Nul planisphère ne saurait rendre compte du foisonnement du réel

Dans ses lettres, Elisée Reclus montre une grande tendresse pour sa compagne-épouse Clarisse (et pour sa famille), un égard – peu commun en ce milieu du XIXème siècle – envers une femme, une attente amoureuse de leurs échanges épistolaires ou non.

L’intérêt de ce recueil, me semble-t-il, est bien du coté des voyages et des descriptions des villes et contrées visitées par ce « randonneur amoureux ».

« Ce livre existe pour être offert en priorité aux amoureux, aux randonneurs et aux randonneurs amoureux. L’auteur de ces lettres, Elisée, 29 ans, est un éternel marcheur. C’est un jeune marié, follement amoureux de sa femme Clarisse. ». Celles et ceux qui ont écrit l’introduction ont visiblement oublié qu’il existe des amoureuses, des randonneuses et des randonneuses amoureuses.

Des voyages à travers des pays qui ne sont pas constitués comme aujourd’hui, donc de multiples frontières, des rattachements de région différents d’aujourd’hui, des noms qui seront modifiés, des villes dont l’existence a été oubliée. Des moyens de transports souvent précaires, peu de train, des bateaux à vapeur pour les voies fluviales, des pataches tirées par des chevaux, des dos de mulet, des marches encore et encore, quelques fois sans guide, le temps long du courrier et de son attente. Et la poste restante, ce lieu de réception, hier encore indispensable pour les errant·es.

« Ces textes fiévreux, ces peintures si brillantes qu’elles semblent parfois proches de l’hallucination, nous éclairent sur les moeurs d’une époque révolue… »

Un mariage et une absence de contrat, des voyages, Chalons sur Marne, une présence invisible, « Le déjeuner fut délicieux tu le penses bien, d’autant plus qu’à coté de moi, je t’avais fait une petite place mystérieuse », Birkenfeld et les odeurs du lait et du fumier, Emden, Putbus et destumulus, Stettin ville de commerce, Potsdam ville monumentale, Magdebourg, Eisenach, Cobourg, Strasbourg, Fribourg, Lungern, Interlaken et les glaciers, les montagnes « où tu ne peux pas même me suivre de la pensée puisqu’elles ne sont pas marquées sur la carte », Entraigues et une procession de dévot(e ?)s, les bois d’Andredard, le musée de Tours, le refus d’un concours à Henri Dunant, « Que diraient mes amis en trouvant mon nom sur une liste où figurent des légitimistes et des bonapartistes, tant de ducs et de marquis »…

Les Alpes, la vallée de l’Isère, le col de la Traversette, Saint-Véran et un nid de méthodistes, le Piémont, Vinadio, Val Pieso, Nice, la comédie du passeport, les Pyrénées, Toulouse et les antiquités romaines, Béziers, les pataches et les carioles, les adresses en poste restante, Bagnères de Bigorre, Tardets, Tarascon, Perpignan, Los Escaldas, Barèges…

Pauillac et les dunes, « Le gîte, c’était le carreau pour matelas, un sac de maïs pour oreiller et une toison remplie de puces pour couverture », le salut d’un père et d’un amant, Oneglia, Saint-Etienne une ville noire empestée de charbon, Hyères, Florence et la séduction, le monstre fumant du Stromboli, l’Etna, le cratère du Frumento, Linguaglossa, l’école française de la police, « Ce qui m’agace le plus, ce ne sont pas les puces, je m’en débarrasse à l’aide de l’insecticide, ce sont les gendarmes, ces êtres fourmillent, on les voit se promener par deux à l’entrée et à la sortie de tous les villages », Catane, Termini Imerese, Santo-Stefano, 36 kilomètres à dos de mulet, Milazzo, les mendiants qu’il ne faut pas confondre avec les frères mendiants…

La mort et le refus des « éloges au bord des tombes », l’après, le travail de géographe et de journaliste, le mensonges des cartes, « Elles tracent des lignes improbables où se confondent prétentions hégémoniques, organisations pyramidales destinées à l’appropriation des terres et des richesse », le voir pour connaître…

L’auteur n’échappe pas à certains clichés, le jargon des dialectes et les patois les plus laids, l’éducation virile, la punition jusqu’au fouet des enfants, l’éducation autoritaire…

Des textes à savourer lentement, comme un voyage d’un autre temps.

Elisée Reclus : Lettres à Clarisse

Classiques Garnier, Paris 2018, 182 pages, 32 euros

Didier Epsztajn

Auteur : entreleslignesentrelesmots

notes de lecture

Une réflexion sur « Nul planisphère ne saurait rendre compte du foisonnement du réel »

  1. cher Didier, je te remercie de marquer l’existence (ici, plutôt l’oubli) du féminin. Tu es un allié précieux.

    Florence qui t’embrasse

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