Après l’affaire Baupin, les victimes ne doivent plus être prescrites

Nous l’affirmons haut et fort, avec d’autres féministes et associations qui ont lancé plusieurs pétitions: les durées de prescription concernant les dénonciations de crimes sexuels sont beaucoup trop courtes.

En mai 2016, Isabelle Attard, Sandrine Rousseau, Elen Debost, Annie Lahmer, ainsi que quatre autres femmes qui avaient témoigné de façon anonyme, avaient dénoncé, dans Mediapart et sur France Inter, les agissements de Denis Baupin, ex-figure des Verts. Parmi celles qui ont décidé de s’exprimer ouvertement, Sandrine Rousseau, l’une des actuelles porte-parole d’EELV, dénonce des faits qui remontent à octobre 2011 : « Il m’a plaquée contre le mur en me tenant par la poitrine et a tenté de m’embrasser dans le couloir, durant une pause, alors que j’animais une réunion. J’en ai parlé à deux membres de la direction du parti. L’un m’a dit : « Ah il a recommencé ». L’autre : « ce sont des choses qui arrivent très souvent ». » Elen Debost, adjointe à la mairie du Mans depuis 2014, raconte avoir été victime de faits pouvant relever de harcèlement sexuel, tel que défini par l’article 222-23 du Code pénal : « Je me sentais coupable de recevoir ces SMS d’incitation sexuelle alors que je lui avais dit que je n’étais pas intéressée. Des propos plus que graveleux comme « j’aime ton cul ». Isabelle Attard, députée du Calvados depuis juin 2012, élue sous l’étiquette EELV, parti qu’elle a quitté en novembre 2013. Elle raconte elle aussi avoir reçu des dizaines de SMS de Denis Baupin pendant près d’un an et demi. « Du harcèlement quasi quotidien par SMS, qui commence en juin 2012 et qui a duré jusqu’en fin novembre 2013, quand j’ai quitté EELV. Je savais que nous étions plusieurs députées et une collaboratrice à recevoir ces SMS (« tu me résistes, j’aime bien ça »). Beaucoup se sont tues pour ne pas blesser sa compagne. » Annie Lahmer, militante chez les Verts depuis plus de 25 ans et, à la fin des années 90, salariée du parti, côtoie souvent Denis Baupin : « S’entendre dire qu’on n’aura jamais de poste parce qu’on n’a pas voulu coucher avec lui… Je crois que même chez nous les Verts, on n’arrive pas à différencier le harceleur du séducteur. On entend même dire : ‘si elles n’ont pas porté plainte, c’est que ce n’est pas vrai’. »

Suite à ces révélations, Denis Baupin remettait sa démission de ses fonctions de Vice-Président de l’Assemblée nationale tandis que le parquet de Paris annonçait, mardi 10 mai, l’ouverture d’une enquête préliminaire : « L’enquête va s’attacher à recueillir les témoignages des victimes présumées qui se sont exprimées dans les médias, à vérifier les dates et lieux de la commission des faits allégués et à entendre tout témoin utile ». Cette enquête « portant sur des faits susceptibles d’être qualifiés d’agressions sexuelles, harcèlements sexuels, appels téléphoniques malveillants » était confiée à la brigade de répression de la délinquance contre la personne (BRDP). Début juin, Isabelle Attard, Elen Debost et Sandrine Rousseau, portaient plainte pour harcèlement sexuel et agression sexuelle. Une nouvelle plainte était déposée en septembre par Véronique Haché. Mais pour ce type de délits, la prescription applicable était de trois ans à l’époque.

C’est donc sans surprise que le Parquet de Paris classait sans suite la procédure pour prescription, ce 6 mars. Il n’en fallait pas moins à Monsieur Baupin pour clamer son innocence par la voix de son avocat : « les quatre plaintes déposées à son encontre ont donc été considérées par la justice comme infondées et par conséquent classées sans suite ». Avant de conclure « Monsieur Denis Baupin est satisfait que son innocence soit prouvée ». Or, le procureur de Paris a pris soin de souligner que « les faits dénoncés, aux termes de déclarations mesurées, constantes et corroborées par des témoignages, sont pour certains d’entre eux susceptibles d’être qualifiés pénalement. » Seule la prescription des faits ici justifie ce classement sans suite. Rien, dans ce communiqué du parquet, n’innocente donc Denis Baupin. La parole des victimes a été entendue, mais elle est malheureusement venue trop tard pour que la Justice ne s’en saisisse, ce qui a provoqué à juste titre de nombreuses protestations d’associations et de féministes. Ceci n’est pas sans rappeler une autre affaire de prescription qui avait choqué l’opinion publique, une plainte que le parquet de Paris avait décidé, le 13 octobre 2011, de classer sans suite : celle pour tentative de viol déposée par Tristane Banon contre Dominique Strauss-Kahn. Le Parquet avait reconnu que « les faits ont une connotation sexuelle non discutable et peuvent être analysés comme un délit d’agression sexuelle », mais ne pouvaient être poursuivis car frappés de la prescription de trois ans.

Ce parallèle avec l’affaire Banon/DSK sera le cœur de notre propos : ces affaires révèlent à la fois une urgence et un scandale politique d’état. Ce n’est pas le système judiciaire ni les juges qui ont fait défection à la Justice ici, c’est la loi. Nous l’affirmons haut et fort, avec d’autres féministes et associations qui ont lancé plusieurs pétitions: les durées de prescription concernant les dénonciations de crimes sexuels sont beaucoup trop courtes.

Pourquoi ?

Parce ce que après des décennies de recherches, travaux et accompagnements auprès des victimes, on sait désormais que ces crimes ne sont pas des crimes comme les autres. Ils sont massivement commis par des hommes en situation d’autorité, sur des personnes vulnérables, le plus souvent mineures. On sait désormais que ces crimes atteignent les victimes au plus profond d’elles-mêmes, que leur traumatisme est paralysant, durant des mois, des années entières même. On le sait désormais, les victimes ont besoin de temps, comme l’a montré aussi récemment l’histoire de Flavie Flament, temps pour récupérer de ces agressions terrassantes, temps de surmonter la sidération, temps pour se soigner, pour se reconstruire, pour trouver les forces de, enfin, au bout d’un long chemin douloureux, réussir à parler et à dénoncer.

Tous ces efforts sont à la charge entière des victimes, ce qui est d’une injustice inouïe quand on y pense, car tout ce temps du trauma, de la récupération et de la reconstruction est pris sur le temps de leur vie de tous les jours, sur le temps des études, sur la force de travail, sur l’épanouissement personnel et familial, sur un temps dont elles auraient pu faire tellement d’autres choses que de survivre et d’abréagir à leurs traumas. Le grand public l’ignore souvent mais il est incroyablement handicapant de vivre au quotidien, tourmenté d’une mémoire traumatique, ce qui veut dire que notre société non seulement laisse faire ces crimes, ne condamne pas leurs agresseurs, ne protège pas les victimes, mais en plus les abandonne, notamment en les laissant survivre à leurs propres frais et puis quand après des efforts épuisants et au prix d’un courage inouï, au prix de vies familiales et professionnelles mutilées, quand finalement elles se relèvent et trouvent la force et le courage de parler et de dénoncer eh bien non, c’est trop tard, c’est fini pour elles, tous leurs efforts n’auront servi à rien, la justice ne peut plus les entendre. Leurs agresseurs sont protégés par ce temps qu’elles ont mis à se relever. Le message envoyé par la loi, c’est à dire par l’ensemble du corps social aux victimes, est terrible.

Le temps de la loi est du côté des agresseurs et le temps joue pour eux. C’est pourquoi, il faut changer la loi car la loi est injuste parce que du côté du temps de l’agresseur: le temps joue pour les agresseurs et il joue contre les victimes. Il est temps de rééquilibrer la loi, il est temps qu’elle prenne enfin compte du temps des victimes, en rallongeant les délais de prescription. Il est temps que les agresseurs ne vivent plus dans l’impunité, il est temps que la honte, et aussi la peur, changent de camp, il est temps qu’ils craignent qu’un jour elles parlent et que cette parole soit entendue à n’importe quel moment, il est temps que les agresseurs ne se sentent plus protégés par nos institutions, archaïques et patriarcales, d’un autre temps… Il est temps qu’advienne le temps de l’égalité, entre les justiciables, entre les agresseurs et les victimes, entre les hommes et les femmes.

Yaël Mellul Présidente de l’association « Femme&Libre »

Lise Bouvet Politiste et philosophe

Publié par le Huffington Post, le 7 mars 2017.

https://lisefeeministe.wordpress.com/2017/03/07/apres-laffaire-baupin-les-victimes-ne-doivent-plus-etre-prescrites/

Auteur : entreleslignesentrelesmots

notes de lecture

2 réflexions sur « Après l’affaire Baupin, les victimes ne doivent plus être prescrites »

  1. Il faut compléter le chiffre « 2011 » dans la phrase « Sandrine Rousseau, l’une des actuelles porte-parole d’EELV, dénonce des faits qui remontent à octobre 201 : « Il m’a plaquée… »

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