Confondre amour et sexe – ou comment le système de protection de l’enfance ne protège pas de la maltraitance sexuelle et de la prostitution juvénile

Quand j’étais jeune adolescente, mon assistante sociale m’emmenait au McDonald’s sans prendre la peine de me parler. Elle restait assise en face de moi sans jamais s’inquiéter, même discrètement, de mon apparence débraillée, de mon indifférence pour tout ce qui concernait ma famille ou de mon découragement face à l’école.

Quand vous pensez n’avoir aucun avenir, certaines choses, comme les examens, par exemple, vous semblent totalement absurdes. Quand vous devez lutter pour simplement survivre, les projets sur le long terme vous semblent tout aussi futiles et insignifiants que le projet de colonisation de la planète Mars.

Je me suis toujours demandée, compte tenu de l’absence de dialogue entre nous, ce que mon assistante sociale pouvait bien écrire dans ses rapports. Son incapacité à engager une simple conversation signifiait qu’il nous était impossible, à moi et à mes amies, de nous confier à elle. Elle maintenait une si grande distance que nous ne pouvions pas même lui expliquer comment les hommes tentaient de nous amadouer.

Plus tard, un Étasunien, qui se faisait passer pour un psychologue pour enfants, m’a envoyée dans un foyer d’accueil. Par la suite, accusé pour usage d’un faux nom et absence de la moindre qualification, il a été interdit de pratique par un Tribunal britannique. Quand je l’ai contacté, une fois adulte, il a tenté de m’intégrer dans un système de vente pyramidal ! Un escroc, donc, jusqu’au bout des ongles.

En arrivant au foyer d’accueil, le contraste avec mon dénuement a été un choc.

Dans les rues de Leeds, où je m’étais réfugiée pour fuir les violences subies à domicile, la nourriture et le logement étaient mes principales préoccupations. Sans oublier, bien sûr, les hommes qui essayaient de nous baiser, moi ou mes amies, en échange de ces denrées rares. Ces hommes nous invitaient généralement chez eux, moi ou d’autres filles, pour boire de l’alcool. Nous savions toutes ce que cela signifiait, quel était le « marché » qu’ils nous proposaient : la subsistance matérielle (un repas et un toit) en échange d’un accès sexuel.

Le foyer d’accueil, en revanche, offrait un lit et de la nourriture en abondance, mais les violences y étaient tout aussi importantes, bien que différentes, comme je l’ai écrit précédemment.

Pour oublier ces environnements difficiles, les enfants se réfugient dans une multitude d’échappatoires. Mon talent consistait à consommer des solvants. Pulvériser, à travers une serviette, des aérosols dans la bouche embrume le cerveau et vous empêche de penser pendant au moins une heure (c’est incroyablement dangereux et déconseillé !). Jamais je n’ai autant apprécié l’alcool qu’à l’âge de 14/15 ans, lorsque j’ai commencé à m’y réfugier.

Ces modes d’abrutissement pour éviter de ressentir pleinement la dureté de l’environnement sont faciles à utiliser et n’ont pas vraiment de limites. Mon amie Linda a fait l’essai de l’héroïne à 15 ans. Au même âge, j’ai fait une overdose à une drogue inconnue et j’ai été hospitalisée. À 13 ans, des hommes qui avaient l’intention de prostituer Jade, lui donnaient toujours de la cocaïne. Une autre amie, également appelée Jade et âgée de 14 ans, inhalait de la colle à travers un sac en plastique. Avec le recul, tout cela est incroyablement sinistre, et ça l’était vraiment, mais pour nous, à l’époque, tout cela était normal et banal.

C’est pour supporter cette vie, qu’aucun enfant ne devrait jamais connaître, pour endormir leurs peurs et oublier la misère, que les enfants mal aimés se droguent. Évoluer dans un monde où d’intolérables traitements sont infligés transforme ces enfants en proies faciles pour les hommes qui les agressent sexuellement et les vendent à d’autres hommes.

Adolescentes, nous nous étions toutes habituées à des seuils de douleur élevés. À l’âge de 16 ans, j’avais été poignardée deux fois (par l’une des Jade citées plus haut). Dès le début de ma puberté, à 10 ans, bien avant d’être victime de violences sexuelles, physiques ou émotionnelles, je me suis automutilée, comme presque toutes les autres filles de mon foyer d’accueil. C’est pour cela que nous figurons dans le registre des enfants à risques des services sociaux.

Nos seuils de tolérance à la douleur étaient élevés. Nous étions des expertes en endurance et pour estimer les risques. Mieux valait dormir à côté d’un étranger potentiellement dangereux que toute seule dans la rue. Accepter un détournement de mineure en échange d’argent valait mieux que d’être violée sans rétribution.

Mesurer les expériences en termes d’endurance devient la norme. La sécurité est évaluée par rapport à la récompense : avoir des rapports sexuels pénibles avec un homme deux fois plus âgé que vous est-t-il plus horrible que toutes les maltraitances que vous avez déjà subies ? Ce ne sera probablement pas pire, et cette estimation est juste. C’est d’autant plus vrai quand le sexe est confondu avec l’amour, cette chose insaisissable qui manque tant dans nos vies.

Si aucun adulte au monde ne se soucie de vous, vous devenez une proie facile. N’importe quel type peut alors combler ce manque. Un moment d’attention, même fugace, est comme une bouchée de pain pour une personne affamée. C’est aussi pour cela qu’un prédateur n’aura pas besoin de porter beaucoup d’attention à un-e jeune en manque d’amour pour que celle-ci ou celui-ci s’accroche, désespéré-e et effrayé-e à l’idée de perdre cette attention, aussi inconsistante et dérisoire soit-elle.

Parce que nous vivons dans une société qui lie à tort l’amour au sexe, alors qu’il existe de nombreuses formes de sexe sans amour, les filles du monde entier pensent que lorsque un homme qui veut avoir des relations sexuelles avec elles, c’est forcément par admiration ou par amour.

Les enfants placés dans le système des foyers d’accueil sont privés d’amour. Ce manque ne leur permet pas de se prémunir contre les prédateurs sexuels. Les filles qui sont mal aimées cherchent l’amour partout. Cela fait si longtemps que personne ne leur a témoigné un véritable intérêt ou une véritable attention qu’il suffit que quelqu’un soit gentil avec elles pour qu’une sensation extraordinaire les submerge.

Même une agression sexuelle peut sembler plaisante, car il s’agit d’une forme d’attention. Quelqu’un pense que vous êtes suffisamment spéciale pour vouloir être proche de vous. Quelqu’un pense que vous êtes si spéciale que tous ses amis veulent vous rencontrer et être proches de vous, eux aussi. Ils veulent être physiquement proches de vous et vous offrir des cadeaux.

Les enfants victimes d’agressions en contexte familial n’identifient pas les sévices commis par d’autres adultes comme de la violence mais comme de la familiarité (et comme nous le savons tous, la familiarité est l’un des meilleurs sentiments les plus positifs qui soient). Nous avons été conditionnées pour banaliser la maltraitance ou du moins ne pas en être choquées. Parce que nous avons probablement été la victime d’un adulte qui a abusé de nous,m tout en nous disant qu’il nous aimait. C’est pourquoi nous n’opposons pas amour et violence sexuelle et qu’il est facile pour un adulte de nous former au sexe.

Parce qu’il est douloureux de manquer d’amour, les enfants essaient désespérément de prouver qu’ils sont aimables. Et pour ne pas briser des liens supposés d’amour, il en résulte une soumission et une conformité volontaires, une capacité à endurer n’importe quelle expérience douloureuse.

Il devient alors impossible de dire « non » à quelqu’un qui prétend vous aimer. Même devenue adulte, et après deux décennies, cela m’est encore aujourd’hui très difficile. En osant dire « non », nous craignons de n’être plus aimable et digne d’intérêt. Perdre ce lien est effrayant : cela confirmerait que c’est notre manque de valeur qui a causé le premier abandon et les premiers sévices de la part des membres de la famille.

Les enfants maltraité-e-s sont confrontés à une situation insupportable. Soit iels doivent accepter le fait de ne pas être responsables de la maltraitance subie et reconnaître que leurs êtres les plus chers (généralement les parents, mais parfois un autre membre de leur famille) agissent en agresseurs de leur propre chef, ce qui aura pour conséquence d’empêcher l’enfant d’aimer les personnes qui prenaient soin d’elle ou de lui. Soit, iels doivent partager la culpabilité et s’impliquer, en tant qu’enfant, dans la maltraitance et la négligence, en se croyant indigne d’amour. Le choix devient : ne pas aimer ou ne pas être aimé-e.

Cette terrible matrice de culpabilité et d’auto-reproche est à l’origine d’un besoin profond de liens affectueux qui apaisent la haine de soi (tous les enfants maltraités se considèrent comme des objets de haine parce qu’ils ont été victimes d’agressions haineuses). Cette combinaison de souci de complicité, de honte et de soif d’amour à combler, explique pourquoi les prédateurs repèrent si facilement les enfants vulnérables qui s’empressent de répondre et de se conformer à leur volonté.

Une amie, à partir de 15 ans environ, a été contrainte à avoir des relations sexuelles pour 50 livres sterling avec les amis de son copain d’une vingtaine d’années (une somme payée à ce copain, bien sûr). Au début, elle percevait cette somme d’argent comme une valeur d’estime et de prestige. Elle avait le sentiment de valoir quelque chose.

En mûrissant, elle a réalisé peu à peu que ces hommes, en l’achetant, l’avaient en réalité rabaissée et avilie. Comprendre qu’elle avait été « mise en commun », achetée et vendue, qu’elle ne valait pas plus qu’une certaine somme d’argent, a dévasté son estime de soi et a provoqué chez elle un énorme bouleversement émotionnel.

Ce n’est que lorsqu’iels sont plus âgé-e-s que les enfants victimes d’abus sexuels comprennent qu’un adulte qui se serait réellement soucié d’eux se serait comporté autrement, avec respect et en acceptant des limites, comme tout amour réel et toute attention véritable.

Tant que les travailleurs sociaux et le personnel de la protection de l’enfance continueront à ne pas prendre soin des enfants (certain-e-s le font, mais ce n’est certainement pas la norme), il y aura des prédateurs prêts à exploiter cette lacune. Il n’est pas surprenant que les nombreux scandales de « viols collectifs », comme celui de Rochdale, dénoncé par l’héroïque lanceuse d’alerte Sara Rowbotham – une travailleuse sociale licenciée pour avoir fait son travail correctement en révélant au public les abus commis par des hommes – impliquent aussi souvent le ciblage de filles vulnérables gravitant autour des foyers de l’enfance.

Ces filles échangeaient des faveurs sexuelles contre des pizzas, subissaient des viols, étaient livrées à de nombreux hommes. Cela se passait et se passe encore aujourd’hui dans tout le pays. Bien sûr, les hommes les fournissaient en alcool et en drogues, mais si les filles revenaient souvent vers eux, c’était surtout pour avoir de l’attention, en recherchant l’affection de ces hommes qui se faisaient passer pour leurs « copains ». Il suffit de si peu pour combler le manque d’amour dont souffrent ces filles.

Que l’État ne fournisse pas ce qui est comblé par des agresseurs odieux, incrimine l’État lui-même. Une attention et une sollicitude constantes, un soutien financier de base, la reconstruction de l’estime de soi des enfants maltraité-e-s, ainsi qu’une aide psychologique leur permettant de ne pas culpabiliser pour avoir été mal aimé-e-s, aiderait lutter contre les prédateurs qui ne trouveraient plus d’enfants vulnérables à piéger. Les enfants « pris en charge » devraient être protégé-e-s, soutenu-e-s et aidé-e-s pour arriver à comprendre leur situation extrêmement douloureuse et à progresser de la meilleure façon possible, comme n’importe quels autres adolescents.

Un grand nombre de filles avec lesquelles j’ai grandi au foyer ont commencé à se prostituer, presque toujours à l’adolescence, généralement par l’intermédiaire d’un copain plus âgé. Je suis allée à l’université et, pour pouvoir y accéder, j’ai travaillé au McDonald’s où mon assistante sociale m’avait ignorée. Mais en sortir est statistiquement très rare. Il est incroyablement difficile de grimper seule ces échelons et de quitter la voie dans laquelle on a débuté.

Une proportion énorme de filles qui grandissent sous la tutelle de l’État finissent en prison ou dans la prostitution. Beaucoup d’entre elles se retrouvent dans ces deux situations, en partie à cause de l’accoutumance aux drogues qu’elles ont consommées dès l’enfance (pour surmonter l’expérience de la prostitution, elles entrent dans le cercle vicieux du besoin de drogues et de la nécessité de se vendre pour pouvoir en acheter).

C’est la défaillance du système de protection de l’enfance lui-même qui prépare le terrain à la prédation sexuelle masculine. Si les enfants étaient correctement pris-es en charge, il n’y aurait pas une telle probabilité de tomber dans les filières de la prison ou de la traite à des fins sexuelles. En attendant, la grave négligence dont sont victimes ces enfants, à laquelle s’ajoute leur capacité à endurer des expériences particulièrement douloureuses, est propice à la prédation sexuelle qui vise leur exploitation.

« Alice »

Traduction par Ana Minski, auteure sur le blogue Les Ruminant-e-s, et TRADFEM

Version originale : Nordic Model Now, « Confusing love and sex: how the care system creates a context for grooming and child prostitution »
https://nordicmodelnow.org/2021/03/20/confusing-love-and-sex-how-the-care-system-creates-a-context-for-grooming-and-child-prostitution/

Tous droits réservés à Nordic Model Now.

https://tradfem.wordpress.com/2021/06/07/confondre-amour-et-sexe-ou-comment-le-systeme-de-protection-de-lenfance-ne-protege-pas-de-la-maltraitance-sexuelle-et-de-la-prostitution-juvenile/

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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