Éric Zemmour, le voleur d’histoire

Avec l’aimable autorisation de l’auteur

Dans un article publié par Le Figaro le 14  novembre 2013, Eric Zemmour écrivait : « L’Histoire – arrachée de gré ou de force aux historiens professionnels – est en train de (re)devenir l’arme politique qu’elle fut à la veille de la Révolution, et plus encore au XIXe siècle, lorsque les grands historiens comme Michelet préparèrent les esprits à l’avènement de la République. »

Son dernier ouvrage, Destin français (Albin Michel, 576 p., 24,50 €), peut être lu comme une mise en œuvre de cette volonté de discréditer toute une profession. Selon lui, les historiens de métier « ont titres et postes. Amis et soutiens. Selon la logique mafieuse, ils ont intégré les lieux de pouvoir et tiennent les manettes de l’État. Ils appliquent à la lettre le précepte de George Orwell dans 1984 : « Qui contrôle le passé contrôle l’avenir. Qui contrôle le présent contrôle le passé. » » Il ajoute que, depuis quarante ans, les historiens professionnels ont utilisé cette fantastique puissance pour opérer « un travail de déconstruction » qui « n’a laissé que des ruines ».

N’hésitant devant aucun sacrifice, Eric Zemmour a décidé de se dresser courageusement contre ce nouveau pouvoir. La thèse centrale de son livre, c’est qu’il n’y a jamais rien de nouveau sous le soleil. Étant donné que « l’histoire de France repasse toujours les mêmes plats », on peut lire dans le passé les catastrophes du futur. Voilà pourquoi Destin français débute par un chapitre sur le pauvre Roland qui, à Roncevaux, aurait payé de sa vie son combat pour que l’Europe chrétienne ne devienne pas -musulmane. Et l’ouvrage se termine par les musulmans d’aujourd’hui qui nous menacent à nouveau. Après le couplet habituel du « C’était mieux avant », que M. Zemmour entonne en évoquant avec nostalgie la banlieue de son enfance, il décrit l’invasion des quartiers populaires par ces -immigrés, qui veulent faire la loi dans notre pays, en imposant leurs prénoms, leur religion, etc.

Cette manière d’utiliser l’histoire repose sur nombre d’approximations et d’amalgames. Par exemple, les historiens de métier ont démontré qu’en 778, ce n’était pas des « Sarrasins », mais sans doute des guerriers basques, qui avaient tué Roland à Roncevaux. Or, Zemmour s’appuie sur la légende qui a colporté ce mythe, rédigée trois siècles plus tard, pour en faire un acte de résistance d’une Europe qui « tremble solidairement avec ceux qui s’efforcent de s’émanciper de la domination islamique dans la péninsule ibérique ».

La Posture du héros bâillonné

Une autre caractéristique de cette rhétorique réactionnaire consiste à utiliser des faits vrais, souvent dramatiques, mais exceptionnels, en tout cas très minoritaires, pour en rendre responsable l’ensemble d’une communauté. Le fait qu’un petit nombre d’activistes puissent mobiliser aujourd’hui l’islam pour rallier à leur cause des populations laissées à l’abandon dans les quartiers populaires est une réalité. Mais stigmatiser l’ensemble des Français musulmans en les rejetant hors de notre histoire ne peut que renforcer ces replis identitaires.

L’acharnement d’Eric Zemmour contre les historiens de métier s’explique avant tout parce qu’il sait parfaitement qu’aucun d’entre eux ne pourrait valider l’usage qu’il fait de l’histoire pour justifier ses obsessions politiques. Puisqu’il ne peut lutter sur le plan du savoir, il ne reste que la polémique, le discrédit. Quand on sait la puissance des réseaux dans lesquels ce journaliste est installé, il est assez cocasse de découvrir, dans son livre, le pouvoir qu’il nous attribue, à nous autres, enseignants-chercheurs qui sommes, pour la plupart, quasiment bannis des grands médias, qui publions nos textes dans des revues spécialisées, qui passons nos vies dans les salles d’archives et les salles de cours, loin des sunlights et des plateaux de télévision.

Ce n’est pas l’histoire, mais M. Zemmour qui, depuis des années, « ressert les mêmes plats », nourris des mêmes obsessions, des mêmes insultes. On peut donc se demander pourquoi ses écrits sont relayés par beaucoup de journalistes avec autant de complaisance. La première raison tient évidemment au fait qu’il est puissamment soutenu par tous ceux qui préfèrent qu’on focalise le débat public sur l’islam ou l’immigration plutôt que de mettre en cause les privilégiés de la fortune ou de dénoncer l’aggravation des inégalités sociales. Il faut toutefois ajouter que la prose zemmourienne est également relayée par ceux qui n’ouvrent même pas ses livres, qui ne partagent pas ses obsessions, mais qui exploitent le côté sulfureux du personnage.

Une troisième raison tient au type de réponse qu’apportent ceux qui polémiquent constamment avec Zemmour et consorts. Depuis les années 1980, la crise du marxisme et le déclin du mouvement ouvrier ont incité une partie de ceux qu’on appelait auparavant les « intellectuels de gauche » à se placer sur le terrain identitaire que le Front national a commencé à labourer dès cette époque. Il faudra bien qu’un jour cette mouvance « post-coloniale » fasse un bilan de ces trente années de polémiques identitaires.

Croire qu’on pourrait inverser la tendance en censurant M. Zemmour, comme le prônent les auteurs d’une pétition récente, me semble illusoire. L’un des enseignements que l’on peut tirer de l’histoire de France – et qu’on ne trouvera évidemment pas dans son livre –, c’est en effet que ce type de journalistes pamphlétaires adore cultiver la posture du héros bâillonné par ceux qu’il dénonce. Ce profil est né dans les années 1880 avec Édouard Drumont, le fondateur du nationalisme antisémite, au moment même où s’est installée la démocratie parlementaire dans notre pays. Dans La France juive, Drumont évoque avec nostalgie le vieux Paris souillé par l’immigration juive dans le quartier du Marais. Il accuse les juifs de former une nation dans la nation. Il affirme que les juifs ont pris le pouvoir dans la banque, dans l’administration, dans la politique, mais que personne n’ose le dire car les vrais Français ont peur des représailles. Drumont ajoute que le mythe naïf des droits de l’homme va précipiter la nation française dans l’abîme en facilitant la tâche des envahisseurs. C’est contre ce cataclysme prévisible qu’il se dresse courageusement « pour dire tout haut ce que les Français pensent tout bas ».

La science face au roman

La France juive fut le premier best-seller dans le domaine des essais politiques sous la IIIe République. La notoriété de Drumont fut servie par ses provocations, ses insultes, ses scandales. Les procès et les duels intentés par ceux qui étaient l’objet de sa haine lui permirent de cultiver sa posture de victime du lobby juif portant atteinte à la « liberté d’expression ». Beaucoup de journalistes républicains, qui ne partageaient pas les obsessions de Drumont, acceptèrent néanmoins de promouvoir ce personnage sulfureux, car il générait de l’audience. Ce qui contribua ainsi fortement à ancrer dans l’opinion la thèse du « problème juif ».

Certes, le nationalisme antimusulman de M. Zemmour est moins violent que l’antisémitisme de Drumont, car il existe aujourd’hui des lois réprimant le racisme. M. Zemmour a d’ailleurs été condamné, en 2011, par le tribunal correctionnel de Paris pour « provocation à la haine raciale », ce qui a contribué à calmer ses ardeurs et à mieux choisir ses mots pour humilier celles et ceux qu’il ne supporte pas.

L’histoire montre aussi que la réponse la plus efficace a été trouvée quand les représentants du mouvement social et des organisations humanitaires sont parvenus à construire un front commun contre les dérives identitaires de tous bords. La volonté d’arracher l’histoire aux historiens de métier s’explique finalement parce que, depuis plus d’un siècle, la recherche savante s’est développée en s’opposant aux usages identitaires de l’histoire que véhiculait le roman historique. C’est cette conception surannée de l’histoire que cherche à réhabiliter M. Zemmour, en campant la France comme un personnage imaginaire, doté d’une identité stable et immuable, et non comme une communauté d’individus.

Il déplore d’ailleurs explicitement le passage d’une histoire de France à une histoire des Français, comme si l’une pouvait aller sans l’autre ! Affirmer que les historiens ne s’intéresseraient plus à l’histoire de France est donc faux. Mais ils l’examinent à partir de nouveaux points de vue, qui permettent aux lecteurs de décentrer leur regard, d’enrichir leurs connaissances, de devenir ainsi plus tolérants.

Défendre une histoire de France ignorant les Français dans leur infinie diversité, c’est aussi une façon d’invalider la possibilité même d’une histoire populaire de la France,que les historiens, dont je fais partie, s’efforcent pourtant de développer depuis longtemps dans leurs recherches. Elle n’est au service d’aucune cause, mais entend simplement comprendre comment s’est construit le peuple français, dans toute sa complexité : l’extrême diversité des apports qui se sont fondus en son sein y a sa place au même titre que les discriminations, les injustices, les luttes sociales, mais aussi les solidarités, qui ont tissé la toile dont nous avons hérité et dans laquelle nous sommes toujours pris.

Gérard Noiriel

Article précédemment publié dans Le Monde

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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