Démocratie, démocratie directe et référendum. Un héritage révolutionnaire (4)

Avec l’aimable autorisation de la revue Inprecor

Intro : democratie-democratie-directe-et-referendum-un-heritage-revolutionnaire-1/

  1. Révolution et invention démocratique : democratie-democratie-directe-et-referendum-un-heritage-revolutionnaire-2/

  2. Contradictions, reculs et avancées : democratie-democratie-directe-et-referendum-un-heritage-revolutionnaire-3/

  1. Une révolution mise en permanence

  2. La troisième révolution et l’idée du « référendum »

  1. La Constitution de 1793 et ses critiques

  1. Le vote populaire

  2. Deux représentations face à face

  3. Du succès politique aux mesures de mobilisation

  4. L’opposition des radicaux

  5.  Remise en ordre, mobilisation pour la guerre et mouvements populaires

  6.  La lente normalisation

  7.  Eux et nous

3. Une révolution mise en permanence

À l’été 1792, les armées ennemies pénètrent de toutes parts sur le territoire, et leurs chefs menacent Paris et les Parisiens d’une destruction exemplaire. Cette menace est on ne peut plus concrète. Dans le même temps, toujours à l’approche des moissons, des actions paysannes spontanées se déclenchent contre les droits seigneuriaux, pendant que se multiplient les saisies de convois de grains pour assurer le ravitaillement à bas prix, la taxation populaire. En réponse à ces menaces, le 10 août 1792, une insurrection organisée par des sections parisiennes, des patriotes et des sans-culottes force la Législative à « suspendre » les pouvoirs du roi. C’est la « seconde révolution » qui scelle le sort de la monarchie. La Législative se met en sursis en convoquant les assemblées primaires pour le 26 août, afin de réunir au plus tôt les assemblées électorales départementales qui éliront une Convention, une assemblée munie des pleins pouvoirs pour régler le sort du roi et rédiger une nouvelle Constitution.

Entre août et novembre 1792, alors que tombent les obstacles mis à la participation des citoyens les plus pauvres, les assemblées primaires et électorales se réunissent à plusieurs reprises pour renouveler d’abord l’Assemblée nationale, en élisant la Convention, puis finalement toutes les administrations. Les assemblées de citoyens en profitent pour délibérer sur ce que doit être le nouveau régime. On peut dater de ce moment, avec les allers-retours entre assemblées primaires et électorales, une montée spectaculaire des pratiques de ce qu’on appelle alors la démocratie, une démocratie « tout court » qui n’est conçue ni comme « directe » ni comme « réelle » mais comme un pouvoir délibératif exercé directement par le peuple proprement dit.

Ce ne sont pas seulement les 48 sections de Paris qui connaissent cette radicalisation démocratique. Si le nombre de sociétés et de clubs populaires augmente sur tout le territoire, ce sont les électeurs, délégués des citoyens, qui font la navette entre leurs assemblées. Ces électeurs secondaires ne sont d’ailleurs plus tout à fait les mêmes que les années précédentes. Les artisans et petit paysans y sont plus nombreux, plus exigeants, et ils essaient de peser. Beaucoup viennent de localités où ont lieu des manifestations armées pour la liquidation des droits seigneuriaux ou bien la taxation des prix du pain et des farines. Désormais, la question de leur prix maximum se pose crûment.

Cette angoisse du ravitaillement, la peur devant l’invasion, la crise de représentation que crée l’effacement de la Législative et la mise en place de la Convention poussent à l’auto-organisation, à la mise en permanence des assemblées de citoyens, et aussi à prendre des mesures spontanées pour terroriser les adversaires, et même pour les exterminer : à Paris, entre le 2 et le 6 septembre 1792, les militants sectionnaires entreprennent de « vider » les prisons avant de partir aux frontières ; ils jugent sommairement et massacrent une bonne partie des détenus. Le risque de voir se répéter ces actes de « terreur populaire » va obséder la Convention dès sa réunion.

Dans les grands départements agricoles qui nourrissent Paris et les armées, les assemblées connaissent des discussions acharnées où se confrontent les intérêts des salariés et artisans, des vignerons, des petits et grands exploitants agricoles… Tous ceux qui ont besoin d’acheter leur blé, ou qui en produisent pour eux-mêmes, ou sont de petits vendeurs, ne s’opposent plus seulement aux seigneurs mais désormais aussi aux grands fermiers capitalistes qui dominent ces régions, monopolisent les terres, fixent les salaires et les prix. En d’autres termes, le cadre unitaire du tiers état, formé en 1789 contre les privilégiés, est en train de voler en éclats, non plus dans les quelques grandes villes mais dans l’immensité du pays rural.

Dans les assemblées de Seine-et-Oise (3), le vaste département céréalier qui entoure Paris, les revendications classiques sur le prix du pain, mais aussi sur la dimension des grandes fermes, commencent à se combiner avec des motions pour l’abolition de la monarchie et pour des projets proprement démocratiques (4). Le 17 septembre, Pierre Dolivier, curé d’Auvers, près d’Étampes, un militant radical relativement connu, propose d’imposer dans la nouvelle Constitution que soit organisée une discussion nationale sur chaque loi nouvelle (5). Sa proposition amplifie les demandes des radicaux parisiens ; elle suppose un contrôle des assemblées locales sur l’action des députés et l’adoption du mandat impératif. La proposition de Dolivier est repoussée mais elle n’est plus un cas isolé : au même moment, Babeuf argumente pareillement devant l’assemblée électorale de la Somme (6).

Finalement, l’assemblée de Seine-et-Oise élabore une Adresse à la Convention, une sorte de programme qui combine la défense des intérêts des artisans et salariés, en fixant une proportion entre le prix du pain et celui de la journée de travail, avec les revendications des paysans moyens et pauvres, en limitant la taille des grandes fermes. Avec ses propositions de contrôle populaire, l’Adresse des élus de Seine-et-Oise, présentée le 15 novembre 1792 à la Convention résonne moins comme un appui que comme une menace : « Ne vous effrayez point (…)ce ne sont pas les vérités mises au jour qui font les révolutions, ce sont celles que l’on étouffe »… L’Assemblée va rejeter en bloc cette Adresse. Face aux revendications qui remontent de partout, il lui importe de protéger le rôle central du Parlement et de casser toute logique alternative fondée sur les assemblées locales de citoyens. Mais l’Adresse (7) témoigne de la profonde radicalisation sociale en cours et de l’élaboration progressive des alliances politiques qui vont devenir indispensables.

La Convention, assemblée depuis le 21 septembre 1792, a logiquement décidé l’abolition de la monarchie. Elle a appris à ce moment que, pour la première fois, à Valmy, l’armée nouvelle avait été capable de subir la canonnade ennemie et de ne pas s’enfuir. Il est donc possible de combiner l’expérience des culs blancs, des vieilles troupes royales, avec le patriotisme des bleus, les volontaires issus de la Garde nationale. Ce début de stabilisation, qu’on sait provisoire, donne un peu de temps à la Convention. Former une Républiquedans un pays de 25 à 30 millions d’habitants, c’est pour elle sauter dans l’inconnu, même si elle a été élue pour rédiger la Constitution de cette République de taille inédite, et donc pour se débarrasser du roi. Cette dernière tâche l’occupe de la fin de l’année 1792 jusqu’en janvier 1793 mais, d’emblée, la Convention rend un hommage (peut-être involontaire) à la maturité politique acquise par les assemblées de citoyens en décidant, par un décret d’octobre 1792, que tous les votes se feront désormais à deux et non plus trois tours de scrutin. Cette simplification technique signifie aussi que l’espace politique s’est simplifié, et ce mode de scrutin va rester la règle.

Jusqu’à nos jours, les votes électifs français se font en deux tours : cette méthode est née de la cristallisation politique de 1792, de la polarisation des votes face à une monarchie millénaire et sa liquidation. Le vote à deux tours structure l’espace politique français jusqu’à nous paraître « naturel », ce qu’il n’est pas plus qu’un autre.

Serge Aberdam

Publié initialement dans Inprecor,659-660 janvier février 2019

Serge Aberdam est historien, spécialiste de la Révolution française.


(3) En termes modernes, les départements des Yvelines (78), Essonne (91), Hauts-de-Seine (92), Seine-Saint-Denis (93), Val-de-Marne (94) et Val-d’Oise (95).

(4) S. Aberdam, « Sur le maximum des fermes » État, finances et économie pendant la RF, Comité pour l’histoire économique et financière… Imprimerie nationale, 1991.

(5) Archives départementales des Yvelines : 1 LM 361, manuscrit et imprimé du PV ; pp. 150-161 de l’imprimé.

(6) V. Daline, Gracchus Babeuf à la veille et pendant la RF… éd. du Progrès, Moscou, 1987, pp. 402 et ss.

(7) Cette Adresse de Seine-et-Oise frappera plus tard Jaurès par sa hardiesse ; il y verra un Manifeste qui martèle les droits des travailleurs à la vie, dans l’affrontement entre ceux qui dépendent du prix du pain pour manger et ceux qui font des profits sur les farines.

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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