Approche du radicalisme : le féminisme, le patriarcat, et les industries de l’exploitation sexuelle

Débutons par le corps.

Dans une analyse de la pornographie et la prostitution au sein d’une société patriarcale, il est essentiel de ne pas perdre de vue les bases biologiques. Une analyse féministe cohérente de l’idéologie et des pratiques du patriarcat débute avec les corps humains.

Nous sommes tous des Homo sapiens. Genre homo, espèce sapiens. Nous sommes des primates. Nous sommes des mammifères. Nous appartenons au règne animal.

Nous sommes des êtres organiques, des créatures en chair et en os, dérivées du carbone. Quelles que soient nos conceptions de l’âme et de la pensée – je présume qu’au sein de n’importe quel groupe diversifié, on trouvera une grande variété de conceptions – nous sommes des animaux, ce qui veut dire que nous sommes des corps. Nous sommes des animaux qui se reproduisent sexuellement, par l’interaction de corps qui sont soit mâle ou femelle (avec un très faible pourcentage de personnes nées intersexuées, avec des anomalies qui peuvent compliquer le statut reproductif).

Chacun de nous – et chaque être humain ayant existé – est le résultat de la fusion d’un ovule produit par un être humain femelle et d’un spermatozoïde produit par un être humain mâle. Bien que la technologie puisse l’accomplir, la fertilisation de l’ovule par un spermatozoïde se produit majoritairement par le coït, qui est un acte reproductif ainsi que potentiellement source de plaisir.

Je souligne ces faits élémentaires non pour réduire à une simple histoire de corps la riche complexité des interactions humaines mais parce que, pour comprendre les mouvements politiques sur le genre et la spécificité des sexes, nous ne devons pas ignorer nos corps. Ceci peut sembler aller de soi, mais certaines théories influencées par le post-modernisme et qui circulent dans les milieux académiques, les salons intellectuels et les mouvements politiques semblent s’être détachées de cette réalité.

Prendre au sérieux la biologie de l’évolution nous demande de reconnaître le caractère fondamental de la reproduction pour tous les organismes vivants et l’importance de la sexualité pour une espèce qui se reproduit sexuellement, comme l’Homo sapiens. La reproduction et la sexualité impliquent nos corps.

Femelle et mâle sont des catégories biologiques stables. Si elles ne l’étaient pas, nous ne serions pas là. Cependant, la féminité et la masculinité ne sont pas des catégories sociables stables. Les conceptions de ce que veulent dire les concepts de mâle et de femelle – la signification donnée à ces différences entre nos corps – varient d’une culture à l’autre et changent au fil du temps.

Ce qui nous amène au patriarcat, au féminisme radical, à une critique féministe radicale des industries de l’exploitation sexuelle au sein du patriarcat, et des raisons pour lesquelles tout ceci est important, non seulement pour les femmes mais aussi pour les hommes. Je suis ici en tant qu’homme pour faire valoir auprès des hommes que le féminisme radical est particulièrement important pour nous.

Le patriarcat

Le patriarcat – une conception des différences sexuelles qui institutionnalise la domination masculine à travers la société – a une histoire. Bien que plusieurs gens présument que les êtres humains ont toujours vécu sous la domination masculine, ces systèmes ne se sont généralisés que depuis quelques siècles, émergeant après l’invention de l’agriculture et un changement dramatique dans les relations entre les humains et le monde environnant. L’historienne Gerda Lerner soutient que le patriarcat a débuté quand « les hommes ont trouvé le moyen de transformer ‘la différence’ en domination » et « ont posé les bases idéologiques de tous les systèmes reposant sur la hiérarchie, les inégalités et l’exploitation » (Lerner 1997, p.133). Le patriarcat adopte des formes diverses selon les époques et les endroits, mais il accorde aux hommes la plupart du pouvoir au sein des institutions sociales tout en y limitant l’accès pour les femmes. Cependant, Lerner nous le rappelle : ‘Cela ne veut pas dire que les femmes n’ont aucun pouvoir ou sont totalement privées de droits, d’influence et de ressources’ (Lerner 1986, p.239). Le monde est complexe, mais nous identifions des schémas qui nous aident à comprendre cette complexité.

Le patriarcat n’est pas le seul système hiérarchique qui privilégie le pouvoir de certains et limite les chances pour d’autres – il côtoie la suprématie blanche, qu’elle soit imposée juridiquement ou informelle ; divers systèmes économiques injustes et inhumains, incluant le capitalisme   et l’impérialisme et le colonialisme, incluant le système d’exploitation dévolu au cours des derniers cinq cents ans principalement à l’Europe et ses rejetons tels que les États-Unis d’Amérique.

À cause de ces systèmes, bien que ce ne soient pas toutes les femmes qui fassent l’expérience du patriarcat de la même façon, le schéma du désavantage relatif des femmes vis-à-vis des hommes est évident. Comme nous en avertit l’historienne Judith Bennett, « Quasiment chacune des filles qui naissent aujourd’hui connaîtra plus d’embûches et de restrictions que le garçon né aujourd’hui dans les mêmes circonstances sociales qu’elle.’ (Bennett, 2006, p.10).

Les sociétés patriarcales ont passé des millénaires à formuler des raisons, théologiques et laïques, de maintenir cette inégalité et de la présenter comme naturelle, « la façon dont sont les choses ». Le patriarcat s’est avéré tenace, faisant parfois des concessions aux femmes sous la pression mais leur interdisant l’accès à la pleine égalité face aux hommes. Le statut des femmes peut changer au fil du temps et il existe des différences de statut entre les femmes selon d’autres variables. Mais Bennett soutient que ces fluctuations n’ont pas modifié les femmes en tant que groupe en relation avec le groupe des hommes – les sociétés fonctionnent selon un « équilibre patriarcal » où seuls les hommes privilégiés peuvent revendiquer une pleine humanité, définie comme étant la capacité de développer pleinement son potentiel humain (Bennett, 2009). Les hommes moins privilégiés doivent se contenter de moins, et certains se verront même accorder moins de statut que certaines femmes (en particulier les hommes dénués de privilèges de race et/ou de classe sociale). Cependant, dans ce genre de système de pouvoir à dynamique stable, les femmes ne sont jamais en sécurité et peuvent toujours se voir réduite à être « moins que », surtout par les hommes enclins à utiliser les menaces, les contraintes et les violences.

Même si tous les systèmes qui reposent sur la domination causent d’immenses souffrances et soient difficiles à déloger, le patriarcat fait partie de l’expérience humaine depuis plus longtemps et est profondément ancré dans la vie de tous les jours. Nous devrions nous en rappeler : la suprématie blanche n’a jamais existé sans le patriarcat. Le capitalisme n’a jamais existé sans le patriarcat. L’impérialisme n’a jamais existé sans le patriarcat. La prétention patriarcale voulant que la domination masculine et la soumission féminine sont naturelles et inévitables a donné lieu à d’autres hiérarchies illégitimes qui reposent elles aussi sur des tentatives de présenter comme naturelles et donc invisibles d’autres dynamiques de domination/soumission.

Le féminisme radical

Le féminisme, dans son expression de base, constitue un défi au patriarcat. Cependant, comme dans toutes les activités humaines, incluant l’activisme pour la justice sociale, on y trouve différentes tendances politiques et intellectuelles. Aux États-Unis ce que l’on nomme généralement la « deuxième vague du féminisme », issue des bouleversements sociaux des années 1960 et 70, a produit des grilles d’analyses qui se font concurrence : radicale, marxiste, socialiste, libérale, psychanalytique, existentielle, postmoderne, écoféministe. Lorsque des femmes racisées ont contesté la prépondérance des Blanches au début du féminisme de la seconde vague, des mouvements se sont efforcé de corriger ces distorsions ; certaines femmes racisées choisirent de s’identifier comme ‘pour les femmes’ (womanist) au lieu de ‘féministes’. Les féministes radicales lesbiennes contestèrent la prépondérance de l’hétérosexualité au sein du féminisme libéral et différents féminismes allèrent dans diverses directions lors de l’émergence de défis additionnels allant de la politique mondialiste aux handicaps.

Depuis ma première adhésion sérieuse au le féminisme à la fin des années 80, j’ai trouvé en les analyses du féminisme radical une source d’inspiration. Celui-ci met en lumière la violence et les contraintes exercées par les hommes – le viol, les agressions sexuelles des enfants, la violence familiale, le harcèlement sexuel – et le caractère routinier de ces violations pour les femmes, les enfants, et les hommes vulnérables au sein du patriarcat. Dans les sociétés patriarcales, les hommes s’arrogent le droit de posséder ou contrôler la capacité reproductrice ou la sexualité des femmes, avec la menace de violences et de contraintes toujours en toile de fond. Dans les formes de patriarcat les plus strictes, les hommes sont propriétaires des femmes et des enfants, et les hommes peuvent utiliser les corps des femmes pour les relations sexuelles en vertu de pactes avec d’autres hommes qui définissent les contraintes à ces droits sexuels. Dans les sociétés libérales contemporaines, la domination masculine prend des formes plus subtiles.

Le féminisme radical nous force à considérer les corps mâles et femelles, la façon dont les hommes utilisent, violentent et exploitent les femmes dans les domaines de la reproduction et de la sexualité. Mais dans les États-Unis contemporains, l’approche radicale a été éclipsée par les approches plus communes qui sont libérale (dans le courant de pensée dominant le politique) et postmoderne (au sein des activistes et dans les domaines universitaires). Une approche libérale cible l’égalité de fait pour les femmes au sein des institutions politiques, juridiques et économiques existantes. Bien que particulièrement difficile à définir, le postmodernisme ébranle à la fois la stabilité et la cohérence des institutions existantes ainsi que les notions qui les sous-tendent et met l’accent sur le langage et la performance comme éléments-clé de l’identité et du vécu. Le libéralisme et le postmodernisme se fondent sur des postulats très différents mais se rejoignent dans leur adhésion pratique à l’individualisme en politique, ayant tendance à évaluer une proposition sur sa potentialité à maximiser les choix pour les femmes plutôt que sur son degré de contestation de la hiérarchie patriarcale et du pouvoir de la classe des hommes. Sur les questions telles que la pornographie et la prostitution, le féminisme libéral ainsi que le féminisme postmoderne évitent ou minimisent toute critique du système patriarcal et réduisent la question au soutien d’options pour les femmes, allant parfois jusqu’à prétendre que les femmes peuvent s’autonomiser dans les industries de l’exploitation sexuelle.

Le but ultime du féminisme radical est la fin du système patriarcal fondé sur le genre, au lieu d’une simple expansion des options disponibles pour les femmes au sein du patriarcat. Mais le féminisme radical reconnait aussi le plus vaste problème que constituent la hiérarchisation et les dynamiques de domination/subordination dans d’autres aspects de la vie humaine. Bien qu’elle ne soit pas suffisante en soi, la fin du patriarcat est une condition nécessaire pour la libération au sens plus large.

Il existe aujourd’hui un large consensus voulant que toute forme de féminisme doive être « intersectionelle », un mot créé par Kimberlé Crenshaw (1989) pour décrire comment les femmes noires pourraient se trouver marginalisées par l’activisme pour la justice raciale et genrée lorsque leurs préoccupations ne cadrent pas avec l’idéologie ou la stratégie de l’un ou l’autre de ces groupes. Bien que cette expression soit relativement nouvelle, cette idée remonte à plus loin. Par exemple, la déclaration du Combahee River Collective, un groupe de féministes lesbiennes noires de la fin des années 1970, a identifié non seulement le sexisme et le racisme comme des forces qui contraignaient leurs vies mais aussi le capitalisme et l’impérialisme :

Nous sommes résolument engagées dans la lutte contre l’oppression raciste, sexuelle, hétérosexuelle et de classe et nous nous donnons pour tâche particulière de développer une analyse et une pratique intégrées, basées sur le fait que les principaux systèmes d’oppression sont imbriqués [interlocking]. La synthèse de ces oppressions crée les conditions dans lesquelles nous vivons. (Combahee River Collective, 2000, p.264, trad. Jules Falquet).

De telles approches intersectionnelles nous aident à mieux comprendre les résultats complexes que les féministes radicales identifient comme le fondement du patriarcat : les efforts des hommes pour contrôler le potentiel reproductif et la sexualité des femmes. Dans les mots de la philosophe Marilyn Frye, ‘Si on veut que les femelles soient subordonnées et subjuguées par les mâles sur l’échelle planétaire, et que les mâles s’organisent eux-mêmes et entre eux comme ils le font, il faut que des milliards d’individus femelles, essentiellement toutes celles qui voient le jour sur cette planète, soient réduites à un état plus ou moins volontaire de servitude et de subordination aux hommes. Les principaux champs où s’opère cette réduction sont ceux des rencontres et des relations hétérosexuelles – faire sa cour et les contrats de mariage, les relations amoureuses, les relations sexuelles, la baise, le mariage, la prostitution, les normes au sujet de la structure familiale, l’inceste et les sévices sexuels infligés aux enfants. Ce sont dans ces champs de liens hétérosexuels où les filles et les femmes sont formées à accepter les sévices, les insultes, l’avilissement, où les filles sont réduites à des femmes – à des épouses, à des putains, à des maîtresses, à des esclaves sexuelles, à des employées de bureau et des travailleuses de l’industrie du textile, à des mères des enfants des hommes (Frye 1992, p.130).

Cette analyse ne suggère évidemment pas que chaque homme traite chaque femme comme une esclave sexuelle. Chaque homme au sein du patriarcat ne passe pas son temps à opprimer les femmes, mais les hommes ont couramment des comportements qui préservent le patriarcat et causent des préjudices aux femmes. Il est également vrai que l’obsession patriarcale de la hiérarchie, incluant un rigide classement hiérarchique des hommes, veut dire que la plupart des hommes sortiront perdants de la course à l’accumulation de biens et de pouvoirs. Les systèmes complexes mènent à des résultats complexes, mais il reste des schémas bien identifiables. Le patriarcat est un système qui produit des avantages matériels pour les hommes – de façon inégale en fonction de leurs autres caractéristiques (telles que la race, l’orientation sexuelle, la nationalité, le statut d’immigration) et de leur propension personnelle pour les valeurs du patriarcat, ou leur capacité de s’y adapter. En revanche, le patriarcat impose des contraintes sur toutes les femmes. Les souffrances physiques, psychologiques et spirituelles que les femmes endurent sont très variables, encore ici selon leurs autres caractéristiques et parfois le fait du hasard, mais aucune femme n’échappe à un certain niveau de ces souffrances. Et au centre de ce système est l’assertion masculine d’un droit de contrôler le potentiel reproductif et la sexualité des femmes.

La critique féministe radicale des industries de l’exploitation sexuelle

J’utilise l’expression « industries de l’exploitation sexuelle » pour inclure la prostitution, la pornographie, le striptease, les salons de massage, les services d’accompagnement – toutes les façons courantes pour les hommes d’acheter et vendre les corps de femmes comme des objets qu’ils utilisent pour leur plaisir sexuel. Des garçons et des hommes vulnérables sont aussi exploités dans ces industries mais la plupart de ces activités impliquent l’achat par des hommes de femmes et de filles.

Ce ne sont pas toutes les féministes ou toutes les personnes progressistes qui critiquent ce mode d’exploitation, et dans certains cercles féministes – en particulier ceux issus du libéralisme ou du postmodernisme – ce qu’on appelle le « travail du sexe » est célébré comme une façon pour les femmes de s’autonomiser. Commençons avec quelques questions simples adressées à ceux et celles qui veulent mettre fin au sexisme et favoriser la justice sexuelle :

  • Est-il possible d’imaginer une société atteignant un degré significatif de justice sociale si les personnes appartenant à un groupe de sexe particulier peuvent être achetées et vendues de façon routinière par les personnes appartenant à un autre groupe de sexe ?

  • Est-ce que la justice est possible si les espaces les plus intimes des corps des personnes appartenant à un groupe peuvent être achetés par les personnes de l’autre groupe ?

  • Si notre objectif est de maintenir des sociétés humaines stables, équitables et définies par la solidarité plutôt que par la domination, est-ce que les industries de l’exploitation sexuelle nous aident à progresser ou entravent-elles nos efforts ?

  • Si nous faisions table rase pour construire une société juste, s’attendrait-on à entendre dire : « Nous devons nous assurer que les hommes puissent disposer librement des corps des femmes dans le cadre de transactions commerciales » ?

Ces questions relèvent de l’éthique ainsi que du politique. Les féministes radicales rejettent la domination, ainsi que les violences et les contraintes qui découlent des dynamiques de domination/subordination, sur la base d’un engagement moral à la dignité humaine, à la solidarité et à l’égalité. Mais rien de ce que j’ai dit ne relève de la morale, au sens d’une conception étroite et subjective de la sexualité qui serait impérative. Le rejet des industries de l’exploitation sexuelle ne concerne pas l’imposition de contraintes sur l’expression sexuelle des personnes mais fait plutôt partie de la lutte pour créer les conditions propices à une liberté sexuelle significative.

Alors pourquoi est-ce que la critique féministe radicale, qui a donné une analyse si juste des conséquences de la commercialisation à grande échelle des industries du sexe, est-elle si souvent dénoncée non seulement par les hommes voués au patriarcat mais aussi par les hommes à la pensée libérale et de gauche ainsi que, depuis quelques années, même par les féministes des mouvances libérale et postmoderne ?

Prenez l’enjeu que je connais le mieux, celui de la pornographie. À partir des années 70, des femmes firent valoir, à l’instar d’Andrea Dworkin (2002), que l’attrait de la pornographie n’était pas seulement ses images sexuelles explicites mais l’illustration de relations sexuelles dans une dynamique de domination/subordination. Depuis l’exposé par Dworkin de cette critique (1979), les maltraitances et l’exploitation des femmes dans cette industrie ont été documentées plus rigoureusement. Les contenus pornographiques sont devenus plus ouvertement cruels et avilissants pour les femmes et plus ouvertement racistes. Le rôle de la pornographie dans la promotion de pratiques sexuelles corrosives, en particulier chez les jeunes, est devenu plus évident. Alors que la puissance de la critique féministe radicale est devenue plus claire, pourquoi est-ce que cette critique est plus marginalisée aujourd’hui que lorsqu’elle a été initialement articulée ?

Une partie de la réponse est que la critique féministe radicale frappe au cœur la prétention des hommes au sein du patriarcat de posséder ou contrôler la sexualité des femmes. Le féminisme a mené à certains gains pour les femmes en public, tels qu’un accès élargi à l’éducation et une place en politique. Mais, à l’instar de n’importe quel système de régulation sociale, le patriarcat n’accepte pas tranquillement les changements, il résiste à la lutte des femmes pour leur autonomie sexuelle. La sociologue Kathleen Barry explique ce processus :

« Quand les femmes approchent de l’indépendance économique, les hommes sont menacés de la perte du contrôle sur elles en tant que propriété légale et économique au sein du mariage. Afin de reprendre le contrôle, la domination masculine se reconfigure autour du sexe afin de produire un état social et public de subordination féminine qui suivra les femmes partout où elles iront. » (Barry 1995, p.53)

Pourquoi les hommes s’en soucieraient-ils ?

Barry ne suggère pas que les hommes se sont concertés pour élaborer une telle stratégie. C’est simplement dans la nature du patriarcat de répondre aux contestations du pouvoir masculin par de nouvelles stratégies. C’est la méthode toujours déployée par les régimes dont l’autorité est illégitime, y compris la suprématie blanche et le capitalisme.

Les hommes ne peuvent plus s’arroger la propriété absolue des femmes comme ils l’ont fait dans le passé. Les hommes ne peuvent pas toujours prendre le contrôle des femmes en répétant les mêmes tactiques traditionnelles. Ils peuvent néanmoins désigner les femmes comme étant toujours disponibles pour le plaisir sexuel des hommes. Ils peuvent réduire la sexualité des femmes – et par le fait même les femmes – à une marchandise que l’on peut vendre et acheter. Ils peuvent tenter de récupérer l’expérience du pouvoir perdue dans le domaine public, en le portant dans une sphère plus personnelle.

Cette analyse conteste le récit libéral/postmoderne qui dit que les droits des femmes sont accrus quand une société leur permet de choisir le travail du sexe. Presque tous les mots de cette phrase devraient être encadrés de guillemets alarmistes pour bien mettre en exergue les illusions libertaires qui fondent cet argument. Je ne suggère pas qu’aucune femme des industries de l’exploitation sexuelle n’exerce librement un vrai choix, je ne fais que signaler que ces choix sont complexes, typiquement faits dans un contexte de vastes contraintes et de possibilités restreintes. Au-delà des motivations de chaque femme, la validation et la normalisation des industries de l’exploitation sexuelle continue de réduire les femmes et les filles à des corps de femelles-objets mis à la disposition des hommes pour leur plaisir sexuel.

Si les hommes croient vraiment aux valeurs que la plupart d’entre nous disons prôner – la dignité, la solidarité, l’égalité – c’est une raison suffisante pour nous vouer au féminisme radical. C’est l’argument qui reflète l’équité. Les féministes radicales ont démontré la mécanique des sévices subis par les femmes, par les enfants et par les hommes vulnérables utilisés dans les industries de l’exploitation sexuelle. Mais si les hommes ont besoin de motivation additionnelle, de ne pas le faire seulement au bénéfice des femmes et des filles, faites-le pour vous-mêmes. Reconnaissez votre intérêt personnel dans ce procès.

Le féminisme radical est essentiel pour tout homme qui veut dépasser l’impératif d’« être un homme » au sein du patriarcat et qui aspire à un vécu empreint de dignité, de solidarité, d’égalité (Jensen 2019). La critique féministe radicale de la masculinité au sein du patriarcat est souvent présumée être un affront à l’estime de soi des hommes, mais c’est tout le contraire – elle est essentielle à leur estime de soi.

Prenez un argument que des hommes utilisent parfois en réponse à la question de savoir s’ils ont déjà utilisé une femme exploitée en prostitution.« Je n’ai jamais eu à payer pour ça, » dira-il, avec l’implication qu’il est assez futé pour se procurer des relations sexuelles sans avoir à les monnayer. Dans d’autres cas, un homme se vantera peut-être d’avoir des relations sexuelles avec une femme exploitée en prostitution, en particulier lorsque cette femme est une escorte de luxe ou est perçue comme ‘exotique’, ou si l’exploitation de femmes se produit au cours d’une activité de camaraderie masculine, comme un enterrement de vie de garçon.

Toutes ces réponses sont patriarcales et elles révèlent toutes une peur de la vulnérabilité et par conséquent de l’intimité. C’est ce qui explique la popularité de la pornographie. Elle offre aux hommes un plaisir sexuel rapide et sans risque, sans le besoin d’être une vraie personne en présence d’une autre vraie personne qui risquerait de voir au-delà de la prétention de bombage de torse dans le cadre du patriarcat.

L’une des questions les plus fréquentes que me posent des femmes après mes allocutions est « pourquoi les hommes aiment-ils la pornographie ? » Nous pouvons laisser de côté les explications ineptes appelées à contourner la contestation féministe, telles que « Les hommes sont tout simplement des êtres plus sexués que les femmes » ou « Les hommes répondent plus fortement aux stimuli visuels que les femmes ». Je pense que la vraie réponse est plus inquiétante : au sein du patriarcat, les hommes sont si intensément formés à fuir la vulnérabilité qui accompagne l’intimité qu’ils trouvent un réconfort dans l’illusion de contrôle sur les femmes que leur offre la pornographie. La pornographie peut donner aux hommes un sentiment de puissance face aux femmes pour quelque temps, mais elle ne leur fournit pas ce dont ils – ce dont chacun de nous – a besoin, qui est d’entrer en relation avec une autre personne.  Les pornographes exploitent les peurs masculines – pas tant une peur des femmes qu’une peur d’affronter la fragilité de nos vies dans le contexte du patriarcat.

Lorsque nous affirmons la masculinité au sein du patriarcat – lorsque nous tentons désespérément « d’être un homme », nous privilégions la domination au lieu de la réciprocité, choisissant des plaisirs vides au lieu de l’intimité, cherchant le contrôle afin d’éviter la vulnérabilité. Lorsque nous affirmons la masculinité patriarcale, nous rendons le monde plus dangereux pour les femmes et les enfants, et par le fait même nous nous refusons la chance d’être pleinement humains.

Robert Jensen

Professeur émérite à l’École de journalisme et des médias de l’Université du Texas à Austin

Version originale: http://digitalcommons.uri.edu/dignity/vol6/iss2/6 ; traduite ici, avec l’aimable autorisation de l’auteur.

TRADUCTION : Ann Leduc, pour TRADFEM.

https://tradfem.wordpress.com/2021/09/07/approche-du-radicalisme-le-feminisme-le-patriarcat-et-les-industries-de-lexploitation-sexuelle/


REMERCIEMENTS 

Cet article s’inspire de mon ouvrage The End of Patriarchy : Radical Feminism for Men (Jensen, 2017). Je remercie tout particulièrement Renate Klein et Susan Hawthorne de Spinifex Press. Une version révisée de cet article a été enregistrée pour être présentée au Sommet canadien sur l’exploitation sexuelle en ligne, organisé par la revue Defend Dignity, les 6 et 7 mai 2021. Dignity remercie les personnes suivantes pour leur temps et leur expertise dans la révision de cet article : Lisa Thompson, Vice-présidente de la recherche et de l’éducation, National Center on Sexual Exploitation, USA ; et Andrea Heinz, femme sortie de l’exploitation sexuelle et activiste, Canada.

Version originale : http://digitalcommons.uri.edu/dignity/vol6/iss2/6  

(https://digitalcommons.uri.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1272&context=dignity)

BIOGRAPHIE DE L’AUTEUR

Robert Jensen est professeur émérite à l’École de journalisme et des médias de l’Université du Texas à Austin et collabore au programme d’études sur l’écosphère du The Land Institute. Land Institute (https://landinstitute.org/our-work/ecosphere-studies/).

RÉFÉRENCE RECOMMANDÉE

Jensen, Robert. (2021). « Approche du radicalisme : Féminisme, patriarcat et industries de l’exploitation sexuelle ». D’abord publié dans DIGNITY – A Journal of Sexual Exploitation and Violence. Vol. 6, numéro 2, article 6. https://doi.org/10.23860/dignity.2021.06.02.06. Disponible sur : http://digitalcommons.uri.edu/dignity/vol6/iss2/6

TEXTES CITÉS

Barry, Kathleen. (1995). The Prostitution of Sexuality. New York University Press. 

Bennett, Judith M. (29 mars 2009). “History matters: The grand finale.” The Adventures of Notorious Ph.D., Girl Scholar, http://girlscholar.blogspot.com/2009/03/history-matters-grand-finale-guestpost.html&nbsp

Bennett, Judith M. (2006). History matters: Patriarchy and the challenge of feminism. University of Pennsylvania Press.

Combahee River Collective. (2000). « Combahee River Collective Declaration ». Dans Barbara Smith (Ed.), Home girls: A black feminist anthology (pp. 264-274). Rutgers University Press. 

Crenshaw, Kimberlé . (1989). “Demarginalizing the intersection of race and sex: A black feminist critique of antidiscrimination doctrine, feminist theory and antiracist politics.” University of Chicago Legal Forum, 1, 139-167.

Dworkin, Andrea. (2002). Heartbreak: The political memoir of a feminist militant. Basic Books.

Dworkin, Andrea. (1979). Pornographie : Des femmes au pouvoir des hommes, Éditions LIBRE (À paraître).

Frye, Marilyn. (1992). Willful virgin: Essays in feminism, 1976-1992, Crossing Press. 

Jensen, Robert. (2019, automne). « Radical Feminism: A gift to men », Voice Malehttps://voicemalemagazine.org/radical-feminism-a-gift-to-men/&nbsp

Jensen, Robert. (2017). The end of patriarchy; Radical feminism for men, Spinifex.

Lerner, Gerda (1997). Why history matters: Life and thought, Oxford University Press.

Lerner, Gerda (1986). The creation of patriarchy, Oxford University Press.


De l’auteur :

Avec Gail Dines : Le porno est un enjeu de gauche, le-porno-est-un-enjeu-de-gauche/

Les hommes, la pornographie et le féminisme radical, les-hommes-la-pornographie-et-le-feminisme-radical/

La masculinité : est-elle toxique, saine ou humaine ?la-masculinite-est-elle-toxique-saine-ou-humaine/

Au-delà des gentils et des méchants, au-dela-des-gentils-et-des-mechants/

Comment la pornographie rend les inégalités sexuellement excitantes, comment-la-pornographie-rend-les-inegalites-sexuellement-excitantes/

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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