privé
4. Des comptabilités sexistes sous couvert d’un droit égalitaire
Un droit égalitaire : histoire d’une conquête récente
Des comptabilités inversées
Des évaluations et des inventaires à l’ombre du marché
Les biens structurants pour les uns, des compensations pour les autres
Quand une entreprise est au centre de la succession
Des notaires attachés au principe de l’égalité, mais…
Une vision masculine du « bon héritier »
La veuve ou l’envers du « bon héritier »
La comptabilité inversée des divorces
Le logement pour solde de tout compte
5. Une paix des familles à l’ombre du fisc et aux dépens des femmes
Un benjamin récalcitrant
La fiscalité des donations et successions
Des intérêts fiscaux divergents
Récolter et minimiser l’impôt : le paradoxe des notaires
Face au fisc, un principe de confidentialité à géométrie socialement variable
Contre le fisc, toutes et tous d’accord ?
Des réflexes d’optimisation fiscale au bénéfice de la richesse des hommes
Un impensé sexiste : la fiscalisation des pensions alimentaires
Des paradis fiscaux au travail au noir : la production de l’ignorance du fisc et des femmes
6. Une justice pour compenser les inégalités de richesse ?
Des compensations réservées aux couples mariés
Un dispositif de compensation affaibli et réservé aux riches
Au commencement était la richesse disponible de l’époux
Primat de la richesse de l’époux versus non-reconnaissance du travail de l’épouse
Le travail domestique : un travail gratuit pour convenance personnelle ?
« Il a beaucoup de sous, le monsieur. D’ailleurs, je pense que c’était ce qui l’intéressait, elle ! »
Des magistrates réticentes à la fixation d’une prestation compensatoire
Le champ de vision limité des juges sur les arrangements patrimoniaux
Attribution du domicile conjugal, tempo de la liquidation et rapports de pouvoir
Conserver le domicile conjugal : une partie d’échecs inégalitaire
7. Esclave entre tous est l’ex-femme du prolétaire
La pauvreté des familles monoparentales
La mendiante et le bon prince
Une pension alimentaire adaptée aux revenus du père
Des pères qui travaillent, des mères disponibles
Un barème qui ne tient pas compte des sacrifices des mères
Quand des pères ne paient pas leur pension alimentaire
Recouvrer les pensions alimentaires impayées : une nouvelle mission pour la CAF ?
Le contrôle du budget et de la sexualité des femmes

En conclusion, Céline Bessière et Sibylle Gollac reviennent, entre autres, sur l’accroissement des inégalités de richesse, le rapport différencié des familles au droit, « les modalités socialement situées de confrontation avec le droit de la famille et de la propriété produisent des différences dans la maîtrise de l’officialisation des patrimoines », la distribution du patrimoine entre les membres des familles, les unes et les autres « ne détiennent pas le même pouvoir sur ce qu’ils et elles possèdent », la nécessité d’une sociologie féministe de la famille, la contestation des perspectives androcentrées des connaissances, le travail réflexif et la soi-disant neutralité, la violence économique faite aux femmes et aux enfants, les impayés de pensions alimentaires, les stratégies familiales de reproduction, l’occultation des transmissions économiques « sonnantes et trébuchantes », les rapports de domination à l’intérieur des familles, les orientations scolaires genrées, les rapports différenciés et sexués au travail, les fils porteurs privilégiés du statut social, l’appauvrissent des femmes lors des ruptures conjugales, le droit formellement égalitaire et sa légitimation de l’inégalité, la comptabilité officielle et les comptabilités inversées, l’invisibilité de la valeur du travail domestique, les processus de conservation et de transmission des richesses, « on ne pourra abolir la société de classes sans renverser l’ordre du genre »…

Si certaines formules employées me semblent discutables, les analyses des autrices concurrent à expliquer la construction et la reproduction des inégalités sexuées, le rôle de l’institution familiale dans la subordination des femmes, les fonctionnement sociaux au détriment des femmes, le genre du capital…

Céline Bessière et Sibylle Gollac : Le genre du capital

Comment la famille reproduit les inégalités

La Découvert – L’Ǝnvers des faits, Paris 2020, 328 pages, 21 euros

Didier Epsztajn

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En complément deux articles des autrices :

Travail domestique et sphère marchande :
quelques pistes pour combattre les inégalités de genre

Le 23 avril 2021, Céline Bessière et Sibylle Gollac ont été auditionnées par la commission des Affaires sociales de l’Assemblée Nationale et Marie-Pierre Rixain, députée de l’Essonne, rapporteure sur la proposition de loi. Vous trouverez ci-dessous le texte de l’exposé présenté lors de cette audition.

Madame la rapporteure,

Mesdames et Messieurs les député·es,

Tout d’abord, nous vous remercions pour l’intérêt que vous portez à notre travail. Nous sommes heureuses de contribuer aux travaux de l’Assemblée Nationale sur le sujet d’importance que constitue l’égalité économique et professionnelle entre les femmes et les hommes.

Les élu·es ont donc encore besoin de la recherche publique ?

L’expertise que vous sollicitez auprès de nous aujourd’hui est le résultat de vingt années de recherche. Ce travail a débuté bien avant que le constat de l’augmentation des inégalités de patrimoine entre les femmes et les hommes ne soit établi. Les modalités d’accumulation et de transmission des patrimoines familiaux, leurs liens avec l’organisation de la production domestique, n’intéressaient à l’époque qu’une poignée de chercheuses et chercheurs. Nous avons eu la chance de mener notre travail au seul gré de l’évolution de nos questionnements scientifiques. Nous avons eu aussi la chance de collaborer avec des collègues bénéficiant de la même liberté, en coopération et non en compétition. C’est ainsi qu’ont pu être produits les résultats scientifiques que nous mobiliserons ici. Aujourd’hui, avec la mise en œuvre de la loi de programmation de la recherche, cette autonomie scientifique comme nos possibilités de mener des recherches collectives sont plus que jamais mises à mal. Certes, vous trouverez toujours des experts ou des expertes pour vous indiquer où changer une virgule dans tel alinéa de tel article de tel projet de loi. Mais il arrivera un jour où vous ne trouverez plus de chercheur ni de chercheuse pour vous ouvrir les yeux sur des réalités qui vous sont inconnues ou pour changer votre regard sur le monde qui vous entoure.

Les inégalités économiques entre hommes et femmes : le résultat d’une exploitation du travail des femmes dans la famille comme dans la sphère marchande.

Dans cet exposé liminaire nous voulons maintenant saluer l’initiative de cette proposition de loi qui, en se plaçant dans le sillage de la loi du 13 juillet 1965, cherche à réduire les inégalités économiques entre les femmes et les hommes. Nos travaux montrent, avec d’autres, que ces inégalités constituent un problème plus profond qu’on ne le pense généralement, qui ne s’est pas résolu avec la disparition des discriminations contre les femmes dans le code civil, avec l’accès et la réussite des filles dans la plupart des filières de l’enseignement supérieur, ni encore avec les lois sur l’égalité salariale. Seule une transformation conjointe des relations professionnelles, des relations familiales, de l’éducation, mais aussi des politiques sociales et fiscales pourrait effectivement faire vaciller les fondements de ces inégalités. Nous apprécions ainsi à sa juste valeur l’approche globale revendiquée par la proposition de loi.

Une leçon de nos travaux, c’est que l’inégalité économique entre les femmes et les hommes se joue à deux niveaux, étroitement articulés : la sphère professionnelle et la sphère domestique.

Sur le marché du travail d’abord, les femmes de classes populaires et racisées cumulent les conditions d’emploi les plus précaires, dans des secteurs historiquement mal rémunérés. Secteurs dont on s’est pourtant aperçu durant la crise sanitaire qu’ils étaient « essentiels » : les soins à la personne, la santé, l’éducation. On pense aussi aux caissières… Il nous est difficile de mesurer la portée des « index de l’égalité » que mettraient en place les articles 5 et 6 du projet de loi [nous commentons les articles de la proposition de loi tels qu’ils apparaissent ici]. Comme pour l’article 7, tout dépendra sans doute des mesures coercitives qui seront mises en place pour atteindre les objectifs fixés. Nous nous interrogeons sur la capacité de ces différentes mesures à améliorer le sort des femmes les moins qualifiées, celles qui occupent les emplois de caissière, d’aide à domicile par exemple. Les inégalités de revenu entre femmes et hommes sont en effet maximales dans les ménages les plus riches, mais aussi dans les ménages les plus pauvres. Et, si le plafond de verre peut faire mal, rappelons l’évidence : c’est dans les ménages les plus pauvres que vivent les femmes pour lesquelles les inégalités économiques de genre signifient la précarité matérielle la plus dure.

Ces inégalités de genre se jouent ensuite dans la sphère familiale, où les hommes bénéficient toujours du travail domestique non rémunéré essentiellement réalisé et organisé par les femmes, et cela dans l’ensemble des milieux sociaux. Ces inégalités pèsent fortement sur les revenus et les carrières. Elles se cumulent tout au long de la vie et se reflètent in fine dans les inégalités de patrimoine entre les hommes et les femmes. Vous soulignez à juste titre, dans la proposition de loi, l’augmentation de ces inégalités de 9% à 16% entre 1998 et 2015.

L’inégalité économique entre les femmes et les hommes se creuse ainsi durant la vie conjugale. Ce sont les femmes qui, pour l’essentiel, adaptent leur carrière professionnelle à la prise en charge d’un travail domestique gratuit, au détriment de leurs revenus propres et au bénéfice de leur famille. Tandis que les carrières des hommes en couple et qui ont des enfants sont plus favorables, toutes choses égales par ailleurs, que celles des hommes célibataires. Au final, alors que l’écart moyen de revenu n’est que de 9% entre célibataires, les femmes en couple gagnent en moyenne 42% de moins que leur conjoint. Elles sont pourtant, aujourd’hui, généralement plus diplômées que ce conjoint. Cet appauvrissement devient visible au moment de la séparation et se transforme alors en problème social : celui de la pauvreté des familles monoparentales.

Combattre les violences économiques ?

C’est à ce problème que s’attaquent implicitement les deux premiers articles de la proposition de loi, qui visent les violences économiques faites aux femmes, dont on sait qu’elles accompagnent souvent les violences physiques et culminent au moment des séparations. S’assurer que les salaires et prestations sociales qui reviennent aux femmes leur soient bien versées est une mesure de sécurité élémentaire. Cependant, nous ne comprenons pas exactement quelles prestations sont visées par l’article 2 du projet de loi. Pourquoi pas, également, réserver des places en crèche aux bénéficiaires de l’allocation de soutien familial (ASF). La rédaction de l’article 4 semble cependant sous-entendre que la mesure serait réservée aux titulaires de l’ASF inactives ou chômeuses. On peut interroger le caractère restrictif de ces conditions. Quoi qu’il en soit, c’est sans doute la mise en œuvre de cet article par les collectivités locales qui restera ici décisive (certaines l’appliquent déjà). [Ce paragraphe commente les articles de la proposition de loi tels qu’ils apparaissent ici]

Permettez-nous de suggérer un ensemble d’autres dispositifs qui nous sembleraient autrement plus déterminants pour combattre les inégalités économiques entre femmes et hommes.

D’abord prélever les pensions alimentaires à la source (comme les impôts sur le revenu) et confier la gestion des impayés de pension au fisc. En 2016, un quart des créditrices de pension alimentaire ayant eu recours à la justice pour un divorce déclaraient que, deux ans après le divorce, cette pension ne leur était pas versée. Le prélèvement des pensions à la source permettrait d’éviter les impayés, mais aussi de revaloriser automatiquement les pensions selon les revenus du débiteur et l’inflation, sans que les mères aient à multiplier les démarches auprès de leur ex-conjoint et des administrations. Ces démarches, liées au fait que ce sont elles qui assument la charge des enfants, placent sans cesse les femmes en position de « mendiantes ». Pourtant, c’est la société et leurs ex-conjoints qui leur doivent quelque chose.

Il conviendrait ensuite de revoir le dispositif de l’allocation de soutien familial, de telle sorte que son versement ne soit plus lié à la condition d’être un parent isolé. Le système actuel présume que les nouveaux conjoints des mères payent pour les enfants de leur compagne, ce qui place les mères sous la dépendance de leur nouveau conjoint. Plus globalement, l’individualisation des prestations sociales (Revenu de solidarité active ; allocation adultes handicapés) assurerait une plus grande autonomie financière aux femmes.

Il faudrait également favoriser le maintien des femmes dans leur logement, notamment en cas de violences familiales. Une politique ambitieuse de logement social en la matière serait déterminante. On constate, en effet, que quand le couple bénéficiait d’un logement social, les femmes ont davantage de chance de conserver ce domicile après la séparation ; pour les couples locataires dans le privé et, encore plus, pour les couples propriétaires, elles parviennent difficilement à se maintenir au domicile conjugal. Compte tenu de la faiblesse du revenu des femmes seules et du coût de la prise en charge des enfants qu’elles sont les premières à assumer, le logement social reste plus généralement pour elles une possibilité sans équivalent de se loger dans des conditions décentes et sans privations excessives. Le prix du logement constitue une variable clé de la possibilité pour les femmes de se maintenir au domicile ou de se reloger dans les cas de violences conjugales.

Reconnaître le travail des femmes, faire travailler les hommes

Nous voulons également insister sur le fait que, pour faire en sorte que les femmes et les hommes partagent les charges parentales, la réforme du congé parental d’éducation ne suffira pas : les données disponibles montrent bien que les pères ne prennent pas ces congés. Pour qu’ils les prennent, il faudrait revaloriser très fortement leur indemnisation. Cela contribuerait, aussi, à la reconnaissance de la valeur du travail domestique généralement fourni gratuitement par les conjointes ou à bas prix par d’autres femmes : femmes de ménage, assistantes maternelles, auxiliaires de vie.

On pourrait aussi imaginer le renforcement de certains dispositifs qui encourageraient les hommes à mieux partager le travail dans leur couple. La prestation compensatoire, par exemple, vise aujourd’hui à compenser les inégalités économiques liées à la rupture du mariage et aux sacrifices de carrière effectués par la conjointe au bénéfice de son époux. Cette prestation s’est vue considérablement affaiblie par la réforme de 2000 : en passant d’une rente viagère à un capital versé en huit ans maximum, on a réduit à la fois la part d’ex-conjoints solvables et l’amplitude des sommes versées. La prestation compensatoire n’est ainsi fixée aujourd’hui que dans 20% des divorces et son montant médian est de 22 000 €, ce qui est ridicule au regard des revenus perdus par la plupart des femmes, tout au long de leur carrière, parce qu’elles ont pris en charge l’essentiel des tâches domestiques. On pourrait imaginer que la prestation compensatoire repose sur un véritable calcul de ce coût d’opportunité, qu’elle s’applique aux parents non mariés comme aux couples mariés et que son type de versement – rente ou capital – soit adapté aux ressources du conjoint débiteur. Si la carrière et le patrimoine d’un chef d’entreprise ont reposé sur une délégation massive de la prise en charge de ses enfants à sa conjointe, il devrait craindre que son capital et son statut soient remis en cause au moment de la séparation, en particulier s’il n’a rien prévu pour assurer à son ex-conjointe une situation financière à la hauteur de la réussite qu’elle a rendu possible.

Nous suggérons enfin de revoir le dispositif de fiscalisation des pensions alimentaires et des prestations compensatoires. Elles constituent actuellement, pour les mères qui en bénéficient, des revenus imposables. Cela augmente éventuellement leur taux d’imposition, mais cela a surtout des effets sur le montant de nombreuses prestations (allocations familiales, tarif des cantines et accueil de loisirs, etc.).

Plus généralement, nous suggérons de revoir la politique fiscale de telle sorte que les revenus des femmes soient traités comme ceux des hommes. De plus en plus de couples se pacsent ou se marient en séparation de biens, et individualisent ainsi leurs revenus et leur patrimoine. Pourtant, pour ces couples, le taux d’imposition sur le revenu est généralement calculé à l’échelle conjugale, de telle sorte que les femmes qui gagnent moins (42% en moyenne) payent un taux d’imposition plus élevé que si elles étaient seules. A l’inverse les revenus des hommes, plus importants, gagnent fortement à ces taux conjugalisés. Le taux d’imposition par défaut devrait être un taux individualisé.

Taxer l’héritage : une mesure de redistribution entre classes sociales et entre les sexes

Venons-en à la question de l’héritage, absente du projet de loi. Pourtant, nous montrons dans nos travaux le maintien d’inégalités entre les fils et les filles en matière de succession, en dépit d’un droit formellement égalitaire. Les hommes, de la même façon qu’ils sont dépositaires du nom de famille et qu’on compte avant tout sur eux pour incarner la réussite familiale, sont les dépositaires privilégiés des biens structurants des successions, notamment des biens immobiliers, fonciers ainsi que des entreprises. Les données statistiques montrent que les premiers des fils, en particulier, en héritent plus fréquemment, tandis que leurs sœurs et leurs cadets reçoivent plus souvent des compensations financières et moins communément des donations du vivant de leurs parents. Si l’avantage économique à recevoir une donation anticipée est évident, nous montrons que les compensations financières reçues par les femmes sont généralement sous-évaluées afin de ne pas contraindre leurs frères à la liquidation des biens qu’ils ont reçus. La transmission du patrimoine d’une génération à l’autre repose ainsi sur des inégalités de traitement entre femmes et hommes. Nous rappelons par ailleurs que plus d’un tiers de la population française ne recevra jamais d’héritage.

Les mesures de défiscalisation des donations que s’apprête à mettre en œuvre le gouvernement pour relancer l’économie post crise sanitaire vont donc contribuer tout à la fois à renforcer les inégalités économiques entre les classes sociales et entre les hommes et les femmes. Nous appelons au contraire de nos vœux une taxation redistributive des patrimoines et héritages.

Miser sur un entrepreneuriat féminin fragile ou sur le développement des services publics ?

Nous remarquons, enfin, que la proposition de loi cherche à favoriser l’entrepreneuriat des femmes (art. 8) en introduisant des objectifs de mixité dans la politique de soutien à la création et au développement des entreprises. C’est une bonne chose puisque les femmes ont davantage de mal à se mettre à leur compte, du fait de ces inégalités successorales et de discriminations dans différents milieux professionnels. Cependant, il faudrait une politique plus ambitieuse pour que l’accès des femmes à l’indépendance professionnelle ne constitue pas juste une sortie artificielle du chômage, dans des conditions de vie et de travail plus précaires que celles qu’assurent le salariat. En effet, actuellement, les femmes sont à la tête des entreprises les plus petites et les plus fragiles économiquement. Nous rappelons que s’il est un secteur qui a permis aux femmes diplômées, en particulier celles issues de classes populaires et de l’immigration, d’accéder à des emplois stables conformes à leurs qualifications, en rencontrant bien moins de discriminations qu’ailleurs, c’est la fonction publique. Développer les services publics, y maintenir des statuts et des salaires décents, c’est aussi favoriser l’égalité économique entre femmes et hommes.

Nous vous remercions pour votre attention et nous tenons maintenant à votre disposition pour répondre à vos questions concernant nos travaux et ce qu’ils pourraient apporter à l’amélioration de la proposition de loi visant à accélérer l’égalité économique et professionnelle.

Exposé à retrouver ici

Références

Belmokhtar Zakia et Julie Mansuy, « En 2013, neuf prestations compensatoires sur dix sous forme de capital », Infostat Justice,n°144, 2016.

Bessière Céline et Sibylle Gollac, Le genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités, La Découverte, 2020.

Biland Emilie, Gouverner la vie privée. L’encadrement inégalitaire des séparations conjugales en France et au Québec, ENS-Éditions, Lyon, 2019.

Brown Elizabeth, Alice Debauche, Christelle Hamel et Magali Mazuy (dir.), Violences et rapports de genre. Enquête sur les violences de genre en France, Ined, 2021.

Budig Michelle J., « Gender, Self-Employment and Earnings. The Interlocking Structures of Family and Professional Status », Gender & Society, no 6, 20, 2006, p. 725-753.

Buscatto Marie et Catherine Marry, « Le plafond de verre dans tous ses éclats. La féminisation des professions supérieures au XXe siècle », Sociologie du travail, n°51, 2009, pp.170-182.

Favre Florent, « Hommes-femmes, des différences de revenus sensibles pour les non-salariés », Les revenus d’activité des indépendants, INSEE référence, 2009, p. 31-45. (données actualisées ici : https://www.insee.fr/fr/statistiques/4470752?sommaire=4470890)

Frémeaux Nicolas and Marion Leturcq (2020), « Inequalities and the individualization of wealth », Journal of Public Economics, 184, pp. 104-145.

Gollac Sibylle et Cédric Hugrée. « Avoir trente ans dans le secteur public en 1982 et en 2002 les transformations d’une filière de promotion sociale par le diplôme », Revue française d’administration publique, vol. 153, no. 1, 2015, pp. 23-43.

Jouanneau Solenne, « Violences conjugales et protection des victimes. Usages et condition d’application dans les tribunaux français des mesures judiciaires de protection des victimes de violences au sein du couple », Rapport pour la Mission Droit et Justice, 2019.

Loscocco Karyn A. et Sharon R. Bird, « Gendered Paths: Why Women Lag Behind Men in Small Business Success », Work and Occupation, 39, 2, 2012, p. 183-219.

Maruani Margaret (dir.), Travail et genre dans le monde, La Découverte, Paris, 2013.

Thomas Morin, « Écarts de revenus au sein des couples. Trois femmes sur quatre gagnent moins que leur conjoint », Insee Première, n°1492, 2014.

Périvier Hélène, L’économie féministe, Presses de Science Po, 2020.

Roumiguières Ève, « Des prestations compensatoires sous forme de capital et non plus de rente », Infostat Justice, 77, 2004.

Roy Delphine, « Le travail domestique : 60 milliards d’heure en 2010 », Insee Première, n°1423, 2012.

« Genre et travail indépendant », Travail et emploi, n°150, avril-mai 2017.

https://lesglorieuses.fr/lentrepreneuriat-au-feminin/

https://blogs.mediapart.fr/le-genre-du-capital/blog/260521/travail-domestique-et-sphere-marchande-quelques-pistes-pour-combattre-les-inegalites-de-gen

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Le genre du capital à Bercy.
Plongée en apnée dans l’entre-soi masculin du pouvoir économique

Il y a quelques mois, nous avons appris que notre livre Le Genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités (La Découverte, 2020) faisait partie des cinq nominés pour le 34e « Prix Turgot du livre d’économie financière ». Nous ne connaissions pas ce prix, créé en 1987 par l’Association des élèves et anciens élèves de l’Institut des Hautes Finances (AEEIHFI). Dans la liste des nominés, il y avait des livres que nous ne connaissions pas, mais aussi l’ouvrage d’un collègue dont nous estimons les travaux, publié chez le même éditeur que nous. Le président de l’association du Prix Turgot nous pressant de confirmer notre disponibilité pour la cérémonie de remise des prix, et notre curiosité maladive d’ethnographes aidant, nous nous sommes dit : pourquoi pas.

À mesure que l’échéance s’est rapprochée, le programme s’est précisé, et notre curiosité s’est aiguisée en même temps que nous commencions à nous demander où nous mettions les pieds. Un entretien entre membres du jury et auteur·rices nominé·es, qui s’est finalement déroulé en visioconférence, devait initialement se tenir à la Maison de la Chasse, un hôtel particulier du Marais géré par une fondation dédiée à la promotion de ce sport et dont l’accès est réservé aux membres du club de la fondation. La cérémonie de remise des prix, elle, aurait lieu au Ministère de l’économie et des finances, à Bercy. Le ministre, Bruno Le Maire, ferait une allocution. Un prix spécial pour « l’ensemble de son œuvre » serait remis à Christine Lagarde, ancienne ministre de l’économie et des finances, ex-directrice générale du FMI et actuelle directrice de la Banque centrale européenne. Le président du Grand Jury du prix s’avérait être Jean-Claude Trichet, ancien gouverneur de la Banque de France et ex-directeur de la Banque centrale européenne, connu pour sa promotion des politiques d’austérité. Ces gens auraient donc lu et apprécié notre livre ?

Le 2 juin 2021 arrive le jour de la cérémonie, qui a lieu dans la grande salle de conférences de Bercy. L’audience est composée aux trois quarts d’hommes âgés, voire très âgés, en costumes et cravates, réunis autour de Jean-Louis Chambon, président de l’AEEIHFI (72 ans) et de Jean-Claude Trichet (78 ans). Apparemment, la cérémonie est organisée quasiment à l’identique depuis 34 ans, et a lieu depuis 2008 dans les locaux du Ministère. Pour ajouter à l’ambiance il faut compter un guitariste classique (qui joue en attendant le début de la cérémonie, face à un auditoire de gens affairés à se repérer, se saluer, se présenter, se demander des nouvelles, et à qui on lance à la fin de sa prestation : « À l’année prochaine ! »), trois employés en gilet préposés au déplacement du mobilier sur la scène (au contraire de la quasi-totalité des présent·es, ils sont noirs), et deux femmes en tailleur qui sont chargées de faire passer, de récupérer et d’essuyer les micros, protocole sanitaire oblige. Notre impression d’être plongées dans un livre de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot se précise – ces deux sociologues ont publié de nombreux ouvrages sur la grande bourgeoisie en France et ses rapports avec le pouvoir politique.

L’autre particularité de la cérémonie, c’est le peu de place qui y est donné aux livres et à leur contenu : un professeur au Collège de France se demande pourquoi il a fait le déplacement alors qu’on ne lui laisse pas du tout la parole, un ex-directeur de la Banque mondiale se désole d’avoir fait le trajet depuis Washington pour parler cinq minutes. Bien plus de temps est consacré à faire la promotion d’un groupe spécialisé dans l’enseignement supérieur privé, dont le dirigeant est par ailleurs l’associé d’un des membres du jury et annonce fièrement que ses parts de marché ont progressé de 25% l’année dernière. À ce stade, vos serviteuses se disent qu’elles sont carrément venues se jeter dans la gueule de Lucifer. Christine Lagarde est la véritable vedette de la soirée : nous apprendrons au long d’une demi-heure de discours clair et léché, émaillé à intervalles réguliers de citations, d’anecdotes et de clins d’œil à plusieurs membres de l’assemblée, à quel point la politique de la BCE est efficace et juste.

L’entre-soi c’est aussi celui des idées : dans les commentaires échangés, haro sur la culture « woke », cette hypersensibilité maladives aux inégalités diverses et variées, haro sur la tyrannie des minorités, éloge décomplexé de la croissance économique. La cérémonie se termine par la remise du grand prix, à un livre dont la quatrième de couverture affirme que « si nous n’agissons pas, le numérique va détruire la civilisation ». Diantre.

La messe est dite : nous ne serons donc pas les deuxième et troisième femmes à être honorées du Grand Prix Turgot – oui, sur les trente-quatre Grands Prix Turgot remis depuis son origine, un seul a été décerné à une femme et c’était il y a trente-trois ans, en 1988. Compte tenu de nos orientations théoriques, nous avions peu de chances, de notre côté, que notre nomination aboutisse à une remise de prix. Dès nos premiers échanges téléphoniques, le président de l’association nous avait dit : « Avec votre nomination, on ne pourra plus dire que le prix Turgot ne s’intéresse pas aux femmes ! ». La cause était donc entendue : nous étions des alibis. Mais n’existe-t-il pas de femmes parmi les essayistes économistes, que le Cercle Turgot puisse honorer d’un Grand Prix ? Il y a peut-être une raison, en tout cas, pour laquelle il peine à s’intéresser à ces autrices : le grand jury chargé de décider du palmarès est composé de vingt membres, dont dix-neuf hommes et une seule femme. Elle a d’ailleurs été chargée de nous interviewer sur scène, au cours du moment girlyde la cérémonie, enrobé de « Mesdames » dissonant avec les « Monsieur le Professeur » servis à nos homologues masculins. Le cercle de lecture chargé de faire la présélection des livres nominés n’est guère plus équilibré : treize hommes, deux femmes.

Cela n’a pas empêché Jean-Louis Chambon, au moment de nous décerner notre « mention d’honneur », de citer à brûle-pourpoint une phrase attribuée à Christine Lagarde au sujet des quotas de femmes aux postes de direction : « Quand on légifère, on trouve les femmes. Quand on ne légifère pas, on trouve des excuses ». Quel rapport avec notre travail ? Mystère. Mais les inégalités de genre ont l’air de chatouiller le Cercle Turgot, à son corps défendant. Malgré l’impressionnante Christine Lagarde et son CV tentaculaire, cette plongée dans l’entre-soi masculin du pouvoir économique n’a ainsi pu que nous conforter dans nos convictions scientifiques : notre société de classes se reproduit par l’accumulation masculine des capitaux et du pouvoir et, inversement, l’ordre du genre se reproduit au travers des processus de conservation du pouvoir et des richesses au sein des classes possédantes. Déception de ne pas avoir ramené le magnum de champagne à la maison, mais victoire de la sociologie.

Nous reproduisons ci-dessous ce que nous avions prévu de dire dans les 6 minutes de parole qui nous avaient été octroyées. Notons que nous n’avons pas pu développer la dernière réponse, puisqu’on nous a coupé la parole. Nous n’avons pas pu non plus partager avec Bruno Le Maire notre perspective sur les réformes qu’il mène (retraites, défiscalisation des successions…) et les inégalités économiques de genre et de classe qu’elles contribuent à creuser – son discours a été livré sous forme de vidéo préenregistrée.

Nous avons été interviewées par Isabelle Job-Bazille, Directrice des Etudes Economiques Groupe Crédit Agricole, l’unique femme du grand jury.

  • Votre livre est fondé sur vingt années d’enquêtes, comment avez-vous travaillé ?

Ce travail a débuté bien avant que le constat de l’augmentation des inégalités de patrimoine entre les femmes et les hommes ne soit établi. Rappelons qu’elles sont passées de 9 à 16% entre 1998 et 2015. Il y a vingt ans, les modalités d’accumulation et de transmission des patrimoines familiaux, leurs liens avec l’organisation de la production domestique, n’intéressaient qu’une poignée de collègues. Nous avons eu la chance de mener notre travail au seul gré de l’évolution de nos questionnements scientifiques, en bénéficiant du statut de fonctionnaire. Nous avons eu aussi la chance de collaborer avec des collègues attaché·es à leur autonomie scientifique, en coopération et non en compétition. C’est ainsi qu’on a pu produire les résultats présentés dans ce livre. Ces dernières années, nos conditions de travail, mais surtout les conditions d’emploi de nos jeunes collègues dans l’enseignement supérieur et la recherche se sont considérablement dégradées. Avec la mise en œuvre de la loi de programmation de la recherche, notre autonomie scientifique comme nos possibilités de mener des recherches collectives sont plus que jamais mises à mal et rendent ce type de travail particulièrement difficile à mener. Nous tenions à le dire aujourd’hui face à cette assemblée.

Nous avons travaillé sur les relations économiques dans la famille, d’abord sur la transmission des entreprises familiales et la dimension familiale des stratégies immobilières, puis sur les implications patrimoniales des séparations conjugales, en combinant différentes méthodes, pour asseoir une démonstration scientifique la plus solide possible. Nous avons réalisé, ce que nous appelons des « monographies de famille ». On a suivi les trajectoires de plusieurs personnes apparentées dans la longue durée (parfois plus de dix ans), en les faisant parler de mêmes sujets, une succession par exemple. Nous avons aussi enquêté dans les cabinets d’avocat·es, les études notariales et les tribunaux. Nous avons ainsi accumulé des matériaux auprès de familles de milieux sociaux contrastés, des classes populaires à la grande bourgeoisie en passant par des petits indépendants, dans plusieurs régions en France. Nous avons aussi exploité différentes enquêtes statistiques, l’enquête Patrimoine de l’INSEE notamment, et une base de données originale constituée à partir de 4000 dossiers judiciaires de séparations conjugales.

  • Quels sont les grands résultats de votre livre ?

Aujourd’hui, on a un droit de la famille et du patrimoine formellement égalitaire. Tout le monde semble favorable à l’égalité économique entre les femmes et les hommes. Nous montrons comment, en dépit de tout ça, le capital économique reste un privilège masculin. Vous le savez, les femmes et les hommes ne font pas les mêmes carrières, elles sont moins présentes dans les instances du pouvoir économique et politique. Notre livre apporte un éclairage complémentaire sur ce qui se joue dans la sphère familiale.

Nous montrons comment les arrangements économiques familiaux sont pris dans des stratégies qui visent au maintien et à l’amélioration du statut social familial et, en particulier, à la conservation et à la transmission de biens structurants du patrimoine familial, entreprises et biens immobiliers notamment. Or ce sont les hommes, de la même façon qu’ils sont dépositaires du nom de famille et qu’on compte avant tout sur eux pour incarner la réussite familiale, qui se trouvent les dépositaires privilégiés de ces biens. Et ils bénéficient plus souvent des donations anticipées. La transmission du patrimoine d’une génération à l’autre repose ainsi sur des inégalités de traitement entre femmes et hommes. Les pratiques des professionnel·les du droit ne remettent pas en cause ces arrangements patrimoniaux inégalitaires, mais contribuent au contraire à les légitimer et les invisibiliser. Et les transformations de l’institution conjugale n’ont pas remis en cause ces mécanismes, au contraire. Les femmes continuent d’être spécialisées dans le travail domestique – depuis le nettoyage de la cuvette des toilettes jusqu’à l’organisation des galas de charité. Ce travail a pour constante d’être gratuit et de contraindre l’exercice d’une activité professionnelle rémunérée. Les séparations conjugales révèlent les inégalités de revenu et de patrimoine qui en découlent. Et elles les accentuent. Les mécanismes prévus par le droit pour les compenser sont d’une portée très limitée. Ils placent systématiquement les femmes en position de demandeuses (d’une pension alimentaire ou une prestation compensatoire) alors qu’elles contribuent au moins autant que les hommes à la production nationale, dès lors qu’on tient compte de la production domestique.

Tout au long du livre, n’en déplaise à nos ministres de tutelle, notre démonstration est résolument intersectionnelle. Nous montrons que la société de classes se reproduit par l’accumulation masculine du patrimoine et qu’à l’inverse l’ordre du genre se reproduit au travers des processus de conservation et de transmission des richesses aux sein des classes possédantes. Il n’y aurait aucun sens à étudier les inégalités de genre sans les articuler aux inégalités de classe et il y aurait encore fort à faire pour montrer qu’il existe des discriminations raciales en la matière, largement documentées dans d’autres pays.

  • Le genre du capital est masculin, quelles politiques pourraient être mises en œuvre pour réduire les inégalités économiques entre les femmes et les hommes ?

Il y a beaucoup à faire ! Et cela ne passe pas que par la présence plus importante des femmes dans les conseils d’administration des grandes entreprises ou au jury du prix Turgot. Bien sûr il faut continuer à se battre pour l’égalité salariale et contre le plafond de verre. Mais l’égalité économique ne se joue pas seulement pour les femmes les plus diplômées. Rappelons l’évidence : c’est dans les ménages les plus pauvres que vivent les femmes pour lesquelles les inégalités économiques de genre signifient la précarité matérielle la plus dure. Le chantier est immense.

Une politique ambitieuse de logement social qui permettrait aux mères seules de bien se loger, notamment en cas de violences conjugales, serait déterminante. Le montant moyen des pensions alimentaires est de 170€, l’allocation de soutien familial qui la remplace en cas non-paiement atteint 116€. Est-ce vraiment ce que coûte un enfant chaque mois ? Individualiser l’ensemble des prestations sociales (RSA, AAH), ne plus en conditionner certaines au fait d’être parent isolé comme c’est le cas pour l’Allocation de soutien familial, assurerait une plus grande autonomie financière aux femmes. Les prestations compensatoires aussi devraient être augmentées, et leur bénéfice devrait être étendu aux couples non mariés. Cela inciterait peut-être les hommes à mieux partager avec leurs conjointes tâches domestiques et temps pour la carrière, pendant comme après la vie de couple. Bien sûr, la Justice aurait besoin de temps et de moyens pour participer à ce bouleversement des façons de compter et des pratiques parentales et conjugales.

Bercy, aussi, aurait un grand rôle à jouer. Le prélèvement à la source de l’impôt sur le revenu devrait être l’occasion aussi de prélever automatiquement les pensions alimentaires (sans que les femmes aient à réclamer impayés et revalorisations), mais aussi d’appliquer par défaut un taux individualisé qui serait nettement plus favorable aux femmes. Il faudrait rediscuter aussi de la fiscalisation des pensions alimentaires.

Enfin, nous ne pouvons que conclure de nos recherches que les mesures de défiscalisation des donations que s’apprête à mettre en œuvre le gouvernement pour relancer l’économie post crise sanitaire vont contribuer à la fois à renforcer les inégalités économiques entre les classes sociales et entre les hommes et les femmes. Nous appelons au contraire de nos vœux une taxation redistributive des patrimoines et héritages. 

https://blogs.mediapart.fr/le-genre-du-capital/blog/080621/le-genre-du-capital-bercy-plongee-en-apnee-dans-l-entre-soi-masculin-du-pouvoir-economique

Auteur : entreleslignesentrelesmots

notes de lecture

Une réflexion sur « Le capital sous les lunettes du genre, le capital pensé comme un rapport de pouvoir »

  1. Bonjour à toutes et tous,

    Nous avons le plaisir de vous inviter à la cinquième séance du séminaire du Centre de Recherches Sociologiques et Politiques de Paris. Cette séance est organisée par Cornelia Möser et Maira Abreu et s’intitule :
    La notion de classes de sexe
    « Retour sur la catégorie des classes de sexe : histoires, actualités, usages et transformations »

    Jeudi 10 mars 2022 de 13h30 à 17h00 en hybride
    (avec une pause de 15h00 à 15h30)

    Nous aurons le plaisir d »écouter Maira Abreu (Cresppa-GTM), Franck Freitas Ekué (Cresppa GTM), Sibylle Gollac (Cresppa-CSU), Danièle Kergoat (Cresppa-GTM) et Cornelia Möser (Cresppa-GTM).
    Au vu du nombre de personnes inscrites et des jauges limitées à cause de la situation sanitaire cette séance se tiendra finalement en hybride.
    En présentiel : en salle 255 au Centre CNRS Pouchet, 59/61 rue Pouchet, Paris 17e. (les inscriptions en présentiel sont closes et réservées pour les 20 premières personnes déjà inscrites).
    En distanciel : les inscriptions restent ouvertes à toutes et à tous. Merci de vous s’inscrire via ce formulaire pour recevoir le lien Zoom et les identifiants de connexion.
    Argumentaire scientifique :
    Cette demi-journée souhaite revenir sur l’histoire, l’actualité et les usages et transformation d’une catégorie centrale de la théorie et recherche féministe française : la classe de sexes. Élaborée à différents endroits dans le monde et largement abandonnée dans la recherche féministe anglophone, cette catégorie connaît une certaine forme de renouveau en France dont la séance souhaite discuter la forme et la signification. Dans une première partie des intervenantes reviendront sur les histoires et critiques du concept en France et ailleurs. Dans une deuxième partie, il s’agira de discuter des usages, transformations et traductions contemporaines du concept pour analyser l’articulation des inégalités économiques de genre et de classe qui se jouent dans les familles et les politiques de race.
    Vous trouverez le visuel de cette séance en pièce jointe.
    Au plaisir de vous y retrouver.
    Bien cordialement,
    A la suite des des nouvelles mesures sanitaires mises en place par le gouvernement, nous sommes dans l’obligation de demander un Pass Sanitaire à l’ensemble des participant.e.s à nos événements

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