Le rabbin et le sans-papiers (plus texte d’Albert Guigui, Grand Rabbin de Bruxelles)

Le jeudi 1er juillet, une conférence de presse était organisée devant l’église du Béguinage à Bruxelles occupée par des sans-papiers en grève de la faim pour leur régularisation. Ouvrant le feu, c’est Ahmed qui parle. Il est le porte-parole des grévistes, expose les motivations de leur action, interpelle Sammy Mahdi, le secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration. Puis les différentes associations qui se tiennent aux côtés des sans-papiers viennent expliquer le sens de leur présence. Enfin, au moment de conclure, Ahmed reprend la parole. Il parle de l’Europe et des événements douloureux qui s’y sont déroulés dans le passé. Il évoque ses « cousins juifs » qui ont subi des épreuves dont il dit ne rien ignorer.

Je m’étais demandé : pourquoi en parle-t-il ? Était-ce pour contredire le préjugé tenace qui met systématiquement les Musulmans en concurrence victimaire avec les Juifs ? Mais non, comme j’allais l’apprendre bientôt. Alors que la foule se dispersait, un ami conduisit Ahmed jusqu’à moi. Il m’exposa alors son souhait : il voulait que le grand rabbin de Bruxelles Albert Guigui leur rende visite. Et pas uniquement à cause de sa fonction mais parce qu’il est, comme lui-même, originaire de Meknès, une des quatre cités impériales du Maroc. Peut-être pourrais-je l’aider à nouer le contact ?

Albert Guigui, je le connais un peu. Il était membre du comité de pilotage des Assises de l’interculturalité dont j’avais animé en 2010 le séminaire de clôture. Je l’ai parfois croisé au cimetière juif de Kraainem où mon père est enterré. Et j’ai assisté à sa récitation de la prière des morts, le Kaddish, qui requiert la présence de dix hommes juifs, pour la mère décédée de mon contrôleur des contributions à qui je ne pouvais rien refuser. C’est un homme doux, peu porté au conflit et je ne l’imaginais pas se lancer dans une virulente dénonciation de notre politique d’asile, ni d’ailleurs d’interférer d’aucune manière dans la vie politique belge. Mais ce n’était pas ce qu’Ahmed attendait de lui. Je lui ai donc transmis sa demande par courriel, avec un numéro de téléphone pour le contacter.

« Notre religion… »

Le dimanche 11, Albert Guigui rendit visite aux occupants de l’église de Béguinage. Le lendemain, il me téléphona pour me raconter sa visite. Il était resté deux heures avec eux. « Ça leur a fait plaisir, me dit-il, car nous avons conversé dans leur langue maternelle, le darija (l’arabe marocain) ». « Monsieur le rabbin, c’est aussi votre langue maternelle, il me semble… » « Oui, en effet ». Je ne lui ai pas dit, mais j’ai pensé : « Ça a dû vous faire plaisir à vous aussi de renouer ainsi avec vos racines, vous qui êtes devenu le rabbin d’une communauté presque totalement issue d’Europe de l’Est au point d’avoir fini par apprendre des rudiments de yiddish pour entrer dans la connivence des Juifs bruxellois ».

Le rabbin ne s’en est pas tenu là. Il m’a d’abord transmis un échange de textos avec Ahmed où il déclarait que cette visite « était sans doute un des moments les plus marquants de [sa] vie », ajoutant : « Votre combat est notre combat. Je suis à vos côtés pour soutenir vos droits. N’hésitez pas à faire appel à moi chaque fois que vous le jugerez nécessaire » Le 14, il publia ce beau texte dans La Libre affirmant, avec des mots qui me parlent, « le juif en moi adhère à cette communauté des errants, des sans-papiers, des proscrits » et rappelant que, « en tant que juifs, beaucoup d’entre nous ont des membres de leurs familles qui ont été des réfugiés et notre héritage doit nous dicter la manière de répondre à cette crise ».

C’est exactement pour cette raison que l’association dont je fais partie, l’Union des progressistes juifs de Belgique, s’est tellement mobilisée « en tant que juive » dans la solidarité avec les sans-papiers. Il y avait quelque chose d’émouvant à se retrouver à l’unisson d’un rabbin alors que nos familles sont aujourd’hui bien éloignées de la religion. Je me suis alors souvenu que Leïla Shahid la Palestinienne, quand elle parle de l’islam, dit « notre religion » bien qu’elle s’en soit elle-même largement détachée. Peut-être quelque chose du même ordre venait-il de se révéler ici. Ce judaïsme-là est bien « notre religion ».

Mais tous les Juifs qui se disent laïques ne l’entendent pas forcément ainsi et, face à la détresse des sans-papiers, certains silences furent assourdissants.

Henri Goldman

https://leblogcosmopolite.mystrikingly.com/blog/le-rabbin-et-le-sans-papiers

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Un texte d’Albert Guigui, Grand Rabbin de Bruxelles

En compagnie de Joëlle Milquet, je me suis rendu dimanche 11 juillet à l’église du Béguinage où depuis le 23 mai dernier, 250 personnes font la grève de la faim et s’y trouvent confinées. Des hommes et des femmes qui mettent leur vie en danger pour obtenir le droit de séjourner dans un pays où ils vivent depuis souvent plus de quinze ans et où ils sont exploités par des entrepreneurs peu scrupuleux ou par des marchands de sommeil.

Il faut se rendre sur place pour prendre conscience de la misère dans laquelle ces êtres humains vivent aujourd’hui. Des ambulances sont appelées quotidiennement pour surveiller leur état de santé. De multiples hospitalisations ont lieu. 

Comment accepter que dans la capitale de l’Europe, des hommes et des femmes soient traités pire que des animaux. Où se sont envolées les valeurs démocratiques prônées par notre Constitution ? 

Des êtres humains dépourvus de tout droit risquent de mourir sous nos yeux dans l’indifférence presque totale. Des gens qui attendent la mort patiemment alors que nous, nous continuons à mener notre vie normalement comme si de rien n’était. Comment est-ce possible ? La neutralité est assassine.

Sous des prétextes fallacieux, on endort les bonnes consciences. Non ! Cela ne peut pas continuer. Le juif en moi adhère à cette communauté des errants, des sans-papiers, des proscrits. D’urgence, nous devons les secourir, les aider. D’urgence, nous devons leur donner les papiers nécessaires pour vivre dans le respect et la dignité. Leur combat est notre combat.

Je sais. La Belgique est un petit pays qui ne peut pas absorber tous les sans-papiers. C’est évident. Par ailleurs, la Belgique est liée par des traités internationaux et européens qui limitent l’accès des sans-abris dans nos pays. Je le sais aussi. Mais il y a la loi et l’esprit de la loi. Il y a la loi et son application. Ce que l’on demande aujourd’hui, c’est un peu d’humanité dans l’application de la loi. Nous devons agir vite. L’exemple de Samira Adamou ne doit pas se répéter dans notre pays. Nous ne devons pas attendre que l’irréparable arrive pour manifester dans les rues. Ce sera trop tard. 

Nos gouvernants doivent faire preuve d’imagination pour trouver une solution à ce problème dramatique et épineux. Dans ce combat au corps à corps qui se déroule sous nos yeux, il ne doit pas y avoir ni vainqueur ni vaincu. Seules la solidarité et la compassion doivent triompher. Seuls l’amour du prochain et nos valeurs démocratiques doivent l’emporter. C’est ce qui fait la force de notre pays. C’est ce qui fait aussi son honneur.

« Tu aimeras l’étranger car tu as été étranger en Égypte »

Nous devons nous rappeler que la solidarité doit se manifester envers tous les hommes, sans distinction de race ni de religion. Le Lévitique dans son chapitre XIX enseigne : « Si un étranger vient séjourner dans votre pays, il sera pour vous comme un compatriote. Vous l’aimerez comme l’un des vôtres. Vous vous souviendrez que vous avez été étrangers dans le pays d’Égypte. »

Ainsi donc, nous devons abattre les murs d’indifférence qui nous séparent et réchauffer cette notion de solidarité qui nous est tellement chère. 

Face aux sans-papiers qui risquent leur vie, ouvrons nos cœurs et nos portes. Apportons aide et soutien à ces hommes, ces femmes, ces enfants, affaiblis, affamés et assoiffés qui frappent à nos portes pour régulariser leur situation. Comment rester indifférent au sort tragique de ces personnes ? Comment supporter le regard accusateur de ces êtres humains qui attendent un geste salvateur de notre part ? Hommage à tous ceux et à toutes celles qui essayent, chacun selon ses moyens, de leur apporter aide et soutien. 

Nous avons une responsabilité immédiate et un impératif moral de les aider et de les sauver. En tant que juifs, beaucoup d’entre nous ont des membres de leurs familles qui ont été des réfugiés et notre héritage doit nous dicter la manière de répondre à cette crise. « Tu aimeras l’étranger, car toi-même tu as été étranger en terre d’Égypte », est-il écrit dans le Lévitique. Je vous le dis : « Les sans-papiers sont nos frères en humanité. » Aidons-les de toutes nos forces. 

Tu aimeras ton prochain comme toi-même

La Bible nous recommande d’aimer son prochain comme soi-même. 

Tu aimeras ton prochain comme toi-même, signifie aider ceux et celles qui sont dans la détresse comme on aurait voulu qu’on soit aidé si nous étions à leur place.

Tu aimeras ton prochain comme toi-même, c’est pouvoir être sensible à la douleur d’autrui, prêt à s’identifier totalement à quiconque subit une injustice, prêt à s’identifier avec chaque déraciné, avec chaque sans-papier. 

Tu aimeras ton prochain comme toi-même, c’est toujours être prêt à exploiter notre force et nos ressources économiques afin de réparer quelque chose dans le monde.

Les sans-papiers risquent de perdre vite la volonté de vivre. Et si nous régularisons leur situation, nous sauvons leur vie et celle de leur entourage ; nous leur offrons peut-être, du fond de la détresse dans laquelle ils sont plongés, l’ultime raison, l’ultime goût de vouloir continuer à vivre.

C’est cette conduite qu’Albert Camus a appelé « devenir un homme ». Et devenir un homme aujourd’hui, c’est donner, contribuer, tendre la main à celui qui souffre. 

Le jour s’est levé

Dans le Talmud, un rabbin demandait : 

À quoi peut-on reconnaître le moment précis où la nuit s’achève et où le jour commence ? À cette question, une première réponse fut donnée : 

  • Quand on peut distinguer de loin entre un chien et un mouton. 

  • Non, dit le Rabbin.

  • Quand on distingue un dattier d’un figuier. 

  • Non, dit-il encore.

Mais alors, à quel instant ?

C’est lorsqu’en regardant le visage de n’importe quel être humain, tu reconnais en lui ton frère ou ta sœur. Alors, tu peux être sûr que le jour s’est levé. Mais jusque-là, il fait nuit dans ton cœur.

https://www.lalibre.be/debats/opinions/2021/07/14/le-grand-rabbin-de-bruxelles-sauvons-les-sans-papiers-avant-quil-ne-soit-trop-tard-SZPR6K5NJRAOPH26DPFT6GUN5Q/

Auteur : entreleslignesentrelesmots

notes de lecture

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