Droit au retour contre nettoyage ethnique


« Le ghetto est une création des élites politiques qui ont cherché à restreindre au coeur des villes la mobilité résidentielle des Noirs, tandis que les Blancs étaient financièrement aidés pour déménager dans les banlieues. En d’autres termes, le ghetto n’est pas le produit des gens qui y vivent, mais celui de ceux qui n’y vivent pas. C’est la poubelle géographique du racisme institutionnel et de l’oppression économique », Tim Wise, Black Commentator.

 Les eaux ne se sont pas encore retirées de La Nouvelle-Orléans que, le 10 septembre, apparaissent dans les rues de la ville d’étranges patrouilles d’hommes en armes que ne contrôlent ni la police, ni l’armée. Ce sont les mercenaires de la société Blackwater (littéralement «eau noire», cela ne s’invente pas), de retour d’Irak où ils officiaient pour le compte de compagnies privées américaines. Pour les journalistes qui les croisent et qui s’entretiennent avec eux, leur présence est étonnante. Que protègent-ils ? Quelle est leur mission ? Qui sont leurs employeurs ? Surprise… ils portent un badge de l’État de Louisiane qui les a engagés. D’autres structures étatiques sous-traitent d’ailleurs elles aussi, de la même façon, l’« ordre public ». Le Department of Homeland Security agit de même et le justifie en expliquant qu’il répond ainsi « à une demande de sécurité en utilisant des forces mixtes». Des hôtels et des propriétaires de luxueuses maisons ont également engagé des milices privées. L’assureur Axa veille sur les trésors du musée de La Nouvelle-Orléans grâce à une troupe composée d’anciens marines et d’anciens policiers de New York. Blackwater ne fait pas mystère de sa présence à La Nouvelle-Orléans et revendique ouvertement sur son site une participation « aux opérations de secours » (www.blackwaterusa.com). À l’évidence, les manoeuvres de l’après-Katrina quant au devenir économique (donc immobilier), social (donc racial) et politique (donc « démocrate ») de la ville ont commencé. Dans l’immédiat, les sociétés rapaces sont à l’affût des crédits fédéraux – on parle de 200 milliards de dollars d’aides fédérales pour les années à venir. Parmi elles, la reine de la captation de fonds public, Halliburton, qui s’est joyeusement taillé la part du lion avec les premiers subsides. Fin septembre, Business Week proposait déjà aux investisseurs boursiers une première liste d’entreprises qui allaient profiter de la reconstruction.

Citons, parmi d’autres, Manitowoc (infrastructures), Quixote (constructeur d’autoroutes), Caterpillar (équipementier, « car une demande d’équipements électriques doit être anticipée » ajoute l’hebdomadaire financier), Astec (équipementier). Les secteurs d’activité de ces entreprises indiquent à leur manière l’ampleur des dégâts qu’a connus la ville. « Bien que personne ne souhaite, selon Business Week, apparaître comme profitant de la tragédie, ces sociétés joueront un rôle dans la reconstruction»…, il est donc conseillé d’acheter des actions de ces sociétés. C’est, dans un premier temps, de la reconstruction des infrastructures que naîtront les profits boursiers. Mais à plus long terme que faire de cette ville ? Le débat est lancé.

Un Las Vegas du Sud ?
Avec 67% d’Afro-Américains, 326000 habitants, dont le revenu moyen annuel est de 11 332 dollars, soit un tiers de celui de la population blanche, La Nouvelle-Orléans est d’abord une ville noire, donc pauvre.

Les principaux pourvoyeurs de travail à La Nouvelle-Orléans sont le port, le secteur pétrolier, celui de l’éducation, sans oublier celui du tourisme. En expansion, celui-ci emploie de plus en plus (14 % des emplois de la ville), au point que certains évoquent la possibilité de transformer La Nouvelle-Orléans en Las Vegas du Sud (Wall Street Journal). Aujourd’hui, seule la société Harrah’s Entertainment Inc. est solidement implantée. Un porte-parole de la Las Vegas Sands Inc. – qui gère des casinos – a déjà annoncé que sa société pourrait s’installer à La Nouvelle-Orléans, pour autant que « les conditions soient correctes ». On devine dans ces propos que le taux de taxation des revenus des jeux est encore trop élevé comparé à celui du tout proche Mississipi. L’installation d’un casino ne se limite en effet pas à l’ouverture d’espaces de jeux, elle s’accompagne de la construction d’hôtels, de restaurants et de magasins et, remarque le porte-parole de la société, « nous avons la capacité de mener à bien de tels projets à cette échelle ».

Début octobre, le maire annonçait spectaculairement son plan de relance de la ville qui comporte une mesure phare : tous les hôtels de plus de 500 chambres pourraient désormais ouvrir des activités de jeux. Neuf hôtels seraient concernés par cette nouvelle « liberté de commerce » qui risque d’accentuer la concurrence entre les maisons de jeux et la corruption.

Les riches sont restés au sec
Selon le recensement de 2000, 53,47% des 215091 logements de la ville sont en location et les logements vides (12%) se concentrent dans les quartiers blancs. 50% des 87500 propriétaires occupant leur logement n’ont pas d’assurances contre les inondations et il est probable que la plupart d’entre eux doivent considérer qu’ils n’ont plus de bien puisque ne disposant pas des ressources nécessaires pour reconstruire leur maison. Au total, nous avons donc affaire à une population qui, dans son plus grand nombre, ne retrouvera pas de logement à son retour, si retour il y a.

Les locataires ne peuvent attendre de leurs propriétaires une rénovation rapide de leurs habitations. Les terrains sur lesquels sont concentrés les logements de la partie la plus pauvre de la ville ont été inondés et ses habitants ont fui de gré ou de force. Cette « libération sociale et raciale » de territoires causée par Katrina constitue d’ores et déjà une divine surprise pour ceux qui rêvent depuis longtemps d’un autre destin pour La Nouvelle-Orléans.

La destruction, ou dans le meilleur cas l’endommagement, de la majeure partie du parc immobilier est une occasion pour transformer la ville. Le président du New Orleans Business Council, Jimmy Reiss, ne dit pas autre chose lorsqu’il déclare qu’il faut « utiliser cette catastrophe comme une et unique chance de changer la dynamique de la ville ». Cette vision est partagée par Bruce Katz, un expert du Brookings Institute, qui parle plus clairement : « Règle n° 1, ne pas répéter les erreurs du passé, éviter l’hyper concentration de pauvreté […] et choisir la création de quartiers économiquement intégrés. » Le Wall Street Journal confirme, avec nuance, cette option: « La grande inconnue est le taux de retour de la diaspora de la ville et comment elle pourra retrouver un logement et un emploi. Un fort pourcentage de résidents à bas revenus était locataire. Réduire la concentration de pauvres peut également résoudre les problèmes sociaux de la ville. Mais en même temps la ville a besoin d’un large panel de salariés tant pour ses hôtels et restaurants que ses bureaux et commerces. »

Pour Naomi Klein, l’auteure de No logo, une révolution urbaine est déjà à l’œuvre. La répartition sociale dans l’espace urbain qui colle à une géographie désavantageuse des logements pour les factions pauvres de la ville constitue un facteur déterminant. Celui-ci, écrit-elle, se conjugue à une politique discriminatoire, de la gestion des retours des réfugiés: « La Nouvelle-Orléans offre déjà des signes de changements démographiques que certains évacués décrivent comme un “nettoyage ethnique”. Bien avant que le maire Ray Nagin appelle une seconde fois à l’évacuation, les gens qui revenaient massivement dans des zones non-inondées étaient pour la plupart des Blancs, alors que ceux qui n’avaient pas de maisons pour rentrer étaient majoritairement des Noirs. Nous sommes convaincus que cela ne relève pas d’un complot mais c’est simplement un fait géographique. Les zones sèches sont dans les quartiers les plus blancs (le Quartier Français, le Garden District, Audubon, et les banlieues de Jefferson Parrish, où les gens ont été autorisés à revenir). Dans quelques zones non inondées, comme Algiers, il existe de larges communautés afro-américaines à bas revenus, mais dans les milliards consacrés à la reconstruction, il n’y pas de crédit pour le rapatriement des ceux qui se sont réfugiés dans des zones d’accueil très éloignées. Aussi, même si leur retour était autorisé, ils ne pourraient revenir » (The Nation).

L’expulsion des Noirs les plus pauvres ne doit pas pour autant conduire les entreprises à renoncer à une force de travail bon marché. Pour James Cusick du Herald Sunday, «dans le débat sur reconstruction ou non, il est en réalité suggéré que la nouvelle Nouvelle-Orléans devra ressembler à une ville modèle du Japon ou d’Europe où les voyageurs, à travers des transports ferroviaires ultra-rapides, peuvent rejoindre en moins d’une heure leur travail situé à 130 ou 160 kilomètres de chez eux. Ce qui est proposé c’est une Nouvelle-Orléans moins peuplée, bien protégée, qui conserve son identité culturelle, sa richesse et ses précieux touristes ; la force de travail sous-payée, en majorité noire, précédemment logée sur les basses terres, gangrenées par le crime, étant expulsée vers des nouveaux ensembles urbains constitués de plusieurs villes ».

Il y a aux États-Unis des précédents de « nettoyage social urbain » à la suite de catastrophes naturelles. James Cusik revient ainsi sur les suites de l’ouragan Hugo qui, en 1989, avait touché Charleston en Caroline du Sud. À l’époque, outre les 6 milliards de dollars de dégâts, on avait déploré 55 000 sans-abris. Comme à La Nouvelle-Orléans, la segmentation sociale à Charleston était profonde et Hugo, en détruisant une partie substantielle du parc de logements locatifs bon marché, avait transformé la physionomie sociale de la ville. À leur retour, les locataires de ces habitations disparues avaient vu le loyer dans leurs nouveaux logis passer de 275 dollars à 485 dollars par mois en moyenne. Quant aux autres… Le taux de vacance des appartements s’était écroulé en raison d’une faible offre pour une nouvelle forte demande. Cet assèchement de l’offre provenait, en partie, d’une nouvelle réglementation plus contraignante en matière d’habitat, une façon de limiter les reconstructions à des investisseurs dotés de capitaux qui seuls pouvaient y satisfaire.

James Cusik estime qu’on peut envisager, par exemple, qu’à La Nouvelle-Orléans l’obligation de reconstruire les habitations sur des piliers d’une certaine hauteur ou d’imposer un niveau de résistance au vent rendrait les coûts de reconstruction prohibitifs pour de simples particuliers, libérant ainsi la voie pour les spéculateurs immobiliers. Si le souci de protéger les habitations contre les éléments naturels peut sembler louable, il apparaît donc qu’une politique urbaine protectrice peut dissimuler une exclusion sociale si elle n’est pas articulée à une politique sociale soucieuse de l’intérêt du plus grand nombre. D’autres exemples pourraient illustrer comment des mesures « écologiques » peuvent aggraver ou produire un « apartheid social ».

La question du foncier et de l’immobilier constitue donc une question clé. Bien avant Katrina, Judah Hertz, président de Hertz Investment Group, société basée en Californie, avait commencé à investir à La Nouvelle-Orléans en déboursant 155 millions de dollars pour acquérir quatre immeubles de bureaux au centre-ville, dont l’un abrite un centre commercial comportant 65 magasins. L’opération avait, à l’époque, surpris les agents immobiliers locaux. L’un d’entre eux avait observé : « C’est vraiment inhabituel pour nous d’acquérir autant sur un seul marché » (Times Picayune). Hertz avait également investi pour revitaliser les casinos de La Nouvelle-Orléans. En 2000, ses projets dans le secteur du jeu au Nevada avaient été refusés par les autorités locales de régulation en raison de « ses liens avec le crime » (Times Picayune). Acheter à bas prix pour revendre au plus haut est la spécialité de Judah Hertz et, à ses yeux, La Nouvelle-Orléans est une véritable niche de plus-values immobilières. Peu regardant sur les véritables motivations du personnage, le maire s’est empressé de le rencontrer dès que Hertz a débarqué à La Nouvelle-Orléans. Il s’est même publiquement félicité de l’arrivée du spéculateur : « L’expérience de Judah et son professionnalisme combinés à son intérêt croissant pour notre ville stimuleront le marché. » Depuis, Katrina ne semble pas avoir contrarié les calculs de l’investisseur : « Je suis à la hausse sur La Nouvelle-Orléans », déclarait-il au Wall Street Journal au lendemain du cataclysme. D’une part, Hertz attend beaucoup des assurances pour les dommages subis par ses immeubles. Ensuite, les prix vont monter à La Nouvelle-Orléans. En effet, pour Bruce Rutherford, agent immobilier, le marché va rebondir car, en raison de la destruction d’immeubles qui ne seront pas reconstruits de sitôt, les offres de bureaux vont se raréfier tandis que la demande sera plus forte. En effet, La Nouvelle-Orléans restera, malgré l’épreuve, un des premiers ports du pays. On peut donc craindre que la présence inattendue de cet affairiste immobilier attire d’autres spéculateurs qui pèseront sur les choix de la reconstruction.

La rencontre de Dallas
Une surprenante réunion s’est tenue le 12 septembre à Dallas (Texas) entre les représentants des familles les plus riches de La Nouvelle-Orléans, des compagnies pétrolières, des banques de la ville et de l’administration Bush. Il s’agissait de discuter de l’avenir de la cité. Le maire, Ray Nagin, était présent. Le Wall Street Journal a confirmé l’existence de cette rencontre qui se voulait discrète. Elle a rassemblé 60 personnes, majoritairement blanches, qui ont discuté de l’avenir d’une ville majoritairement noire. Cette assemblée était présidée par Jimmy Riess, le très actif porte-parole du business orléanais, pour qui l’affaire est entendue : « La nouvelle ville doit être différente, avec des services meilleurs, et moins de pauvres. Ceux qui veulent reconstruire la ville souhaitent qu’elle le soit de façon différente : démographiquement, géographiquement et politiquement… » Riess, rappelons-le, est également le patron des transports publics à La Nouvelle-Orléans, lesquels ont cruellement fait défaut lors de l’évacuation de la ville.

On devine à travers les déclarations de cet individu que le bilan de l’évacuation de La Nouvelle-Orléans a dû être jugé positif puisqu’il a permis de se débarrasser des résidents les plus pauvres de la ville. C’est aux lendemains de cette réunion que le maire, invoquant le manque de ressources, a licencié 3 000 employés municipaux sur les 6 000 que comptent les effectifs de la ville. Un des principaux sujets de préoccupation pour cet aréopage de décideurs a été la gestion des aides fédérales que la gouverneure de l’État contrôle au grand dam de Nagin et de ses compères. Bien qu’ils appartiennent au même parti, les relations entre la gouverneure et le maire sont tendues, Nagin ayant soutenu l’opposant républicain à Blanco lors des dernières élections. De plus, c’est l’État qui prélève les taxes sur les casinos, lesquelles seraient une manne stratégique si ce secteur venait encore à se développer. Les dissensions qui apparaissent ici ou là entre les équipes dirigeantes (l’État et la ville) ne se fondent pas sur une vision bien différente de l’avenir de la Louisiane ou de La Nouvelle-Orléans, mais relèvent des appétits de pouvoir de chacun des clans qui ne retrouvent leur unité que contre les pauvres et les autres couches de la population dont l’existence même fait obstacle à leurs ambitions.

On comprend alors comment la division partidaire entre démocrates et républicains ne repose ni sur des différences idéologiques fondamentales ni sur des questions essentielles, que ce soient le type de développement économique et les bénéficiaires de celui-ci, la question des droits sociaux et des services publics ou encore celle la démocratie comme mode de fonctionnement fondamental permettant l’expression et l’association du plus grand nombre aux décisions. Margaret Kimberley (www.blackcommentator.com) constate que « si Clinton voulait aider La Nouvelle-Orléans, il aurait dû refuser de se joindre au club des anciens présidents. Il aurait pu être la voix de la nation indignée et outragée. Comme ancien président, il était qualifié pour demander pourquoi le Department of Homeland Security n’avait pu assurer la sécurité des côtes du golfe du Mexique ». Elle conclut brutalement sur les deux partis dominants en écrivant que l’un d’entre eux est « fier de sa méchanceté, alors que l’autre dit ne pas l’être, mais proclame sa volonté de tirer sur les réfugiés », faisant ici référence aux déclarations de Blanco sur le libre droit donné aux gardes nationaux à tirer sur tout ce qui bouge.

La volte-face du maire de La Nouvelle-Orléans qui a fait, sans encombre particulier, le trajet du Parti républicain au Parti démocrate illustre bien cette gémellité entre les deux partis dominants, même si aux yeux du plus grand nombre des Afro-Américains le vote démocrate reste encore majoritairement acquis. Reste que le simple billet aller qu’ont pris des milliers d’électeurs noirs pour les États où ils ont trouvé refuge bouleversera les équilibres électoraux en faveur des républicains qui observent le phénomène d’un œil intéressé. Nagin devra alors faire, lui, le chemin retour vers le Parti républicain…

Katrina : la pensée néolibérale enfonce le clou
Pour les néoconservateurs de l’Heritage Foundation (www.heritage.org), très influente dans l’administration Bush, Katrina et ses destructions massives constituent une nouvelle occasion de développer leurs idées. Très vite, dans la foulée des événements dramatiques de fin août 2005, la fondation a fourni plusieurs notes consacrées à la catastrophe qui dénoncent violemment les quelques lois sociales et écologistes existant aux États-Unis.

Ces notes énoncent sur un ton comminatoire ce que devrait faire l’administration Bush. On sait qu’à l’occasion de l’ouragan, cette frange conservatrice a jugé sévèrement l’action de Washington qui, à ses yeux, s’est trop investie dans le secours aux sinistrés au risque d’augmenter les dépenses fédérales. Cette critique porte sur un double constat : d’une part, dans l’immédiat, Washington risque de creuser le déficit budgétaire et ainsi relancer une pression inflationniste sur l’économie ; d’autre part, l’action du gouvernement fédéral – du moins sa mise en scène – redonne, à sa manière déformée, une légitimité à l’action publique que les néoconservateurs croyaient avoir enterrée.

Bien entendu, ces reproches ne sont pas fondés. Concernant l’aide fédérale, Bush a d’ores et déjà annoncé que le déficit budgétaire ne serait pas augmenté, les aides accordées étant compensées par des coupes sombres dans d’autres budgets, notamment celui de l’assurance-maladie ; celui de la sécurité, entendons la guerre, étant évidemment préservé. Quant à la relance de l’action publique, si elle fut active, c’est d’abord au profit des entreprises privées et dans la militarisation brutale de La Nouvelle-Orléans et de ses environs qu’elle s’est déployée. Il reste que depuis le début du second mandat de George W. Bush, des nuances et des contradictions internes sont apparues à plusieurs reprises au sein de la droite conservatrice. Katrina et sa gestion ont constitué une nouvelle occasion pour celles-ci de s’exprimer, une fraction de la droite américaine souhaitant, face aux difficultés, radicaliser la révolution conservatrice.

Pour la Heritage Foundation, si l’ouragan a des origines naturelles, les réglementations «écologistes» comme la National Environmental Policy Act (NEPA) (L’agence de protection de l’environnement, Environmental Protection Agency (EPA), dont le directeur est nommé par le président, est chargé des problèmes sanitaires d’un point de vue «écologique». Créée en 1970, elle emploie 18000 personnes) et le Clean Water Act (Federal Clean Water Act (CWA) définit la liste des polluants dangereux pour la santé et interdits dans l’eau) ont largement contribué à la catastrophe ; par exemple, «en empêchant l’amélioration des digues qui auraient pu prévenir l’inondation de La Nouvelle-Orléans » au profit du maintien des marais…

Aujourd’hui, après le désastre, pour réussir, la reconstruction doit être dégagée du maximum de contraintes tant au niveau national que local. Si elle approuve Bush et son appel à créer une Gulf Opportunity Zone (« zone d’investissement privilégiée ») qui reconnaît la nécessité d’investissements, la Heritage Foundation souligne que le succès de ceux-ci dépend de « la vision de l’avenir qu’auront les investisseurs et non de choix décidés sur le papier par des planificateurs en chambre ». Pour générer des entreprises et des emplois dans la zone sinistrée, elle en appelle à une « taxation zéro sur les capitaux investis ». La gestion de risques et des catastrophes doit désormais reposer sur une autre conception du rôle de l’État fédéral : « Le gouvernement [fédéral] ne devrait apporter son soutien et son assistance que dans les situations où les possibilités d’action de l’État, du gouvernement local ou du secteur privée sont dépassées. Les États et gouvernement [local] doivent assumer leur rôle premier dans la réponse aux catastrophes. Le gouvernement fédéral doit éviter de fédéraliser les réponses. Les aides financières lorsqu’elles sont nécessaires doivent être apportées de façon à promouvoir la responsabilité, la flexibilité et la créativité. De façon générale, les moyens tels que les crédits d’impôt et programme voucher [allocation de chèques individuels qui s’opposent à toute politique sociale collective; également préférés dans le domaine de la santé en lieu et place d’une couverture sociale générale] qui permettent des financements individuels et familiaux devront être utilisés pour encourager l’innovation du secteur privé et la sensibiliser aux besoins et préférences individuels. » En effet, pour « répondre de façon adaptée aux catastrophes, le gouvernement doit dépenser son argent là où il peut retrouver un retour sur investissement efficace». Dans l’immédiat, « les règlements qui sont des obstacles pour ramener les gens au travail devront être suspendus ou au minimum profilés » car « le besoin criant d’aujourd’hui est d’encourager les investisseurs et les entrepreneurs à rechercher des nouvelles opportunités dans ces villes [La Nouvelle-Orléans et les autres villes ravagées]. Les bureaucrates ne peuvent le faire. La clef est d’encourager la créativité du secteur privé en déclarant, par exemple, La Nouvelle-Orléans et autres zones dévastées, “zones d’opportunités”, dans lesquelles les impôts sur les gains du capital seront éliminés et les règlements supprimés ou simplifiés […] pour une période de 5 ans ».

Face aux aides fédérales annoncées, la fondation s’interroge sur le danger de voir l’engagement fédéral devenir à cette occasion « une énorme machine bureaucratique, inefficace ». Autre secteur qui retient son attention, « les banques et autres institutions financières [qui] ont besoin de pouvoir faire évoluer leur réseau d’agences, d’en ouvrir de nouvelles, de fermer celles qui sont endommagées et cela sans remplir les dossiers requis habituellement par les autorités financières de régulation ».

Sur le terrain, outre les entrepreneurs, ceux qui possèdent «les qualités et la flexibilité pour répondre à la grande variété de besoins immédiatement et à plus long terme » sont notamment « les groupes charitables et religieux, tout comme les personnes… non affiliées à un syndicat ». Autre clé d’efficacité, la gestion des secours doit être militarisée : « La plupart des désastres, dont les attaques terroristes, doivent recevoir des réponses d’urgence. Seuls les désastres catastrophiques, événements qui dépassent les capacités des États et des gouvernements locaux, réclament une réponse militaire à une large échelle. […] Le ministère de la défense devra procéder à une restructuration significative la garde nationale pour la rendre plus efficace. »

Le CATO Institute (www.cato.org), autre lieu de la pensée conservatrice, profite de Katrina pour critiquer vigoureusement un gouvernement fédéral qui se mêle de ce qui ne le regarde pas, ce qui coûte cher: «La guerre contre le terrorisme a constitué une bonne raison pour l’augmentation des dépenses mais ce n’est pas la cause première. Le président Bush a soutenu une augmentation substantielle des dépenses pour l’agriculture, la défense, l’éducation, l’énergie, la sécurité intérieure, le Medicare3, les transports, etc. » Après avoir constaté, sans rire, que sous l’administration Bush, les projets en faveur des digues de Louisiane avaient reçu plus d’argent que ceux d’autres États, l’institut accuse les pauvres : «Qui sont les gens qui ont le plus souffert de l’ouragan Katrina? Les résidents pauvres de La Nouvelle-Orléans, la plupart bénéficiaires de l’aide sociale – les mêmes personnes que le gouvernement a attirées dans une dépendance depuis plusieurs décennies. L’État-providence a appris à des générations de pauvres à se tourner vers lui pour toutes choses – logement, nourriture, argent. Leurs sens de la responsabilité et la confiance en soi ont été atrophiés… » Enfin, un resserrement de l’action publique qui doit se limiter aux missions de guerre civile est préconisé: «Avant l’envoi des troupes qui a calmé les eaux sociales, La Nouvelle-Orléans ressemblait plus à une zone de guerre qu’à une zone de secours…

La principale leçon que nous pouvons tirer de la tragédie est la nécessité d’un retour politique vers un gouvernement fédéral modeste. Un interventionnisme gouvernemental moindre pourra lui permettre d’agir dans des rares moments lorsque la réaction du gouvernement n’est pas seulement demandée mais nécessaire.»

Le droit au retour
La situation des évacués, éparpillés souvent à des centaines de kilomètres de chez eux, est une question cruciale. On estime à plus de 200000 personnes le nombre de ceux qui ont dû fuir leurs quartiers dévastés. La ville qui compte 455000 habitants a été inondée à plus de 80 %. Dans les plans des élites dirigeantes de la ville, nous l’avons vu, il faut faire obstacle à la réinstallation de la majorité d’entre eux. Le droit au retour est donc une revendication sensible et centrale

Pour Ajamu Baraka, animateur de l’US Human Rights Network, qui regroupe plus de 80 associations de défense des droits de l’homme, le droit au retour relève du droit international et notamment des principes définis par les Nations unies qui indiquent que « les autorités compétentes ont le devoir et la responsabilité d’aider les personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays qui ont regagné leur lieu d’origine ou ont été réinstallées à recouvrer, dans la mesure du possible, la propriété et les possessions qu’elles avaient laissées ou dont elles avaient été dépossédées au moment de leur départ » (Principes directeurs relatifs au déplacement de personnes à l’intérieur de leur propre pays, Doc. ONU/CN. 4/1998/53/ Add. 2, 11 février 1998).

On sait que l’administration américaine actuelle n’a que faire de l’ONU. Cependant, pour les victimes de l’ouragan et de la politique ségrégationniste, ces principes reconnus par la communauté internationale constituent un point d’appui.

C’est le sens de la démarche entreprise par la Community Labor United auprès de la commission des droits de l’homme de l’ONU et qui en appelle à l’instance internationale pour faire respecter le droit des communautés exilées. C’est également ce que revendique l’organisation de gauche Solidarity dans une déclaration : « Katrina n’est pas un désastre naturel ». Pour ces socialistes américains, ce sont «les évacués et les communautés noires pauvres qui […] doivent être à la direction de la reconstruction de leur ville. L’aide doit être organisée et centralisée démocratiquement et gérée par les associations qui ont lutté depuis des années à La Nouvelle-Orléans pour la justice sociale, économique et raciale » (www.solidarity-us.org). Il s’agit en priorité de faire obstacle aux plans de redéveloppement de la ville comme « paradis touristique pour l’élite bourgeoise au prix de salaires de misère et d’un nettoyage ethnique ».

Le droit au retour est aussi lié à la question du logement. Pour Ajamu Baraka, les enjeux sociaux sont clairement délimités : « Nous savons qu’il y a, à La Nouvelle-Orléans et ailleurs sur la côte, de puissantes forces qui préféreraient que les communautés pauvres ne soient pas autorisées à revenir. Les propriétaires à moyens et faibles revenus auront particulièrement de difficulté à satisfaire les obligations financières et devront recourir à l’aide de prêteurs; les spéculateurs ont déjà pour cible ces propriétaires désespérés, leur offrant du cash à des taux usuraires. » Naomi Klein, de son côté, indique que si on attribuait les logements vides « possédés par des Blancs, 70000 évacués pourraient revenir sans qu’aucune nouvelle construction ne soit faite » (The Nation).

Enfin, si le retour des milliers d’évacués ne pourra vraisemblablement s’achever avant plusieurs mois, se pose également la question des conditions de l’exercice de leurs droits civiques lors des prochaines élections dans les comtés qui auront vraisemblablement lieu en leur absence. Là encore les principes de l’ONU sont clairs dans ce domaine : « L’exercice des droits suivants par les personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays, qu’elles vivent dans des camps ou ailleurs, ne doit faire l’objet d’aucune discrimination fondée sur leur situation en tant que personnes déplacées […]; d) droit de voter et de prendre part aux affaires gouvernementales et publiques, y compris le droit d’accéder aux moyens nécessaires pour exercer ce droit» (Doc. ONU/CN. 4/1998/53/ Add. 2, 11 février 1998). Seront-ils respectés ?

Pour une reconstruction participative
Certes la tâche de relogement est immense. L’eau potable et l’électricité ne seront sans doute pas rétablies avant plusieurs mois. Mais, à la mesure de la destruction, pour réussir le projet de reconstruction doit être ambitieux techniquement mais aussi d’un point de vue démocratique et social. Élaborés dans la transparence, en associant tous les représentants des évacués, ses objectifs doivent être compréhensibles par le plus grand nombre. Contre toute « diplomatie secrète » – comme cela fut le cas lors de la réunion de Dallas évoquée précédemment –, il faut que ce plan de reconstruction soit public. En outre, pour être socialement acceptable par ceux qui devront patienter pour regagner leurs foyers, la reconstruction doit être planifiée selon un calendrier d’objectifs afin que chacun puisse savoir quand il pourra rentrer chez lui.

Les propositions alternatives pour la gestion de la reconstruction du parc immobilier, sous forme d’une reconstruction participative, en écho au célèbre budget de Porto Alegre, ne font pourtant pas défaut. Celle de la création d’un office municipal ou d’un office de Louisiane chargé de la gestion de la reconstruction est un préalable afin que l’action publique puisse décider et contrôler les chantiers à mettre en œuvre. On peut craindre que la commission créée en ce sens par le maire de La Nouvelle-Orléans soit impuissante puisque son initiateur s’est déjà disqualifié par son faible souci de l’intérêt public.

Si le recours à des entreprises privées, dans la transparence, avec des appels d’offres publics, est inévitable, la question de la création d’« ateliers nationaux », à la mode américaine, ou de la création d’entreprises publiques chargés de la reconstruction est posée. D’autres, pour étayer ces propositions, évoquent l’exemple de la politique de grands travaux menée à l’époque du New Deal ; en 1933, le programme de travaux publics mis en place par le gouvernement fédéral avait permis d’embaucher de très nombreux chômeurs. Ainsi que le remarque un architecte résidant à Baton Rouge, « nous ne demandons pas à la reconstruction de faire du profit, mais de satisfaire les besoins urgents de logement de nos concitoyens ».

Enfin, la question de la reconstruction des quartiers dévastés et des zones inondées doit être débattue de façon contradictoire. Peut-on reconstruire sur les mêmes terrains? Doit-on restaurer les marais comme élément protecteur ? Les digues et le pompage des eaux constituent-ils des moyens, même modernisés, suffisants contre les eaux ? Là encore les arguments d’autorité ne suffisent pas, ils dissimulent trop souvent d’autres visées peu avouables. Un large débat public, où chacun, experts comme simples citoyens, pourrait donner son avis, permettrait de dresser un état des lieux et des moyens disponibles afin de prendre des décisions collectivement approuvées, socialement acceptables et écologiquement responsables.

La Nouvelle-Orléans et ce qui s’y passera dans les années qui viennent constitueront probablement un cas d’école pour la gestion des centres urbains des États-Unis. Certes, de nombreuses expériences catastrophiques dans ce domaine se sont déjà produites de ce côté-ci de l’Atlantique et la classe dominante américaine, qu’elle se présente sous l’étendard républicain ou démocrate, a accumulé un indéniable «savoir-faire» en matière de politique d’exclusion sociale et raciale. On pense notamment à Los Angeles dont Mike Davis a décrit, avec force, l’involution raciste et antisociale violente dans de nombreuses contributions (voir par exemple City of Quartz, capitale du futur, La Découverte, 2000).

L’épreuve qu’affrontent les habitants de la Louisiane, et particulièrement ceux de La Nouvelle-Orléans, se situe à un moment particulier. D’abord le Parti démocrate, depuis les années Clinton, a «brillamment» fait la démonstration de son «dévouement» total et définitif à servir les intérêts des classes dominantes. Moins exubérante dans ses formes que celle du Parti républicain, la politique qu’il mène lorsqu’il est au pouvoir, que ce soit au niveau local, régional ou fédéral, se différencie de moins en moins de celle de son opposant historique. Kathleen Blanco et Ray Nagin sont l’archétype de ceux qui structurent le parti de Bill Clinton : des conservateurs, enrobés des souvenirs d’une histoire déchue, qui chevauchent lors des élections les frustrations d’un électorat qui ne trouve pas sa voie et qui vote par dépit. Qui pourrait prétendre que des élus républicains auraient fait en Louisiane pire que ces deux-là ?

Enfin, quatre années après le traumatisme des attaques terroristes du 11 septembre 2001, au moment même où la guerre en Irak se dévoile aux yeux de plus en plus d’Américains comme trop coûteuse en vies humaines, trop profitable à la corporate America, l’Amérique des firmes, et trop incertaine dans ses objectifs, Katrina a montré l’état d’abandon dans lequel l’administration Bush a plongé le pays.

À sa manière, de façon certes limitée mais réelle, l’événement a dynamisé un nouveau débat politique que chaque segment de la société appréhende de son point de vue. Quelle est la situation réelle de notre société ? Que voulons nous en faire ? Qui décide et comment ? Ce sont aussi ces questions que concentre le droit au retour que posent les dizaines de milliers de parias de l’ouragan Katrina.

Ils ont osé le dire…
Le député républicain Richard Baker s’est félicité en ces termes de l’évacuation forcée d’une partie de la population: « Nous avons finalement nettoyé le logement public. Nous n’arrivions pas à le faire, mais Dieu l’a fait. »

Alors que la ville était encore inondée, le maire s’est réjoui du fait que «pour la première fois La Nouvelle-Orléans est débarrassée du crime et de la violence et nous allons la maintenir dans cet état ». Sur CNN, il s’est empressé, de demander au pays de prier. C’est « une demande des survivants » a-t-il ajouté sérieusement…

Aux réfugiés qui s’exaspèrent de leur situation, Bill Clinton n’a pas hésité à déclarer : « Je comprends pourquoi ils sont anxieux. Mais ils doivent comprendre, qu’à l’heure actuelle, il est clair qu’ils étaient dans une situation embarrassante, là où ils étaient, et il a beaucoup d’autres problèmes [à résoudre].»

« Cet endroit ressemble à une petite Somalie », s’est exclamé à son arrivée à La Nouvelle-Orléans le général Gary Jones, commandant de la garde nationale. Pat Robertson, qui s’exprime sur les ondes du Christian Broadcasting Network, établit un lien entre l’ouragan et la libéralisation de l’avortement, tandis que pour Hal Lindsey, autre porte-parole de la droite chrétienne, Katrina annonce « le jugement de l’Amérique a commencé ». Pour Charles Colson, ancien conseiller du président Nixon, l’explication est plus simple: Dieu a envoyé Katrina pour «nous prévenir de notre manque de préparation à une attaque terroriste ».

La gouverneure, remerciant le pays pour l’aide apportée à la Louisiane, ajoute que la « générosité renforce notre croyance en Dieu». Elle avait auparavant instauré, le 31 août, une journée de prière afin de « calmer nos esprits ».

Extrait de L’ouragan Katrina. Le désastre annoncé de Patrick Le Tréhondat et Patrick Silberstein (Editions Syllepse, Paris 2005, 164 pages, 8 euros)

Merci aux Editions Syllepse pour la mise à disposition de ses pages

Auteur : entreleslignesentrelesmots

notes de lecture

2 réflexions sur « Droit au retour contre nettoyage ethnique »

  1. Sur la même question de la survie et de la reconstruction de la ville, voir la série télévisée de David Simon « Treme », dont deux saisons existent, qui aborde la situation du point de vue des musiciens de jazz.

  2. A relier avec les manip de Berlusconi après les dévastations à l’Acquila -italie-(voir le dvd Dracquila) où le nouveau centre ville sera fermé aux habitations populaires; à relier aussi à la question des quartiers populaires en France où là c’est une politique d’exclusion , de ségrégation ‘maîtrisée’ avec ses ‘bavures’ policières et contrôles au faciès.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

En savoir plus sur Entre les lignes entre les mots

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture