Patricia McFadden : deux entretiens sur les femmes africaines, le féminisme…

« En 500 ans de colonialisme, les femmes africaines se sont toujours battues pour la liberté »

Capire a parlé avec la chercheuse féministe Patricia McFadden à propos du nationalisme de genre et du pouvoir du féminisme pour la libération des femmes en Afrique

Après des décennies d’expérience en tant que chercheuse et militante féministe, passant par l’extradition dans les pays où elle a vécu et travaillé, comme le Zimbabwe et l’Afrique du Sud, Patricia vit et travaille aujourd’hui à Esuatini, anciennement Swaziland. Essuatini, actuellement une monarchie autoritaire, était une colonie britannique jusqu’en 1968. Vegane et écoféministe radicale, elle cultive les aliments qu’elle consomme et à partir de cette réalité, elle a construit des pratiques de solidarité et des propositions d’analyse féministe, comme la notion de contemporanéité [contemporarity]. Cette trajectoire montre comment ses analyses mêlent le personnel et le politique dans ses critique du nationalisme de genre et dans ses propositions pour construire et comprendre le féminisme radical en Afrique.

« Le féminisme est puissant parce qu’il n’est pas un événement qui vient d’émerger. Il est ancré dans les souvenirs les plus anciens de la conscience humaine sur la liberté. »

Tout d’abord, pourriez-vous nous parler de votre trajectoire féministe ? Comment a-t-elle commencé ?

J’avais l’habitude d’aller avec mon père de la montagne à une grande ville qui s’appelle Manzini. Là, mon père achetait des fournitures et j’achetais des livres d’occasion à une colonisatrice britannique qui les vendait pour collecter des fonds pour une œuvre de charité. L’humanitarisme est ancré dans le projet colonial : ils nous ont enlevé toutes nos ressources et ont ensuite collecté des fonds pour nous sauver par la philanthropie. J’ai acheté Le Deuxième Sexe, de Simone de Beauvoir, et un ouvrage sur l’existentialisme, de Jean-Paul Sartre. Je n’ai rien compris à ce que disait Sartre, mais je sais que Simone a eu un impact sur ma conscience.

Ma mère m’a forcée à me marier parce que je suis tombée enceinte. J’ai divorcé au bout de trois mois ; je me suis promis de ne plus jamais me marier et j’ai tenu ma promesse. Le catholicisme est très fort ici. Avant d’entrer à l’université, j’ai suivi un programme d’un an aux États-Unis et j’ai rencontré Angela Davis à travers ses livres. Je connaissais aussi le travail de Frantz Fanon, notamment Peau noire, masques blancs et, bien sûr, Les damnés de la terre, ce qui a totalement révolutionné mon expérience avec la pensée noire radicale et anticoloniale. Aujourd’hui encore, je m’appuie sur les travaux de Fanon, Cabral, Sankara et de nombreux intellectuels radicaux noirs dont les critiques du colonialisme et du capitalisme ont constitué les bases essentielles de ma réflexion – principalement sur le néocolonialisme et la persistance du néoimpérialisme (la soi-disant mondialisation).

Puis, dans la vingtaine, j’ai rejoint la lutte pour la libération et j’ai adopté le nationalisme comme idéologie collective. Pendant longtemps, j’étais une féministe nationaliste, une nationaliste qui pensait aux questions de genre. Je parle du nationalisme comme d’une résistance anticoloniale, et non de l’expression européenne du nationalisme qui a donné naissance au fascisme. Mais toutes les formes de nationalisme sont l’expression d’une idéologie qui unit un grand nombre de personnes contre des systèmes oppressifs, dominants et envahissants. J’ai longtemps fait partie de ce mouvement, mais je ne me sentais pas à l’aise. J’essayais de trouver un moyen de faire un travail critique et je restais à l’écart de la communauté des nationalistes.

Quelles sont les origines du nationalisme de genre et quelles sont ses expressions aujourd’hui ?

Au Congrès National Africain [African National Congress – ANC], mouvement de libération sud-africain, il y avait la Gauche radicale liée au Parti communiste et aux syndicats. J’appartenais au mouvement syndical, allié du Congrès National Africain. L’ANC comprenait des syndicats, des mouvements de jeunesse, des groupes de femmes et des communistes.

Au milieu des années 1970, j’ai fait un master en Tanzanie, à l’Université de Dar es Salaam, et là ils avaient tous les livres publiés chez Progress Publishers. Je dormais à peine. Je dévorais ces livres. Je n’avait pas encore lu Le Capital de Marx parce que l’œuvre était interdite au Swaziland. Ce n’est que longtemps plus tard que j’ai commencé à lire des œuvres de femmes noires comme bell hooks, et grâce à ces auteures, mon féminisme a franchi les limites des conceptualisations féministes européennes. J’adopte toujours toutes les formes radicales de féminisme, en partie parce que j’ai commencé à me sentir dérangée par la restriction imposée par le nationalisme, me limitant aux luttes de l’homme noir pour la liberté et contre le colonialisme.

Sur ce continent, la persistance de la féodalité est dévastatrice pour les femmes noires. Comme je n’étais pas mariée, je n’ai pas eu à négocier avec l’hétéronormativité dans la sphère intime et le féodalisme en tant qu’institution au sein de laquelle se trouvent la plupart des femmes africaines. Parce que je suis en dehors de cette logique, je suis encore aujourd’hui traitée comme une aberration. Mais quand j’ai regardé autour de moi, j’ai pu voir que toutes les femmes que je connaissais étaient profondément malheureuses et terrifiées, alors que tout le monde disait que le mariage était comme ça, que c’était de l’amour.

Plus je m’impliquais activement dans le mouvement des femmes, plus ma conscience s’élargissait. J’ai également eu une grande influence d’Audre Lorde et du féminisme lesbien noir. J’ai insisté, au sein du mouvement des femmes, sur le fait que nous devions apprendre des femmes lesbiennes et en particulier des féministes noires lesbiennes. L’homophobie est partout dans le monde, et faire face à ce défi est devenu intenable dans le mouvement des femmes. J’ai également remis en question le rôle de l’ONU et la façon dont le nationalisme façonnait et définissait le féminisme. Je ne dis plus que je suis une féministe africaine. Je dis que je suis une écoféministe noire vivant en Afrique. Je ne veux pas associer mon féminisme au nationalisme.

Lorsque vous parlez de l’État, de l’ONU et du mouvement des femmes, cela pourrait être mis en relation avec le scénario actuel où l’ONU, ainsi que les sociétés transnationales, pousse la machine d’exploitation avec un discours d’autonomisation des femmes, n’est-ce pas ?

J’ai fait partie du groupe de femmes africaines qui, dans les années 1980 et 1990, ont été sélectionnées pour promouvoir le dialogue sur « les femmes et le développement ». Cette stratégie particulière a été impulsée par les pays scandinaves, et il est intéressant de noter que la plupart d’entre nous n’en avaient pas conscience. Les Scandinaves agissent très discrètement dans l’univers du capitalisme d’entreprise. Ils ont un visage souriant et sourient même quand ils parlent du capitalisme. 

Les Scandinaves sont restés dans les coulisses de l’industrie de l’esclavage pendant 200 ou 300 ans, puisqu’ils construisaient les navires qui emmenaient les Africains vers le soi-disant « Nouveau Monde ». Ils ont discrètement investi et créé des entreprises qui ont pillé l’Afrique, pratiquant la colonialité de manière subtile, en catimini. Ce sont eux qui ont mené ce projet d’appropriation du genre et de dilution du sens initial du genre, en soustrayant tout le contenu politique et l’intensité de la question.

Les féministes créent toujours de nouveaux langages. Le langage normatif ne convient pas pour exprimer ce que nous voulons exprimer et faire ce que nous voulons faire. Si vous allez aux origines de la notion de genre, vous verrez qu’elle vient des luttes des femmes européennes à la recherche de mots qui correspondraient à notre expérience de la hiérarchie, de l’exploitation et de la subordination. Virginia Woolf répond à ce besoin d’un lexique féministe dans Une chambre à soi. Le défi était de créer un outil qui nous permettrait de disséquer la réalité du patriarcat et d’expliquer les relations de pouvoir de nouvelles manières que le langage normatif masculin ne nous permettait pas. Nous parlions de sexe, mais nous n’avions pas de terme qui articulait les relations de pouvoir basées sur le genre.

La notion de genre s’est bientôt imposée et la passion, l’énergie et l’idéologie féministe ont été systématiquement éliminées. Il est devenu une partie du vocabulaire des Nations Unies et de l’État. En Afrique, le l’intégration de la dimension de genre a été institutionnalisée dans des projets tels que les Femmes dans le développement [Women in Development], Les femmes et le Genre [Women and Gender] et Genre et Développement [Gender and Development].

Cela a détaché le genre en tant qu’outil heuristique de pensée de l’épistémologie féministe et l’a intégré dans les paradigmes libéraux et néolibéraux, le rendant technocratique et inoffensif, sans impact réel sur la vie des femmes. Cette libéralisation du genre a également eu lieu dans le milieu universitaire, où l’on trouve des « études sur les femmes et le genre » et non des « études sur les femmes et le féminisme ». Personnellement, je ne parle même plus de genre. Quand je parle de genre, je parle comme un outil de pensée, comme il était initialement articulé par les féministes. Je le positionne dans l’épistémologie féministe et il devient alors un outil de la pensée radicale.

Cela a également été fait avec le concept de classe. Si vous considérez l’histoire des classes comme un concept issu de l’épistémologie de Marx, les Européens et les États-Uniens ont retiré le concept de classe du marxisme et des discours de gauche et l’ont redéfini comme une notion structuraliste. C. Wright Mills, un sociologue états-unien très célèbre, a construit toute sa carrière en sabotant le sens du terme « classe », en l’américanisant et en le dépolitisant. C’est ce que fait la droite. Maintenant, ils s’approprient même le terme « écologie», parlant des écosystèmes d’entreprise, de l’écologie commerciale et décrivant l’entrepreneuriat comme un écosystème.

Voyez-vous aussi ce mouvement de dépolitisation des concepts par rapport à la race ?

Oui. Nous en avons un parfait exemple en Afrique du Sud. Nous savons que pendant 400 ans, la race a été délibérément utilisée comme mécanisme de violence et d’exclusion. En 1994, les nationalistes ont négocié un accord avec les racistes et la race perd soudainement les caractéristiques historiques d’être utilisée comme un moyen d’exclure, de vilipender, de diaboliser, d’asservir et de terroriser les personnes Noires. Soudain, si vous dites qu’un espace est noir et n’est destiné qu’aux noirs, ils disent que vous êtes raciste. Ils ont déconstruit la notion et l’histoire du racisme. En Afrique du Sud, l’histoire de l’exploitation a été complètement déplacée et l’Histoire a cessé d’être une matière obligatoire dans les écoles. C’est effrayant. 

Les Blancs qui continuent de bénéficier du racisme en tant que privilège institutionnalisé ne se désignent pas comme des Africains blancs, mais nous appellent des Africains noirs. Les façons dont le néolibéralisme dépolitise et efface nos histoires de résistance sont effrayantes. Cela nous dissocie des héritages que nous devrions protéger et mobiliser pour continuer la lutte.

Pour conclure, nous aimerions en savoir plus sur la participation des femmes aux luttes anticoloniales et demander si parler de ces luttes, c’est récupérer le passé féministe des femmes africaines.

La contemporanéité [contemporarity] implique également de sauver les voyages que nous avons effectués en tant que femmes africaines, où que nous soyons. Cette conversation émerge ici et là dans cette région. J’ai participé à un dialogue avec un groupe de femmes de l’Université Nelson Mandela dans lequel nous avons parlé de récupérer la mémoire des luttes de résistance et de sauver l’imagination et le courage des femmes qui ont résisté. Lors d’une récente vidéoconférence à l’Université d’État de Pennsylvanie, nous avons parlé de ce que nous appelons le féminisme aujourd’hui, et de la façon dont il est l’expression de toutes les luttes dans lesquelles les femmes du monde entier se sont engagées.

C’est nous qui conduisons l’énergie de la résistance et de la lutte pour la liberté et la justice, parce que nous sommes les premières asservies dans la cellule familiale hétéronormative et parce que nous nous battons contre le patriarcat depuis le début. Lorsque nous avons rencontré le colonialisme, nous connaissions le monstre, car nous le combattions depuis longtemps.

C’est pourquoi le féminisme est si puissant : parce que ce n’est pas un événement qui vient d’émerger. Il est ancré dans les souvenirs les plus anciens de la conscience humaine sur la liberté. L’instinct de liberté est déjà né avec nous, et c’est cet instinct qui nourrit la lutte de la résistance contre les tentatives d’appropriation de notre liberté, que nous expérimentons dans les marques et la marchandisation de nos corps. Le féminisme doit être fondé sur la compréhension du fait que nous, les femmes africaines, avons lutté pour notre liberté au cours des 500 dernières années de racisme et de colonialisme.

Nous pouvons générer de la vie, nous pouvons travailler, nous sommes créatives, nous sommes les premières mathématiciennes, les premières scientifiques, les premières agricultrices, nous sommes un véritable trésor. Dès que les hommes ont réalisé à quel point les femmes sont incroyables et cruciales pour la génération de surplus et la recréation de la productivité humaine, la notion de pouvoir, exercée par la possession du corps des femmes, est apparue.

La cellule familiale hétérosexuelle est l’espace de possession, de surveillance, de discipline et d’incarcération des femmes, tout en s’appropriant nos idées et en les recyclant, en les utilisant pour nous exclure du chemin principal de la trajectoire humaine. La résistance contre le patriarcat est la pierre angulaire du féminisme, et le sauvetage de ces récits est crucial pour maintenir le féminisme en tant que mantra politique et personnel et en tant que réalité vécue.

Le mouvement de libération a été, pour nous, l’occasion de briser une longue histoire de luttes que nous avons menées seules, car nous ne pouvions pas accéder aux espaces publics dominés par les hommes. Et puis, enfin, nous avons pu apporter notre héritage de résistance à la lutte publique anticoloniale. Maintenant, nous devons consolider notre féminisme comme le summum des luttes pour retrouver notre liberté en tant qu’êtres humains complets et autonomes.

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La contemporanéité et les possibilités de construire
des sociétés alternatives

La chercheuse féministe Patricia McFadden parle des nouveaux paradigmes féministes pour refuser la subalternité et se concentrer sur les forces des femmes.

Nous voulons discuter davantage l’idée que vous développez sur la contemporanéité comme moyen de comprendre le féminisme. Pouvez-vous commencer par présenter cette idée ?

Puis-je commencer par essayer d’articuler comment cette idée a simplement émergé de ma conscience et comment nous pouvons commencer à penser à notre féminisme en ce moment contemporain ? Nous vivons dans des sociétés contemporaines et ces sociétés sont façonnées et définies par le capitalisme, le racisme, le colonialisme et les luttes que nous menons tous dans la lutte pour notre liberté. Pour moi, l’idée de contemporanéité émerge en Afrique australe, mais c’est une idée qui peut être utile à toutes les féministes, en particulier les féministes noires, où que nous soyons.

J’espère qu’au fil du temps cette structure de penser le féminisme de manière nouvelle sera alimentée par les femmes qui l’utilisent. Chaque fois que vous utilisez cette idée ou que vous y réfléchissez, vous y ajoutez vos expériences de vie, la connaissance de vos luttes, et l’idée acquiert ainsi un poids politique et idéologique. Cette idée peut voyager à travers notre féminisme de la manière dont nous imaginons l’alternative. Ce qu’on appelait des « alternatives au capitalisme », comme le socialisme, le communisme et d’autres expressions de l’égalitarisme, a été en grande partie créé, imaginé et structuré par les hommes. Nous devons amener notre féminisme à la construction de l’alternative, avec toutes ses énergies et expressions différentes, non seulement de résistance au patriarcat, mais aussi de célébration de ce que nous sommes et de ce que nous voulons devenir en tant que femmes.

L’idée de contemporanéité se situe en effet dans ma participation aux luttes anticoloniales en Afrique australe, où j’ai acquis une conscience de la résistance. J’ai été active pendant près de 35 ans dans le mouvement des femmes africaines. Si vous regardez mes travaux précédents, mes lectures et mes écrits, vous verrez que je parle du mouvement des femmes nationalistes comme de ma maison. À mesure que chaque pays africain accédait à l’indépendance, les femmes noires entraient dans l’arène publique en tant qu’aspirantes citoyennes, présentant des demandes aux nouvelles élites noires et rejetant généralement les limites que le colonialisme nous avait imposées pendant des siècles.

J’ai écrit pendant longtemps sur la citoyenneté et sur les nouvelles façons de devenir citoyennes. Ensuite, j’ai changé d’orientation et j’ai commencé à écrire sur les droits lorsque j’ai réalisé que la garantie des droits est le résultat social des luttes. Personne ne vous donne simplement vos droits. L’élite néocoloniale et les dirigeants noirs maintiennent toujours une distance entre nous, en tant que femmes noires et communautés noires, et eux – quelque chose créé comme une stratégie de domination coloniale pour nier notre personnalité et notre propre présence à la portée du regard des blancs. Les hommes noirs ont en grande partie gardé intactes les infrastructures de la répression coloniale et des systèmes féodaux traditionnels. Avec cela, ils ont éloigné la plupart des femmes noires et leurs communautés de l’État « démocratique » et civil et des revendications d’appartenance que cet État faisait à toutes les personnes vivant dans des sociétés « post-coloniales ».

Après la « libération » – lorsque les mouvements de résistance, principalement d’Afrique australe, ils sont montés au pouvoir de l’État et sont devenus des « partis dominants » –, nous avons immédiatement connu la première de nombreuses réactions violentes en tant que femmes radicales qui avaient activement combattu dans la résistance anticoloniale. Partout, on nous rappelait que notre rôle le plus important était d’être mère et épouse, et nous étions systématiquement repoussées dans la famille hétéropatriarchale, dans la sphère privée. Ils nous ont dit que « maintenant le combat est terminé » et que les femmes devraient se comporter de manière « normale ». Je n’ai pas accepté cette position réactionnaire et j’ai insisté pour être assez ouverte et radicale dans mon féminisme. J’ai toujours vécu seule, jusqu’à ce jour, atteignant la septième décennie de ma vie. J’ai également connu une réaction violente dans le mouvement des femmes africaines parce que j’ai contesté la relation entre les hommes et les femmes noires au sein de l’État. Enfin, j’avais besoin de créer de nouveaux espaces et un langage qui dialoguerait avec le travail incomplet que le nationalisme, à mon avis, n’a pas pu résoudre.

J’ai aussi perdu mon fils. Il m’a fallu de nombreuses années pour accepter la colère de l’avoir perdu et apprendre à faire face au deuil. Mon féminisme était essentiel pour survivre au traumatisme que je portais sur mon corps et dans mon âme. C’est ainsi que je suis retournée à cette montagne – l’endroit où je suis née et où j’ai grandi, traversant la nature, n’ayant pas peur des serpents et autres créatures qui vivent ici depuis des millions d’années. J’ai donc établi cette relation entre être végane et féministe et cultiver ma propre nourriture biologique. J’ai réappris que j’aime être une femme, une féministe et être vivante, j’aime être radicale, j’aime la nourriture, et je me suis souvenue de tout cela parce que j’ai cherché refuge dans la nature. J’ai traduit le mantra féministe « le personnel est politique » dans tous les aspects de ma vie quotidienne.

Par conséquent, la contemporanéité signifie se situer dans les nouvelles possibilités et opportunités que le monde nous offre, sur la base des différentes luttes que les femmes ont dû engager depuis les débuts du patriarcat. Nous ne pouvons pas laisser les Nations Unies ou ceux qui occupent l’État dire qui nous sommes et quel est notre féminisme.

Regardez l’état de la vie humaine sur la planète entière. Nos corps s’effondrent, surtout les nôtres en tant que femmes noires. Nous sommes détruites par des maladies dites liées au mode de vie telles que le diabète, l’hypertension, les infections virales et les inflammations chroniques de nos organes. Nous mourons plus vite et en plus grand nombre que tout autre groupe humain. Et nos enfants sont presque toujours aussi malades que nous. Cette crise de survie des noirs est directement associée à la relation prédatrice des grandes sociétés pharmaceutiques internationales et des sociétés agroalimentaires, qui minent le corps féminin noir. Nous sommes devenues la plus récente et dernière frontière du capitalisme.

Nous soutenons un marché de fast food massif et mondial car nous consommons principalement du sucre et de l’amidon qui sont produits par les agriculteurs capitalistes blancs, grâce au travail précaire des personnes noires et d’autres communautés racialisées [1], et qui deviennent des aliments pour les animaux enfermés dans des enclos de reproduction dans les champs du nord et du sud. Nous consommons des poulets, des porcs et des bœufs nourris avec du soja et du maïs hybrides et génétiquement modifiés. Ce marché de fast food est directement responsable du diabète et de l’hypertension qui nous tuent lorsque nous atteignons l’âge moyen. De nombreux légumes que nous mettons éventuellement dans l’assiette sont également fortement contaminés et pollués par des engrais, des pesticides, des conservateurs et une série d’autres produits chimiques qui détruisent nos organes et nous maintiennent dans un cycle de maladies chroniques, de consommation de drogues et, finalement, de décès prématuré.

C’est la raison principale pour laquelle nous devons réinventer notre féminisme en tant que projet personnel et collectif de redéfinition de la solidarité, non seulement entre les êtres humains, mais aussi entre les autres créatures. Devenir végane est une expression politique d’activisme radical et d’amour de soi essentielle à la création d’un monde alternatif.

Comment la contemporanéité peut-elle permettre de renouer avec les efforts de récupération de l’ascendance comme source de pouvoir et de résistance ?

Au cours des 500 dernières années, nos corps et nos psyché noirs ont été détruits et attaqués physiquement, psychologiquement et spirituellement par le capitalisme et le christianisme. Nous portons de nombreux traumatismes dans notre corps, ce qui se reflète dans les diverses maladies dont nous souffrons et les nombreuses divisions qui détruisent nos communautés. Ces défis contemporains ont stimulé notre conscience en tant que femmes noires. Nous avons un profond désir de récits et d’héritages de luttes alors que nous recherchons notre plénitude. Nous voulons renouer avec qui nous étions avant que le colonialisme ne perde et détruise le lien spirituel qui existait dans les communautés africaines.

L’indépendance nationaliste était un geste, une occasion de renouer avec nos héritages ancestraux. Aujourd’hui, en Afrique du Sud, beaucoup deviennent diseurs de bonne aventure, assurant un lien entre les ancêtres et les générations actuelles. C’est assez répandu ici et je pense que c’est directement lié à la réparation et à la reconnexion avec notre passé et notre humanité. La quête de l’essence de notre appartenance en tant que peuple noir traverse toutes nos luttes contre la répression et l’asservissement.

Audre Lorde est venue au Ghana à la recherche de ses mères spirituelles. Le livre Amada, de Toni Morrison, parle du retour à nos mères, à notre passé, où nous étions spirituellement nourries en tant qu’êtres humains, parce que l’esclavage était destiné à nous déshumaniser. Il a essayé de nous dépouiller de tout ce qui nous rendait humains et de nous transformer en choses qui s’achètent et se vendent. Toute l’idée d’acheter et de vendre des personnes africaines était un exercice violent de déshumanisation, et les sociétés qui bénéficiaient de cette violence restaient essentiellement des sociétés asservies. Partout, les personnes africaines se sont accrochées à des traditions spirituelles ancestrales et à des pratiques humanistes orientées vers elles-mêmes et à la communauté – et des liens avec ceux qui sont venus avant – pour survivre à la brutalité de la haine.

En même temps, ce retour est un terrain glissant, car il nous ramène au nationalisme. Je peux le voir dans le travail d’Audre Lorde à son retour au Ghana. Son travail s’est orienté vers le nationalisme contre lequel elle s’est constamment battue lorsqu’elle a abordé la question de l’homophobie au sein des communautés noires aux États-Unis.

Audre Lorde parle du plaisir comme d’une source très puissante que toutes les femmes devraient connaître. Y a-t-il une relation entre le plaisir et le concept de contemporanéité ?

En ce moment, j’explore simplement les possibilités de cette idée de contemporanéité et comment nous pouvons la compléter avec de nouveaux imaginaires jusqu’à ce qu’elle déborde. Nous buvons des héritages les plus radicaux, et Audre Lorde est radicale et très essentielle pour nous. Elle nous enseigne aussi le courage. Le courage nous permet de toucher les parties les plus intimes de nous-mêmes. Nous pouvons entrer dans notre Éros, la plus belle partie, mais nous devons avoir du courage.

Elle nous enseigne à éliminer tous les tabous, car la raison pour laquelle le patriarcat enterre le plaisir et crée des tabous autour de lui concerne le fait que notre pouvoir central est en Éros. En tant que femmes, on nous enseigne que nous devons aimer et prendre soin de toutes les personnes – sauf de nous-mêmes, bien sûr. Les enfants grandissent à l’intérieur de notre corps et en sirotent ; les hommes entrent et quittent notre corps pendant la majeure partie de notre vie en tant que droit sexuel patriarcal ; les employeurs utilisent et exploitent notre corps pour générer du profit. Tout cela semble interminable.

Avec le travail d’Audre Lorde sur le plaisir, j’ai aussi appris qu’il y a une différence entre avoir besoin d’autres personnes et être suffisante. Lorsque nous naissons, nous arrivons sur cette planète avec tout ce dont nous avons besoin. C’est en nous, il nous suffit de l’explorer et de l’intégrer au projet humain collectif de liberté. Mais en tant que femmes, nous sommes sous une surveillance sociale et culturelle constante. On nous enseigne que nous appartenons à tout le monde, sauf à nous-mêmes. C’est la base de l’hétéronormativité et de nombreuses femmes ont accepté cette fraude. Par conséquent, chaque femme se doit une identité et un mode de vie féministes.

C’est pourquoi l’amour lesbien est si dangereux pour le statu quo patriarcal. Les femmes qui aiment les femmes en dehors des structures de pouvoir du patriarcat constituent une menace pour les éléments les plus fondamentaux de l’hétérosexualité et du pouvoir masculin. Alors que tous les êtres humains ont la capacité de faire l’expérience du plaisir, nous devons en comprendre l’importance et les significations politiques. Nous devons revenir à cette compréhension féministe car, dans les sociétés contemporaines dans lesquelles nous vivons, nos corps, nos idées et nous-mêmes pouvons facilement être marchandisées par l’idée du plaisir comme quelque chose qui est à vendre.

Pouvez-vous parler de la relation entre l’idée de contemporanéité et la capture de nos identités en tant que femmes noires ?

Fondamentalement, le féminisme est attaqué par la dépolitisation et l’appropriation. D’abord, ils ont pris l’idée du genre et l’ont transversalisée. Puis, ils l’ont retirée du contexte théorique radical et des traditions féministes qui l’ont produite comme un outil explicatif dans les luttes des femmes contre le statu quo masculin. La soi-disant transversalité du genre et l’appropriation de notre langue se sont produites partout dans le monde. L’une des façons dont la mondialisation, qui est capitaliste, opère en ce moment est l’homogénéisation du langage et de la vie en général. Tout doit être égal.

Toutes les organisations de femmes alignées sur les États utilisent le même langage. Au centre de ce projet réactionnaire se trouve l’ONU, où toutes ces personnes se rencontrent et définissent des accords sur certaines stratégies. L’ONU a été créée, en principe, pour aider l’Occident, pour réprimer la résistance des sociétés colonisées et pour trouver de nouvelles stratégies de pillage et de contrôle après la deuxième guerre impérialiste. L’ONU n’a pas pu empêcher le processus de décolonisation. Il existe une hiérarchie des inégalités dans ce qu’on appelle les Nations Unies. Il n’y a rien d’uni dans les pays qui font partie de l’ONU. Grâce aux pratiques d’exclusion et aux politiques du Conseil de Sécurité composé des grands chefs du système capitaliste, les États occidentaux ont pu perpétuer les politiques coloniales d’extraction et de militarisme déjà établies dans la plupart des sociétés du Sud.

Nous devons considérer la mondialisation comme quelque chose de beaucoup plus grand que les politiques d’ajustement structurel de la Banque Mondiale, les politiques économiques du FMI [Fonds Monétaire International] qui ont dévasté tant de sociétés et de vies, ou simplement l’infrastructure financière par laquelle la vie est financiarisée pour le bien du capital spéculatif qui domine actuellement le monde, ou comme les marchés et tout le reste. Tout cela est tout à fait essentiel au capitalisme. Mais la mondialisation concerne aussi, avant tout, les réalités extrêmes des êtres humains, en particulier ceux qui vivent dans des corps noirs, et les violences que nous avons connues et endurées depuis que le capitalisme sont apparues en Europe comme un mode de production industrialisé prédateur et raciste.

Nous vivons tous au même endroit. Nous vivons tous sur la planète Terre et, presque toujours, les défis communs nous unissent. La Marche Mondiale des Femmes est l’expression des problèmes communs auxquels nous sommes confrontées en tant que femmes. Nous apportons les spécificités de notre féminisme à ces espaces collectifs de discours et de militantisme, et nous devons être très attentives au fait que notre conscience est directement influencée et définie par les conditions matérielles dans lesquelles nous résistons au patriarcat. Les corps que nous habitons sont des nuances de la façon dont nous articulons notre féminisme tout en combattant et en célébrant.

La construction de l’autosuffisance est-elle capable d’inspirer des alternatives collectives ? Les expériences de ces femmes peuvent-elles construire des projets de liberté plus larges qui créent des alliances avec d’autres mouvements sociaux ?

Permettez-moi de commencer ainsi : en tant que femmes radicales, nous venons toutes de traditions qui minimisent l’individu parce que nous comprenons que le capitalisme se concentre sur l’individu, sur l’accumulation et sur la cupidité. Par conséquent, les politiques et les traditions de gauche dont nous sommes issues mettent l’accent sur le collectif. Mais pour les femmes, le collectif est aussi un lieu d’exploitation. Dans les espaces collectifs appelés famille et communauté, on nous demande encore d’être désintéressées et altruistes à travers la maternité et le mariage, par exemple, et beaucoup d’entre nous sont assassinées dans ces espaces. Même les femmes qui ne font pas partie du mariage hétérosexuel sont poussées à être féminines d’une manière présumée par la normalité de l’altruisme.

Tout au long de la lutte contre le capitalisme et le patriarcat, nous essayons de redéfinir le collectif et de placer les intérêts des femmes au centre du collectif. Pour la plupart, nous ne parvenons pas à modifier la matrice de pouvoir entre les intérêts masculins (qui sont la gauche) et nos intérêts féministes. L’idée globale et dominante de l’altruisme est plus hégémonique et puissante. Le moment est venu de remettre en question de manière critique les fondements patriarcaux et les hypothèses qui constituent la base de la politique de gauche et qui continuent d’exploiter et de minimiser les femmes radicales au sein de la communauté de gauche.

Nous sommes féministes, mais nous vivons, travaillons, combattons et aimons au sein de sociétés patriarcales. Très peu d’entre nous remettent en question ou contestent l’hétérosexualité obligatoire. Mais la vérité est que l’hétérosexualité obligatoire est la corde autour de notre cou. Elle nous restreint et limite notre radicalité. Les féministes doivent réfléchir très attentivement aux dispositions qu’elles prennent alors qu’elles sont hétérosexuelles et doivent élaborer une analyse politique de ce que cela signifie pour leur féminisme. Un bon point de départ est de se demander, honnêtement et avec amour de soi, s’il vaut la peine d’abandonner la liberté au nom de ces accords. Ce sont des questions difficiles que les féministes doivent se poser dans le cadre de l’expérience et de l’application de la contemporanéité. Le collectif et l’individu ne sont pas inconciliables. Mais ils ne peuvent être réconciliés que si nous faisons face aux contradictions, aux tabous et aux restrictions qui nous sont imposés lorsque nous repoussons les limites qui nous empêchent de nous réaliser.

Les hommes abandonneront-ils le privilège patriarcal et s’engageront-ils dans de nouvelles formes de militantisme et d’élaboration théorique ? Ils doivent faire le travail idéologique et politique, faire le travail de mobilisation pour créer un nouveau langage qui dialogue avec leur propre rejet du patriarcat. Quand ils le font, ils peuvent commencer à faire l’expérience de la liberté d’une manière qui n’implique pas de garder la corde attachée autour de notre cou, de nos épaules et de notre dos, ni de notre mort. Leur vie leur suffira lorsqu’ils commenceront un voyage dans la direction opposée de l’impunité et du privilège patriarcal. Ils deviendront d’êtres humains suffisants. Il en va de même pour le racisme. Les personnes blanches doivent renoncer au privilège racial. Sinon, les personnes noires devront continuer à lutter contre le racisme, ce qui nous détourne du travail essentiel de récupération et de guérison que nous devons faire entre nous et en nous. Lorsque nous luttons contre le racisme, nous créons des espaces qui sont rapidement occupés par des personnes blanches parce qu’elles ne sont pas encore prêtes à renoncer aux privilèges.

Sur la question de l’alliance : c’est le moment pour les organisations de passer à travers le travail difficile et nouveau de réinventer les alternatives dans tous les domaines où elles opèrent. Parce que nous, les féministes, sommes toujours à l’avant-garde, nous sommes celles qui nous impliquons et qui donnons les énergies à nos alliés. Il est temps de prendre du recul et de dire à toutes les organisations qui luttent pour la justice : laissez-nous faire d’autres discussions, poser de nouvelles questions et commencer à faire ce nouveau travail de nouvelles manières. Ainsi, de nouvelles plates-formes de solidarité suffisantes émergeront et les possibilités de vivre de manière écologique avec tous les êtres vivants apparaîtront. Et le féminisme prospérera pour la liberté.

[1] Dans l’original, cheap Black and Brown labour. Le terme Brown peut désigner des personnes issues de communautés indigènes, latinos, asiatiques, arabes et originaires qui ont été victimes de violence, d’exploitation et de discrimination racistes et qui y résistent.

Interview réalisée par Tica Moreno et Bianca Pessoa

Édition : Helena Zelic

Traduit du portugais par Andréia Manfrin Alves

Langue originale : Anglais

https://capiremov.org/fr/entrevue/patricia-mcfadden-les-femmes-africaines-se-sont-toujours-battues-pour-la-liberte/

https://capiremov.org/fr/entrevue/patricia-mcfadden-la-contemporaneite-et-les-possibilites-de-construire-des-societes-alternatives/

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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