Une épidémie de violence passée sous silence

Note de lecture sur No Visible Bruises – What We Don’t Know About Domestic Violence Can Kill Us de Rachel Louise Snyder

Un an et demi après l’éruption du mouvement #MeToo, les femmes ont raconté les agressions sexuelles – et des hommes ont été dénoncés pour leurs comportements – des studios d’Hollywood, aux cuisines de restaurants en passant par les plateaux des grands médias. Cependant, l’endroit de prédilection pour ces comportements odieux a été écarté de la conversation : le domicile familial.

Lorsqu’il s’agit de célébrités, la violence conjugale se trouve reléguée au domaine des difficultés personnelles, comme un problème de dépendance ou un divorce. Pour le commun des mortels, cette violence est rarement racontée dans les médias ; même les meurtres conjugaux – qui sont souvent l’aboutissement de violences physiques et psychologiques subies pendant des années – ne seront mentionnés qu’hâtivement dans les nouvelles locales. Parallèlement, plusieurs des tueries de masse trouvent leur origine dans la violence conjugale. Nous ignorons ce phénomène à nos risques et périls.

Rachel Louise Snyder démontre dans son livre choc que la violence conjugale constitue maintenant une véritable épidémie aux États-Unis. Tous les mois, cinquante femmes sont assassinées par leurs conjoints. La violence conjugale est la troisième cause de l’errance. Et 80% des prises d’otages impliquent un conjoint violent. On ne parle pas seulement de blessures physiques : dans 20% des relations violentes, l’abuseur exerce un contrôle total sur la vie de sa victime. (Certains pays, dont la Grande-Bretagne et la France, ont adopté des lois visant à protéger les victimes de ce types de violence mais elles n’existent pas aux États-Unis.)

Professeure de littérature à l’American University, Snyder dévoile cette épidémie cachée avec un récit qui combine une analyse précise et des témoignages déchirants, pourtant livrés par les victimes avec retenue. Elle y ajoute des interviews d’avocat-es et même, d’abuseurs.

L’un des cas les plus révélateurs implique un homme qui s’appelle Rocky Mosure. À première vue, il était un père et un mari dévoué, qui changeait les couches, emmenait son épouse et ses enfants faire du camping, enseignait à ses enfants comment pêcher et monter une tente. Et pourtant, il a violenté son épouse, Michelle, pendant des années, resserrant graduellement son étreinte sur son monde jusqu’à ce qu’il n’y ait quasiment plus rien. Il l’empêchait de voir sa propre famille alors qu’elle était à proximité. Il l’empêchait de porter du maquillage, d’inviter des amis.e.s à la maison, de sortir sans lui, et même de trouver un emploi. La famille de Michelle se doutait que les choses ne tournaient pas rond ; les accès de violence sont finalement devenus si fréquents que, comme la mère de Michelle l’a réalisé un jour, même les enfants en avaient une conscience claire.

Et pourtant, à l’instar de beaucoup d’autres dans sa situation, Michelle est restée avec Rocky. Puis, en 2001, quelques jours avant l’Action de Grâces, il a acheté un pistolet d’occasion de calibre .45, l’a abattue – elle et les enfants – et s’est aussi tué – après avoir répandu au préalable de l’essence autour de la maison pour faire croire à un incendie.

Ce genre de tragédie est d’autant plus épouvantable qu’on aurait pu l’éviter. Mais les victimes et les autres membres de leurs familles n’ont souvent que peu d’endroits où se réfugier. Souvent les policiers ne traitent pas les plaintes avec beaucoup de sérieux. Snyder écrit à propos d’un policier « qu’il n’allait pas faire son travail de policier pour départager une dispute entre maris et femmes au sujet de la livre de beurre. » En même temps, la société – et le système judiciaire – distingue les violences domestiques différemment des autres crimes. « Imaginez un homme, un inconnu, qui étrangle un autre homme avec le fil du téléphone, le projette dans les escaliers, lui assène des coups si violents qu’il lui fracture l’orbite du globe oculaire », écrit Snyder. « De telles agressions se produisent tous les jours dans les foyers et pourtant je n’ai encore pas rencontré le procureur qui verra ces crimes traités avec autant de sérieux » que quand ils se produisent hors du contexte familial. Elle souhaite que les procureurs traitent la violence conjugale aussi rigoureusement que la violence d’un inconnu.

Cet état de fait ne devrait pas nous surprendre. À travers le temps, la violence conjugale n’a été considérée que comme une affaire privée. La première loi visant à protéger les victimes de violence domestique ne fut adoptée par le Congrès qu’en 1984. Il aura fallu une douzaine d’années supplémentaires pour qu’ouvre le premier centre d’appel en aide aux victimes. (L’une des conséquences du mouvement #Metoo pourrait être d’avoir encouragé les dénonciations de violence domestique : En 2018, le centre national d’appel d’aide aux victimes a enregistré une augmentation de 30%. Jusqu’à très récemment, les années 90, il y avait trois fois plus de refuges pour animaux violentés que de refuges pour les victimes de violence conjugale. Encore aujourd’hui, écrit Snyder, nous avons tendance à responsabiliser les victimes : Pourquoi n’est-elle tout simplement pas partie ?

Snyder répond que les femmes restent dans des relations violentes parce qu’elles craignent pour leur vie, ou pour protéger leurs enfants. Plusieurs d’entre elles ne voient pas d’autre solution. Quand la situation devient mortellement dangereuse, note-t-elle, c’est généralement la victime plutôt que l’agresseur qui doit déménager, et qui est supposée aller dans un refuge, laissant derrière elle domicile, travail, école, ami-es et famille.

De réelles avancées seraient possibles si la police traitait le problème avec sérieux. Snyder mentionne que les plus grandes avancées se sont produites dans les communautés où on a fusionné la mise en application des lois avec les centres d’urgence pour la violence conjugale. Il reste que la culture dans l’institution policière est profondément ancrée et je me demande si Snyder ne fait pas preuve d’un excès d’optimisme. J’ai souvent entendu des policiers se plaindre que leur travail ressemble de plus en plus à de l’assistance sociale, que ce soit pour répondre à l’errance ou la fragilité mentale. (Comme le mentionne Snyder, la réticence aux interventions dans les cas de violence conjugale ne se trouve pas diminuée par la forte fréquence de violence conjugale au sein du corps policiers même.)

Snyder plaide avec ferveur pour un accroissement de la coordination entre les structures d’accueil et les tribunaux. Elle raconte l’histoire particulièrement odieuse d’une femme qui avait fui au Maine pour se faire dire par le juge qu’il ne pouvait dispenser d’ordonnance de protection parce qu’elle était domiciliée au Massachussets. (Elle plaide aussi pour un meilleur contrôle des armes à feu – tout en admettant que c’est quasi impossible.)

On est moins convaincu par son appel à des peines d’emprisonnement plus fermes pour les agresseurs afin de donner plus de temps aux victimes pour se reconstruire. Je me suis demandée ce qui empêcherait un agresseur d’être toujours plus en colère (et potentiellement plus violent) lorsqu’il serait relâché après sa peine. De plus, la culture dans les prisons est si maltraitante et violente qu’on peine à voir comment une peine d’emprisonnement les aiderait à changer leurs comportements.

Il faut reconnaitre que Snyder porte une attention particulière aux causes sous-jacentes à la violence, en notant que plusieurs des agresseurs qu’elle a interviewés ont eux-mêmes souvent été victimes d’agressions. Elle a rencontré les participants de plusieurs programmes d’aide aux agresseurs, tels que des groupes de soutien dirigés par des pairs et qui visent à amener les participants à admettre qu’ils étaient personnellement responsables de leur comportement violent. On ne sait toujours pas si ces programmes sont efficaces sur le long terme. Bien que les intervenants des services d’application des peines et des services de prévention restent sceptiques face à de telles initiatives, les victimes elles-mêmes caressent plus d’espoir, bien qu’elles restent prudentes. Lorsque Snyder a demandé à une victime si les agresseurs peuvent changer de comportement, celle-ci a répondu : « Je pense qu’ils peuvent devenir non-violent à 90%. Mais il y a une petite partie de leur for intérieur qu’on ne réparera jamais. »

En lisant ce livre d’une importance capitale, j’ai commencé à lister dans ma tête toutes les personnes que je connais qui ont vécu la violence conjugale, dont une ancienne camarade de classe, une amie proche d’un.e ami.e et une informatrice pour un autre article que j’ai écrit récemment. Cette année, la Chambre du Minnesota (Minnesota State Legislature) a éliminé en partie la loi contre le viol marital qui avait permis à des agresseurs d’éviter toute sanction. (Cet État était l’un de ceux qui maintenaient des portes de sortie pour les viols commis dans le cadre d’un mariage.) Il reste qu’un rapport déposé ce printemps fait état d’une augmentation du nombre de meurtres conjugaux après quarante ans de déclin. Il nous reste du chemin à faire.

Alisa Roth

Alisa Roth est l’autrice de Insane : America’s Criminal Treatment of Mental Illness.

Une version de cet article a été publié en version papier le 9 juin 2019 en page 15 du Sunday Book Review du New York Times avec le titre : When Home Is the Most Dangerous Place 

Traduction : EnOcéanie pour Tradfem

https://tradfem.wordpress.com/2020/12/09/alisa-roth-une-epidemie-de-violence-passee-sous-silence/

Auteur : entreleslignesentrelesmots

notes de lecture

2 réflexions sur « Une épidémie de violence passée sous silence »

  1. Merci pour cet article j’ai cherché la version française de What We Don’t Know About Domestic Violence Can Kill Us de Rachel Louise Snyder
    sans succès. La traduction existe-t-elle? Merci à vous

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

En savoir plus sur Entre les lignes entre les mots

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture