Se définir comme sujet désirant plutôt que « simplement » désirée

Dans sa préface, Line Chamberland souligne que « comparé à celui des gais, l’univers des modèles d’identification du coté des lesbiennes paraissait anémique et peu rayonnant ». Elle présente l’enquête de Christelle Lebreton, la façon dont « l’environnement socioculturel facile ou complique, soutient ou fait obstacle à leur trajectoire d’identification comme lesbienne (ou bisexuelle, pour deux d’entre elles) », les diverses pratiques de socialisation, l’apprentissage « d’une culture de la féminité axée sur la beauté physique et la romance hétérosexuelle », l’hétérosexualité comme « scénario allant de soi », le poids considérable de l’évidence…

La préfacière aborde les trajectoires identitaires dans la perspective du féminisme matérialiste, la dénaturalisation des catégories de sexe, le caractère contraignant de l’hétérosexualité, la faible visibilité lesbiennes comme « l’une des composantes d’un réseau enchevêtré de contraintes qui reconduisent l’impératif de l’hétérosexualité dans le processus de socialisation des filles et contribuent ainsi à la reproduction des rapports sociaux de sexe », l’insuffisance du concept d’homophobie, les structures d’organisation sociale de la sexualité, les logiques « de domination des hommes sur les femmes », le silence « sur la position subordonnée des femmes – y compris les lesbiennes »…

Elle souligne aussi le concept de « socialisation différentielle de sexes », la notion de « contrainte à l’hétérosexualité », l’organisation hétéro-normative de la sexualité des filles et des femmes, l’impossibilité de dissocier « genre et orientation sexuelle », les pressions et injonctions dont les filles sont la cible « en tant que filles », les violences sexuelles…

« Il serait souhaitable également que l’on s’intéresse aux résistances des filles et à leurs points d’appui dans l’expression de leurs propres sentiments et désirs sexuels, quel qu’en soit l’objet. Et je ne parle pas ici de la glorification de leur pouvoir de séduction qui se traduirait magiquement en pouvoir social. Je suis convaincue : le lesbianisme demeurera inconcevable tant que les filles et les femmes ne pourront désirer par elles-mêmes, se voir et se définir comme des êtres désirants plutôt que désirées et devant répondre aux besoins des hommes ».

En introduction, Christelle Lebreton parle, entre autres, de reconnaissance sociale, des revendications sociopolitiques portées par les mouvements gais et lesbiens, de l’homosexualité revendiquée ou affichée, de la visibilité restée marginale pour les lesbiennes, de l’absence de « modèles d’identification » accessibles aux « adolescentes non hétérosexuelles », de l’énorme pression exercée par « les pairs » sur les filles « pour les contraindre à se conformer à la féminité normative », de l’hétéro-normativité des revues, de la persistance « de représentations et de discours négatifs sur l’homosexualité », des inclinaisons amoureuses et de la sexualité, « au sein d’un réseau de contraintes hostiles à l’apprentissage de leur sexualité et à la construction de leur identité sexuelle »…

Dans un premier chapitre, Christelle Lebreton discute d’homophobie et d’hétérosexisme, de reconnaissance sociale et de visibilité, d’ouverture des droits aux personnes homosexuelles, de mariage et renforcement des « formes préexistantes de conjugalité, de filiation et de parenté », de politique identitaire et de celles et ceux qui s’en sentent exclu·es, de l’affaiblissent du mouvement autonome des lesbiennes, de la notion d’hétérosexisme (« ordre social dominant qui organise la sexualité des hommes et des femmes »), du concept d’homophobie et de ses limites, « tributaire d’une vision de homosexualité comme caractéristique individuelle », de la négation de la position subordonnée des femmes dans les rapports sociaux de sexe, de la présomption hétérosexuelle, de l’hétéro-normativité, des structures et des logiques de domination sociale…

Dans le second chapitre, l’autrice aborde les socialisations, la construction des corps sexués comme « mécanisme de socialisation crucial qui permet l’appropriation collective des femmes par les hommes », le fondement hétéro-normatif des « catégories de sexe », les rapports sociaux entre deux catégories socialement construites (un système et non « des relations individuelles »), la naturalisation de la « relation sociale hétérosexuelle », la « socialisation différentielle des sexes », l’assignation « à une classe de sexe et à l’hétérosexualité », les procès de réactualisation des catégories dans les rapports sociaux, la transmission de normes « comme un processus de contrainte agissant sur les pratiques sociales et identitaires », les modèles culturels attribués à chaque sexe, les dimensions coercitives du procès de socialisation, l’ordre social des sexes et l’ordre social des sexualités, « Il sera ainsi possible de prendre en compte à la fois les normes et les pratiques normatives (soit le social, ou le rapport à l’autre), et la représentation de soi des filles, c’est-à-dire leur identité et les pratiques qu’elles adoptent pour affirmer leur identité en interaction avec autrui et les normes sociales »…

Le chapitre se termine par « Retour sur les années d’adolescence », la difficulté de l’auto-identification comme lesbienne, les limites du panel de jeunes femmes rencontrées, l’environnement socio-culturel, les expériences amoureuses, les expériences sexuelles, la difficulté à exprimer verbalement certains ressentis, les modèles identitaires et les rapports à l’identité sexuelle…

Dans le troisième chapitre, Christelle Lebreton analyse l’homosexualité en milieu scolaire, les manifestations et les discriminations homophobes, « fréquentes et tolérées », l’invisibilisation de l’homosexualité dans les programmes et les contenus scolaires, les représentations hétéro-normatives, l’affirmation de la complémentarité des « rôles parentaux, maternel et paternels », l’action d’un organisme (GRIS-Montréal), les rumeurs et l’étiquetage, les situations vécues par les répondantes, l’ouverture ou non du milieu familial, la différenciation de traitement entre homosexualité masculine et homosexualité féminine, les rapports entre visibilité et dénigrement ou rejet…

L’école est un lieu d’apprentissage, un lieu où « les filles apprennent à céder aux normes et aux rapports de pouvoir propres à l’ordre (hétéro) patriarcal ». Dans le quatrième chapitre, l’autrice aborde « la culture de la féminité : sois belle et séduis-le ! », les filles « populaires », l’idéal de l’adolescente nord-américaine, la constitution de groupes sexués, la capacité de séduction, la conformité au « modèle véhiculé par la culture de la féminité », la beauté et le succès auprès des garçons, les normes de l’apparence physique, les comportements et les styles de vêtements « qui connotent la disponibilité et la maturité sexuelle », les termes sexy et hot, les conversations centrées sur la beauté et sur la romance hétérosexuelle, le magasinage comme passe-temps dans la culture de la féminité, le sentiment d’inadéquation entre son apparence physique et les normes valorisées, l’hyper-sexualisation, le « pouvoir de séduire », la valorisation d’avoir un « chum », l’idéologie romantique, les activités et rituels liés à la beauté, l’approbation des pairs, la naturalisation des normes de féminité et l’obscurcissement des rapports de domination et de subordination, l’invisibilité du lesbianisme et le dénigrement de l’homosexualité, la peur d’être étiquetée par association…

Dans le chapitre 5, Christelle Lebreton discute des sentiments amoureux et des désirs lesbiens à l’adolescence, des explorations sexuelles avec des filles, du « besoin de proximité », de l’angoisse attachée au sentiment amoureux « notamment à l’idée d’être rejetée par leur amie, de perdre la relation privilégiée qu’elles entretiennent », de l’impossibilité de faire connaître « leurs sentiments à la personne aimée », de la centralité de « la dimension affective et émotionnelle »…

Le sixième chapitre, « J’ai toujours cru que j’étais hétérosexuelle… » permet de mieux saisir la force matérielle de l’hétéro-normativité. L’autrice souligne différents éléments dont, la présomption de l’hétérosexualité (par ailleurs jamais nommée), la dissociation entre « sentiments amoureux et désirs sexuels », l’intériorisation « des représentations sociales dominantes reliées aux rapports amoureux », les réactions de déni, « C’est juste elle » ou « Ça va passer », ce que chacune tait à soi-même, se dire bisexuelle comme marge de manœuvre, le sentiment d’être anormale, la détresse, « ce sentiment d’être déviante s’accompagne fréquemment de sentiments négatifs, comme la détresse ou l’angoisse », le sentiment d’isolement, la « suicidabilité », les distances à prendre envers les représentations sociales pour pouvoir « développer un solide sens de soi »…

La conformité aux exigences de féminité, l’impératif de la romance hétérosexuelle ; l’autrice décrit des engagements dans l’hétérosexualité, des relations amorcées par des garçons, des dynamiques des rapports sociaux de sexe, la faible estime de soi, l’effet miroir « que l’intérêt d’un garçon a sur la perception d’elle-même », l’idéologie romantique du couple très présente « à tel point qu’elle supplante les intérêts et les désirs des filles », le sentiment d’être en retard, le fait d’être choisie et le prestige, le maintien d’une façade hétérosexuelle, la « prise sur soi » de la responsabilité de l’insatisfaction…

Christelle Lebreton poursuit avec la recherche d’attention, le besoin de compter pour quelqu’un, l’altération de l’estime de soi, les désirs et plaisir et leur absence, les termes inégaux de l’échange hétérosexuel, l’inscription des expériences dans l’« ordre « normal » des choses », les regards rétrospectifs, le sentiment de « devoir performer » accompagné de l’impossibilité d’être soi, l’oblitération de la sexualité féminine, les agir « sans prêter attention à leurs désirs et besoins propres »….

En conclusion, l’autrice revient sur l’absence de modèle, l’invisibilité du lesbianisme, « le lesbianisme semble ne pas exister tout en étant une réalité dont il faut se détourner », l’innommable, le poids du silence et du déni, le sentiment d’être déviantes, la primauté accordé au sentiment amoureux, l’identité sexuelle des filles hétérosexuelles, « cette identité n’est pas donnée, mais construite et nécessaire à la reproduction des rapports sociaux de sexe »…

La notion même de féminité comme construction sociale devrait-être discutée. Je reste toujours dubitatif sur l’emploi du terme identité (ici identité lesbienne) qui me semble réducteur des dimensions multiples des singularités individuelles. Quoiqu’il en soit, un livre, d’une belle rigueur théorique écrit dans une langue commune, sur les socialisations et les contraintes qui pèsent à la fois sur toutes les filles/femmes et plus particulièrement sur celles dont les sentiments et les désirs sexuels ne sont pas orientés vers le débouché social martelé comme norme, c’est-à-dire les garçons/hommes.

Un livre pour toustes, car nos possibles sont socialement dénigrés et limités dans et par le système de genre, les rapports sociaux de sexe…

Christelle Lebreton : Adolescences lesbiennes

De l’invisibilité à la reconnaissance

Les éditions du remue-ménage, Montréal (Québec) 2017, 144 pages, 15 euros

Didier Epsztajn

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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2 réflexions sur « Se définir comme sujet désirant plutôt que « simplement » désirée »

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