Avant-propos de : « A l’école du partage. Les communs dans l’enseignement »

Avec l’aimable autorisation des éditions C&F

Nous avons commencé à exercer notre métier de professeures documentalistes au début des années 2000. Depuis cette époque, le déploiement des technologies numériques, et notamment du web, a transformé la société et notre profession d’enseignantes. Ce que nous avons appris lors de notre formation s’est donc avéré très vite obsolète. Il y a une dizaine d’années, nous sommes retrouvées en grand questionnement sur les contenus à transmettre aux adolescents que nous avions face à nous. Comment accompagner leurs pratiques de recherche d’information, leur utilisation des blogs, des forums, des médias sociaux ?

Chacune, par nos échanges croisés et grâce à nos réseaux professionnels, nous avons commencé à questionner le sens de notre enseignement. Nous étions en quête d’une vision globale et systémique qui pourrait donner sens à notre pratique pédagogique. L’une et l’autre avons toujours aimé suivre l’actualité de la recherche. Nous avons obtenu l’une un master en information-communication sur la question des communs, l’autre un certificat de formation d’adultes sur le sujet de l’apprenance enseignante. Nous avons donc cheminé à deux, et cela nous a permis, face au sentiment initial d’inconfort professionnel, de trouver chacune, face aux élèves et dans nos expériences quotidiennes, une posture que nous estimons « juste », en adéquation avec nos valeurs et nos personnalités.

Nous avons découvert les communs en 2012 en lisant l’ouvrage Libres savoirs : produire collectivement, partager et diffuser des connaissances au XXIe siècle1. La même année, deux anciens bibliothécaires, Lionel Maurel et Silvère Mercier, lançaient le collectif SavoirsCom1. La réflexion autour des communs de la connaissance nous a apporté un cadre nouveau, stimulant. Nous avons découvert comment les communs se déclinaient dans la recherche, les sciences, la santé, l’agriculture et les contenus culturels et informationnels. Nous avons très rapidement eu l’intuition qu’ils avaient le pouvoir d’éclairer autrement notre enseignement, qu’ils étaient porteurs de sens pour l’école. Les mois et les années passant, nous les avons intégrés à notre quotidien d’enseignantes. En tant que professeures documentalistes, nous avons non seulement modifié ce que nous enseignons dans le cadre de l’éducation aux médias et à l’information (EMI), mais également la manière dont nous le faisons. Nous avons développé une posture qui nous incite à :

  • accueillir des savoirs qui ne viennent pas nécessairement de l’école elle-même, notamment sur les outils numériques ;

  • favoriser l’apprentissage de pair à pair et le lien à autrui à travers des activités multiples sans cesse enrichies.

Parce qu’elle articule la pensée du collectif avec le développement individuel, la théorie des communs fait évoluer les pratiques scolaires. Notre démarche pédagogique consiste aujourd’hui à accompagner les élèves dans la prise de conscience du rôle des communs pour la construction d’une vision éthique du monde dans lequel ils souhaitent vivre. Quelques questions fondamentales guident notre pratique :

  • comment aider les élèves à développer des dispositions durables à l’apprentissage pour trouver, construire et enrichir les ressources et connaissances dont ils ont besoin ?

  • comment entretenir chez eux le goût de partager ces connaissances tout au long de leur vie ?

  • comment enfin, développer individuellement et collectivement, par la connaissance d’eux-mêmes et le lien à autrui, leur pouvoir d’agir sur le monde ?

Dans cet ouvrage, nous nous situons au cœur d’une pensée qui ne cherche pas à simplifier les problématiques mais plutôt à en assumer la complexité. Nous souhaitons aussi réinterroger avec vous les principes fondateurs de l’école pour les appréhender dans le monde qui se construit.

Notre propos sera volontairement généraliste. Nous souhaitons aborder les problématiques de façon large et transversale. Nous privilégierons une vision globale à la précision extrême. Nous vous laissons la tâche, si l’une ou l’autre des idées que nous aurons abordées vous interpelle, d’approfondir la question. Les communs jouissent actuellement d’un véritable essor et vous trouverez aisément sur le web, dans les notes tout au long de ces pages et en bibliographie de quoi nourrir votre curiosité. Nous espérons que vous vous sentirez libre d’être critique face aux idées rencontrées, et que vous pourrez par ces allers-retours critiques vous approprier la notion de communs de façon personnelle et concrète et non en essayant de l’appliquer comme une « méthode ». Il ne s’agira sans doute pas pour vous de reprendre tout d’un coup l’ensemble des pistes que nous ouvrons, mais de suivre celles qui vous enthousiasmeront, tout en conservant absolument la vision globale et systémique à laquelle les communs nous invitent ; une vision :

  • résolument guidée par la dimension collective ;

  • orientée vers l’acquisition d’un pouvoir d’agir ;

  • qui assume le débat contradictoire et la négociation pour atteindre des points de consensus.

Nous formulons le souhait qu’à l’appui de connaissances historiques, de pistes de réflexion et de projets concrets que nous vous proposerons, vous puissiez à votre tour comprendre la notion de communs en la vivant et l’expérimentant.

Les communs

Que sont les communs ? Ce sont des ressources gérées collectivement par des communautés qui en négocient elles-mêmes les règles d’usage de façon à en assurer la pérennité. Au Moyen-âge en Angleterre, la notion désigne les terres sur lesquelles les populations exercent des droits d’usage collectifs tels que la coupe du bois, le pâturage pour les bêtes, le droit de glaner pour se nourrir ou de ramasser la tourbe pour se chauffer. Elle a été remise au goût du jour par Elinor Ostrom dans son livre majeur Governing the commons2, publié en 1990, ce qui lui vaudra d’obtenir le Prix Nobel d’économie en 2009. Elinor Ostrom a mis en lumière une vision de la propriété qui ne se définit plus par la possession mais par l’usage des ressources. Cette pensée économique des communs s’applique aux biens matériels comme immatériels, aux ressources culturelles comme environnementales. Elle est complémentaire de la propriété privée et de la puissance publique. C’est une troisième voie utile pour réfléchir aux problématiques liées au numérique. Elle permet d’identifier et de dénoncer les appropriations par des entreprises privées de ressources telles que les données personnelles. Elle permet aussi de questionner la place des œuvres patrimoniales dans un monde où le support numérique conditionne l’accès. Surtout, elle remet le lien social au cœur des questions d’accès aux ressources et aux informations. Parler de communs au XXIe  siècle, c’est donc attester d’une continuité et d’une « renaissance3 ». Aujourd’hui, au niveau international, nombreux sont les domaines culturels, sociaux, numériques, politiques, qui sont revisités sous l’angle des communs. Qu’ont donc en commun un jardin partagé, une coopérative d’habitants, une bibliothèque de rue, un fablab, une coopérative de graines comme Kokopelli et le système d’exploitation Linux ? Tout essai de définition de la notion de communs invite à questionner chacune de ces initiatives dans une perspective globale.

En contexte scolaire, nous choisissons d’utiliser l’expression « communs de la connaissance » pour affirmer que l’on peut appliquer la logique des communs, jusque-là utilisée pour la gestion de ressources du vivant (semences, terre, eau…) à la question de l’information. La pensée des communs de la connaissance nous demande de réfléchir aux rapports que les groupes humains entretiennent entre eux, autant qu’avec les technologies numériques, les savoirs et les autorités médiatiques. On critique souvent le caractère individuel des usages de l’internet. Pourtant, sur le web, il existe une formidable synergie collective. L’entraide et la coopération sont souvent de mise sur les forums et les médias sociaux. Certains publient des tutoriels ; des projets sont défendus par les militants des logiciels libres. Comment cette énergie pourrait-elle être utilisée aussi pour reconstruire une école ancrée dans son époque ? Au-delà de l’accès et de l’enrichissement des ressources, c’est une nouvelle façon de penser et vivre en société qui se construit.

Marion Carbillet, Hélène Mulot : A l’école du partage

Les communs dans l’enseignement

C&F éditions, Caen 2019, 304 pages, 26 euros

https://cfeditions.com/partage/


1 Vecam (ouvrage collectif coordonné par), Libres savoirs, C&F éditions, 2011.

2 Elinor Ostrom, Governing the commons: the evolution of institutions for collective action, Cambridge University Press, 1990 (trad. en français : Gouvernance des biens communs : pour une nouvelle approche des ressources naturelles, De Boeck, 2010).

3 David, Bollier, La renaissance des communs : pour une société de coopération et de partage, Paris : Ed. Charles Léopold Meyer, janvier 2014, 192 p. http://docs.eclm.fr/pdf_livre/364RenaissanceDesCommuns.pdf

 

Auteur : entreleslignesentrelesmots

notes de lecture

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

En savoir plus sur Entre les lignes entre les mots

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture