Preobrajensky et la quadrature du cercle

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Avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse

Cette réédition de La nouvelle économique est la bienvenue, car il s’agit d’un ouvrage important, à la fois pour l’histoire de la transition (avortée) au socialisme en URSS, mais aussi en tant que première esquisse théorique d’un modèle de socialisme. Les introductions de Pierre Naville et Ernest Mandel suffisent largement à situer l’ouvrage dans ce double contexte historique et théorique. Cette nouvelle introduction a surtout une fonction d’actualisation, en mobilisant des développements plus récents sur ce double registre1.

La crise des ciseaux

Le livre de Preobrajensky est publié à une période où la question des relations entre ville et campagne est posée aussi bien en termes sociaux – celle de l’alliance ouvriers-paysans – que tout simplement économiques : comment assurer l’approvisionement des villes en nourriture et de l’industrie en matières premières ? La guerre civile avait imposé une première réponse, celle du communisme de guerre, qui impliquait des formes de réquisition pures et simples. À la fin de la guerre, en 1921, le passage à la NEP (Nouvelle politique économique) rétablit des relations marchandes entre le secteur d’État et le secteur privé principalement agricole.

Mais les déséquilibres apparaissent assez vite avec la « crise des ciseaux », autrement dit la divergence entre prix industriels et agricoles, illustrée par le graphique ci-dessous2. La forte baisse relative des prix agricoles induit toute une série d’effets pervers, comme la constitution de stocks ou le passage à des cultures non alimentaires, bref à une réduction de la production agricole en excès de l’autoconsommation des paysans, tandis que l’industrie ne peut répondre à la demande.

C’est le constat que fait Preobrajensky dans un article publié dans la Pravda en décembre 19253. Il y montre, à partir de statistiques détaillées, qu’en raison de la suppression des rentes et d’une partie des taxes, les paysans disposaient d’un surplus qui leur aurait permis d’acheter des biens manufacturés. Mais la production industrielle ne suivant pas, il s’est ensuivi une « perturbation radicale de l’équilibre entre la demande solvable du village et la production disponible de la ville », d’où ce que l’on a appelé la « famine de biens ».

La préoccupation, théorique et pratique, de Preobrajensky sera donc toujours définir le transfert optimal – et non maximal – du surplus agricole nécessaire à l’industrialisation. Mais sa présentation sous forme d’une « loi » de l’accumulation socialiste primitive a sans doute contribué à obscurcir sa problématique fondamentale.

Loi ou principe de planification ?

L’exposé le plus clair de la loi de l’accumulation socialiste primitive se trouve dans ce passage de La Nouvelle économique :

Plus tel ou tel pays, qui passe à l’organisation socialiste de la production, est économiquement arriéré, petit-bourgeois et agricole, moindre est l’héritage que reçoit dans son fonds d’accumulation socialiste le prolétariat du pays considéré au moment de la révolution sociale – et plus, relativement, l’accumulation socialiste sera obligée de s’appuyer sur l’aliénation d’une partie du surproduit des formes présocialistes d’économie et moindre sera la part spécifique de l’accumulation sur sa propre base de production, c’est-à-dire moins elle s’alimentera sur le surproduit des travailleurs de l’industrie socialiste.

L’expression « accumulation socialiste primitive » n’est de toute manière pas très heureuse puisque, comme Preobrajensky le rappelle lui-même, l’accumulation primitive capitaliste s’est opérée sur le mode du « pillage », et Marx parlait à son propos de « législation sanguinaire ». Il aurait sans doute été préférable de parler d’accumulation préalable – pour rendre le terme allemand (Ursprüngliche) – comme d’ailleurs Preobrajensky le fait à plusieurs reprises.

Mais s’agit-il d’une loi au sens où on parle de « loi de la valeur » ? Preobrajensky rappelle que le secteur nationalisé coexiste avec « 22 millions d’exploitations paysannes, plus l’artisanat et l’industrie artisanale », et il a cette formule très frappante où il oppose « le poing fermé de l’économie d’État et l’océan inorganisé de la production marchande simple ». Dans de telles conditions, ajoute-t-il, « la loi de la valeur et le principe de planification entrent en compétition ».

Le principe de planification est effectivement ce qui définit le mode de régulation d’une économie socialiste, mais ne se résume pas à une loi d’accumulation, primitive ou préalable. Le conflit entre ces deux logiques – planification et loi de la valeur – existe tant que subsiste un secteur non socialiste à l’intérieur du pays, et, à l’extérieur, un marché mondial avec lequel on continue à entretenir des relations. Avec la définition qu’en donne Preobrajensky, la loi est en réalité réduite à la question du transfert du surplus de la petite production par le secteur d’État. Mais le principe de planification va évidemment plus loin et Preobrajensky lui-même montre pourquoi dans un passage très significatif. Du point de vue des coûts unitaires, écrit-il, le capital privé est « plus rentable » grâce à une productivité du travail plus élevée, et pourtant, dit-il, « nous avançons ici à l’encontre de la loi de la valeur » et « nous nous soumettons à l’action d’un autre régulateur ».

L’opposition entre planification et loi de la valeur passe aussi par les rapports avec le marché mondial. C’est une variable d’ajustement possible, par exemple pour l’achat des biens d’équipement les plus modernes, mais c’est aussi le canal par lequel la loi de la valeur peut venir percuter une économie moins avancée, moins « rentabl  ». Le monopole du commerce extérieur est alors nécessaire pour établir ce que Trotsky appelle « protectionnisme socialiste4 » et que Preobrajensky justifie par la nécessité de protéger « un mode de production qui se trouve dans une situation de faiblesse infantile contre un autre système économique qui lui est mortellement hostile ».

Là encore, un difficile équilibre doit être trouvé entre l’achat des biens d’équipement modernes nécessaires à l’industrialisation, et les exportations, principalement agricoles, destinées à les financer. La gestion du commerce extérieur implique donc elle aussi un transfert de surplus vers le secteur d’État, avec en pratique cette contradiction qui est que la redistribution des terres des grandes exploitations a réduit les excédents agricoles disponibles pour l’exportation. Le paradoxe de la réforme agraire est en effet qu’elle a gonflé la fraction de la paysannerie qui était censée disparaître progressivement selon l’analyse des théoriciens marxistes. Elle a augmenté le nombre d’exploitations familiales, réduisant la base sociale « naturelle » du pouvoir constituée par les paysans pauvres. Et, à l’autre pôle, elle s’est attaquée aux paysans aisés ; or ce sont eux qui produisaient l’essentiel du surplus agricole exportable. Les exportations de céréales chutent ainsi de 12 millions de tonnes par an entre 1909 et 1913 à moins de 2 millions de tonnes par an entre 1923 et 19285.

Le responsable intellectuel de la collectivisation forcée ?

La loi de l’accumulation socialiste primitive a trop souvent été interprétée comme un message simpliste dont le débouché logique était le premier plan quinquennal accordant la priorité absolue à l’industrialisation, assorti de la collectivisation forcée. Après tout, la collectivisation ne fut-elle pas un énorme prélèvement de surplus ? C’est ce que Preobrajensky semble admettre dans son autocritique de 1934, en déclarant au 17e congrès du parti : « La collectivisation, voilà le point essentiel. »

Staline aurait au fond mené, en la poussant jusqu’à l’extrême, la politique préconisée par Preobrajensky et l’opposition de gauche. C’est ce que soutiendra Molotov, en termes brutaux, dans ses mémoires : « Pour survivre, l’État avait besoin de grain. Sinon, il se serait effondré, faute de pouvoir maintenir l’armée, les écoles, la construction, les éléments les plus vitaux pour l’État. Alors nous avons pompé. » Et pas seulement des koulaks : « Quiconque avait du grain6. »

L’ironie de l’histoire fait qu’avec le recul du temps, il n’est pas sûr que le transfert de l’agriculture vers l’industrie ait joué un rôle primordial. L’économiste russe Alexandre Barsov estime par exemple que « l’agriculture n’aurait fourni que le tiers du surplus nécessaire au développement de l’industrie, les deux tiers restants du fonds d’accumulation provenant de l’industrie elle-même7 ». Pour Robert Allen, il est certes légitime de parler de « mobilisation de l’excédent agricole », mais c’est à condition « de comprendre excédent comme excédent de main-d’œuvre et non comme excédent de production8 ».

En tout cas, rien dans la problématique et l’analyse de Preobrajensky ne permet de dire qu’elle conduit à la collectivisation forcée. Pour le dire simplement, sa préoccupation essentielle était de définir ce que l’on pourrait appeler, en reprenant le vocabulaire de Molotov, le « pompage » optimal. La trajectoire menant à la collectivisation n’était sans doute pas la seule possible, mais on peut se demander si les outils théoriques dont disposaient les bolcheviks ne les ont pas empêchés d’en envisager une autre.

Contre les populistes

Les marxistes russes, et Lénine en premier lieu9, se sont en partie construits en opposition aux thèses des populistes (narodniki) et notamment à leur perspective d’une voie spécifique vers le socialisme, fondée sur la commune paysanne (mir ou obchtchina) qui permettrait en somme de « sauter » l’étape capitaliste. Lénine, dès 1895, affirme au contraire que « la “voie” est déjà choisie, que la domination du capital est un fait », et que les mesures progressistes n’auront pas pour effet de « retarder, mais d’accélérer le développement économique de la Russie sur la voie capitaliste10 ». Dans Le développement du capitalisme en Russie, publié en 1899, il insiste sur « le caractère progressiste des rapports capitalistes en agriculture comparativement aux rapports précapitalistes11 ». Il est sur ce point tout à fait en phase avec l’analyse de Kautsky, dont il dit que son livre sur la question agraire12 publié peu avant le sien, constitue « après le livre III du Capital, l’événement le plus remarquable de la littérature économique moderne ».

Cet arrière-plan théorique explique les liens complexes que les bolcheviks ont entretenus avec la paysannerie. Leur prestige renvoyait évidemment à la redistribution des terres et à la paix qui signifiait la libération de millions de paysans enrôlés dans l’armée (et qui parfois ont déserté avant la fin officielle de la guerre pour pouvoir bénéficier de cette redistribution). Mais le programme qui était appliqué était en fait celui des socialistes révolutionnaires, bien mieux implantés à la campagne.

En pratique la redistribution aux paysans des terres de la noblesse, de l’Église et des monastères s’est faite sous l’égide des institutions communales du mir, selon le critère traditionnel du « nombre de bouches à nourrir ». Comme l’écrit Moshe Lewin, « à la révolution, le mir ressuscita presque miraculeusement. Les paysans […] revinrent à leurs anciens rapports égalitaires propres au mir et, du même coup, à cette institution même […] Le Code agraire de 1922, en lui consacrant un traitement détaillé, exprimait seulement la présence et la prépondérance de la forme communautaire de la jouissance du sol13 ».

Les bolcheviks ont eu du mal à dépasser leur méfiance à l’égard d’une paysannerie considérée comme globalement petite-bourgeoise. Certes, on distinguait les paysans pauvres (bedniaki), moyens (seredniaki) et les plus riches, les koulaks, mais ces catégories étaient relativement floues, et il manquait aux bolcheviks une véritable compréhension des ressorts de l’économie paysanne. Ainsi, lors du 6congrès (tenu en août 1917 en l’absence de Lénine) Preobrajensky réclamait encore « une définition concrète de la catégorie de paysans pauvres et des précisions sur la forme que pourrait concrètement prendre l’alliance entre ouvriers et paysans14 ». Ce désarroi est sans doute l’héritage de la lutte contre les populistes qui a fait obstacle à la formulation d’un schéma théorique mieux adapté à la réalité d’un pays « arriéré » comme la Russie.

La voie de l’économie paysanne

En 1881, la révolutionnaire russe Véra Zassoulitch, passée du populisme au marxisme, écrit à Marx pour lui demander sa position sur la commune rurale russe, et en particulier sur la thèse soutenue par certains marxistes russes selon laquelle, « étant une forme archaïque », elle serait «  vouée à la ruine par l’histoire ». Marx rédigera – en français – quatre brouillons, avant d’envoyer une réponse finalement bien plus courte. Ces brouillons n’ont été retrouvés qu’en 1911, et la lettre en 1923. L’ensemble sera publié par David Riazanov en 1924. Lénine n’en aura sans doute pas eu connaissance, mais Preobrajensky avait la possibilité de les consulter. Dans sa réponse, Marx se dit convaincu « que cette commune est le point d’appui de la régénération sociale en Russie, mais afin qu’elle puisse fonctionner comme telle, il faudrait d’abord éliminer les influences délétères qui l’assaillent de tous les côtés et ensuite lui assurer les conditions normales d’un développement spontané ».

Cette position est encore plus clairement exprimée dans la préface à l’édition russe de 1882 du Manifeste15 où Marx et Engels écrivent :

Il s’agit, dès lors, de savoir si la communauté paysanne russe, cette forme déjà décomposée de l’antique propriété commune du sol, passera directement à la forme communiste supérieure de la propriété foncière, ou bien si elle doit suivre d’abord le même processus de dissolution qu’elle a subi au cours du développement historique de l’Occident. […] La seule réponse qu’on puisse faire aujourd’hui à cette question est la suivante : si la révolution russe donne le signal d’une révolution prolétarienne en Occident, et que toutes deux se complètent, la propriété commune actuelle de la Russie pourra servir de point de départ à une évolution communiste.

Cette voie aurait pu être explorée, en s’inspirant des analyses d’économistes comme Alexandre Chaïanov ou Nicolaï Kondratiev, qui travaillaient alors au sein de l’Institut de l’économie agricole, créé en 1919 (ils seront arrêtés en 1930, puis condamnés à l’exil et finalement exécutés, le premier en 1937, le second un an plus tard). Il était en effet envisageable d’organiser la transcroissance de la commune traditionnelle vers un système de coopératives. Lénine avait d’ailleurs consacré l’un de ses derniers articles à esquisser un tel programme :

Chez nous, le pouvoir d’État étant exercé par la classe ouvrière, et l’État détenant tous les moyens de production, il ne nous reste effectivement qu’à grouper la population dans des coopératives. Lorsque la population est groupée au maximum dans les coopératives, le socialisme se réalise de lui-même16.

Dans un article assez fascinant17, qui date de 1921, Preobrajensky avait cherché à décrire la trajectoire de la NEP. Elle devait selon lui déboucher sur des conflits à la campagne, dont les coopératives seraient l’enjeu. L’État soviétique devrait alors intervenir, « non pas en s’en prenant aux koulaks comme en 1918, mais plutôt en généralisant les créations d’unités économiques collectives comme base économique destinée aux paysans pauvres ». On est donc très loin de la collectivisation forcée.

Quelques années plus tard, Preobrajensky se réfère à l’article de Lénine sur la coopération mais se montre sceptique en raison des « formes concrètes encore très imprécises » des coopératives de production. Dans sa réponse aux reproches que lui avait adressés Boukharine sur ce point, il ajoute qu’il n’y voit pas « un objet d’étude théorique, dans la mesure où ce procès se trouve seulement à l’état embryonnaire ». Il ne s’agit donc pas d’une objection de principe, mais du postulat de Preobrajensky selon lequel seul le développement de l’industrie est à même de créer un processus de « coopératisation socialiste » qui puisse engendrer des gains de productivité dans l’agriculture.

Rétrospectivement, il est donc possible de soutenir qu’une autre voie que la collectivisation forcée était envisageable, et que ses effets terribles sur tous les plans (répression, famine) n’étaient pas la contrepartie inévitable de l’industrialisation. Pierre Pascal, alors collaborateur de l’Internationale communiste avait esquissé une autre perspective en 1928, à la veille de collectivisation forcée :

Le dilemme tragique qui se pose actuellement devant les dirigeants du Parti communiste est insoluble avec la recette de l’une ou l’autre faction. La commune laissée libre, mais conseillée, encadrée, approvisionnée, porterait l’économie rurale à un haut degré de prospérité et permettrait un enrichissement collectif. Cette commune en présence non plus d’un État parasite qui s’ingénie de toute façon à la dépouiller du fruit de son labeur, mais d’une classe ouvrière organisée en syndicats, de coopératives véritables échangeant à un taux équitable les produits manufacturés contre les produits agricoles n’aurait nulle raison de souhaiter le retour d’un régime bourgeois18.

Controverses théoriques et enjeux concrets

Ce qui frappe dans le débat théorique sur l’accumulation socialiste, et notamment la polémique entre Boukharine et Preobrajensky, c’est la distance qu’il entretient avec la conduite de la politique économique. Cet écart peut, semble-t-il, s’expliquer de deux manières. La première est que les modèles théoriques de départ restent relativement rudimentaires en ce sens qu’il n’existe pas vraiment de représentation formalisée et cohérente du mode de fonctionnement d’une économie socialiste, vers laquelle devrait être organisée la transition. Afin de rattraper ce retard, on assiste à un jaillissement de travaux qui, en parallèle avec l’entreprise de Preobrajensky, cherchent à établir de manière quantifiée la trajectoire à suivre, mais aussi à construire les instruments de la planification. On pourrait citer le modèle de croissance de Fel’dman19, mais aussi les travaux de Leontief et Kuznets qui émigreront pour aller fonder la macroéconomie aux États-Unis.

Mais le débat est également contaminé par d’intenses luttes politiques opposant la « droite » (Boukharine) et la « gauche » (Trotsky et Preobrajensky), le centre étant occupé par Staline. Ces conflits s’abritent derrière des différends d’ordre théorique aux implications supposées décisives. Les luttes de factions engendrent le théoricisme, et vice versa. C’est la thèse de Moshe Lewin :

Les thèmes à caractère idéologique étaient présentés comme des questions de principe et suscitaient de vives discussions menées avec une intransigeance dogmatique. Mais leurs implications étaient très faibles, lorsqu’il s’agissait de les traduire en propositions politiques concrètes.

Lewin donne l’exemple de la session de septembre 1926 de l’Académie communiste où Vladimir Milioutine présente un rapport sur les perspectives économiques à partir des données du Gosplan20. Au cours de la discussion, plusieurs opposants, dont Preobrajensky, Piatakov, Smilga et Radek peuvent s’exprimer et discuter avec une « grande modération ». C’est Preobrajensky lui-même qui insiste pour « ne pas exacerber inutilement les différences et ne pas introduire de problèmes idéologiques ». Lors de cette séance, les partisans de l’accumulation socialiste ont bien sûr développé leurs arguments mais en proposant « des objectifs relativement modérés en matière d’investissement, de fiscalité et de politique commerciale ».

Bref, conclut Lewin, les plans d’industrialisation par « pompage » de la paysannerie devaient être mis en œuvre dans les limites de ce qui était « économiquement possible, techniquement réalisable et rationnel ».Preobrajensky n’était pas lui-même un forcené du pompage. Par exemple, la « Déclaration des 46 » adressée en 1923 au bureau politique, et dont il était le premier signataire, dénonçait au contraire « des prix très bas pour les produits alimentaires qui ruinent la paysannerie et menacent d’une contraction de la production agricole21 ».

Dans sa réponse à Boukharine annexée à son livre, Preobrajensky énumère d’ailleurs les conditions à prendre en compte pour fixer la taille optimale du « pompage ». Et la liste est longue :

La croissance relativement lente de l’accumulation dans l’économie paysanne et du pouvoir d’achat de celle-ci, le problème de la proportionnalité dans le développement de l’industrie et de l’agriculture, l’importance de la récolte de l’année considérée, celle de l’exportation possible, les prix sur le marché mondial des céréales, les prix de tous les articles d’exportation, etc.

Lewin en conclut que « la querelle avec Boukharine aurait pu être réglée à une table de négociation […] si seulement les questions de grande théorie avaient été renvoyées à des études ultérieures ».

Certes, Boukharine, après avoir théorisé le communisme de guerre22, avait poussé le bouchon assez loin dans l’autre sens. Dans un discours prononcé en avril 192523, il avait lancé le fameux mot d’ordre « enrichissez-vous ! » adressé à la paysannerie « et à l’ensemble de ses couches ». Il n’hésitait pas à appeler au développement des « exploitations rurales aisées de façon à aider les paysans pauvres et les paysans moyens ». Mais c’est aussi au nom d’une proportion à respecter entre ville et campagne, que Boukharine soutient cette position « droitière », à partir d’une évaluation différente de celle de Preobrajensky. Et il n’y a pas non plus de différence de principe sur la nécessité de l’industrialisation, ni sur la question de la coopération et de la collectivisation de la paysannerie : là aussi, il n’y avait, toujours selon Lewin, qu’une « marge assez faible de divergence entre la gauche et la droite24 ».

Cette tendance à traduire des débats pratiques en termes d’orientations politiques a aidé Staline à écraser – séparément – ses oppositions de gauche (Trotsky et Preobrajensky) et de droite (Boukharine) et à établir son pouvoir. D’une certaine manière, la collectivisation forcée, les procès de Moscou et le goulag s’inscrivent dans une même implacable logique.

La permanence des catégories marchandes

Une partie du livre de Preobrajensky est consacrée à cette question que l’on se bornera à brièvement éclairer ici par référence à un petit livre assez étonnant, écrit en 191225. Il s’agit en effet d’une anticipation, qui se présente sous la forme de conférences données par un économiste cinquante plus tard. Cette approche originale permet de mieux comprendre la manière dont Preobrajensky se représentait le socialisme. On y découvre une théorisation d’une économie qui reste une économie « mixte » après ce demi-siècle virtuel. Ainsi, « les prix de marché, naguère régulateurs spontanés de l’économie, se transformaient maintenant entre les mains d’un État puissant en un instrument auxiliaire de l’économie planifiée ». Les ouvriers « percevaient en monnaie la différence entre leur salaire mensuel et la valeur des denrées prises à la coopérative, c’était un moyen d’acheter quelque chose en dehors de la coopérative, c’est-à-dire un moyen de choix plus indépendant sur le marché ». Les catégories de prix et de salaire, comme celles de monnaie et de crédit, continuent donc à exister, même si leurs fonctions se modifient, et Preobrajensky ne fixe pas comme objectif leur dépérissement total. La raison principale est que sa fiction n’anticipe pas non plus une extension du socialisme à l’échelle mondiale, ni même à l’ensemble de l’Europe.

Les cauchemars mathématiques de Preobrajensky

Un an après la publication de La Nouvelle économique, Preobrajensky approfondit et formalise son analyse dans un long article26, déjà évoqué par Pierre Naville dans sa préface. Cet article permet au passage de mesurer l’aspect fondateur de la contribution de Preobrajensky. Il est en effet considéré aujourd’hui comme l’un des précurseurs des modèles d’économie duale27 qui ont été utilisés dans l’étude du développement, en particulier celui d’Arthur Lewis28 évoqué par Mandel dans son introduction. Un article récent29 propose une version formalisée du modèle de Preobrajensky et valide sa proposition fondamentale, selon laquelle l’État peut augmenter l’accumulation dans le secteur industriel en modifiant les prix relatifs au détriment des paysans. En revanche, les auteurs pensent que la proposition selon laquelle le surcroît d’accumulation pourrait être atteint sans toucher au niveau de vie des ouvriers est en général invalide.

Or, Preobrajensky était justement à la recherche d’une politique des prix capable de réaliser simultanément trois objectifs : « L’accumulation en vue de la reproduction élargie et du renouvellement technique de l’industrie, l’élévation des salaires, la réduction des prix. » Telle est pour lui la formule permettant de fonder l’alliance entre ouvriers et paysans. Mais c’est sans doute aussi la quadrature du cercle. Toutes les contraintes se durcissent en effet quand on raisonne en dynamique : prélever le surplus pour accélérer l’accumulation dans l’industrie est une chose, mais il est nécessaire aussi d’élever la productivité dans l’agriculture, si l’on veut améliorer le niveau de vie d’ensemble et alimenter la population qui quitte les campagnes pour travailler dans les usines.

L’objectif de l’étude de Preobrajensky est clairement de définir les conditions de réalisation d’un « équilibre dynamique » économique en URSS. Il part d’une comptabilité nationale simplifiée en trois secteurs – le secteur d’État, le secteur capitaliste et le secteur de la petite production – pour examiner les conditions de développement de l’économie soviétique. Ce travail se situe donc à l’intersection de deux problématiques ; il mobilise le même cadre théorique que les schémas de reproduction de Marx mais cherche, autant que faire se peut, à les nourrir de données empiriques correspondant à la réalité soviétique.

Les contradictions économiques et sociales mises à nu par notre développement vers le socialisme dans les conditions de notre isolement

(1) Accumulation fondée sur l’échange non équivalent versus nécessité de liquider cette non-équivalence malgré l’absence de correspondance dans le temps entre ces processus ;

(2) accumulation aux dépens du surproduit des travailleurs versus nécessité d’une croissance systématique des salaires ;

(3) nécessité de s’intégrer dans la division mondiale du travail versus hostilité croissante envers l’URSS du monde capitaliste tout entier ;

(4) accumulation aux dépens de la production agricole de matières premières et de la paysannerie en général versus nécessité de stimuler la reproduction élargie de ces matières premières ;

(5) accumulation aux dépens des exportations agricoles de biens de consommation versus nécessité de stimuler ces exportations dans des conditions de diminution très lente des prix industriels ;

(6) nécessité économique d’accroître le surplus commercialisable de l’agriculture versus nécessité sociale de garantir les conditions d’existence de ceux qui produisent le surplus commercialisable le plus faible, à savoir les groupes pauvres et moyens de la campagne ;

(7) nécessité d’abaisser les prix en rationalisant la production versus lutte contre le chômage croissant.

Preobrajensky termine son étude en dressant la liste des sept grandes contradictions que rencontre l’URSS dans sa transition au socialisme, et qui correspondent aux sept conditions de l’équilibre dynamique qu’il a au préalable identifiées (voir encadré). La première reformule sa loi de l’accumulation socialiste sous forme d’un théorème :

Quand les prix intérieurs de l’industrie soviétique sont beaucoup plus élevés que les prix mondiaux, l’équilibre économique qui assure la reproduction élargie du secteur d’État ne peut exister que sur la base de l’échange non équivalent avec les secteurs privés.

On voit que les rapports avec le marché mondial occupent ici une place prééminente de telle sorte que la loi devient « la loi du maintien de l’équilibre du système dans son entier, d’abord par rapport à ses relations avec l’économie mondiale ». Ce point est essentiel : toute l’analyse est surdéterminée par la dépendance de l’URSS et cette loi ne pourra disparaître qu’au moment « où le retard économique et technologique de l’État prolétarien comparé aux pays capitalistes les plus avancés aura disparu ».

Le point commun de ces contradictions est une discordance des temps entre les divers processus. Et, finalement, le modèle ne « boucle » pas : Preobrajensky ne croit pas que les contradictions qu’il met en lumière puissent être surmontées dans la solitude socialiste : « notre développement vers le socialisme est étroitement lié à la nécessité – non seulement pour des raisons politiques mais aussi économiques – de rompre notre isolement socialiste et de compter à l’avenir sur les ressources matérielles d’autres pays socialistes ». Ce constat revenait à affirmer que la construction du socialisme dans un seul pays était un objectif hors d’atteinte pour un pays arriéré comme l’URSS. Avec le recul du temps, il prend une tonalité tragique.

Michel Husson

Evgueni Preobrajensky : La nouvelle économique

https://www.syllepse.net/la-nouvelle-economique-_r_60_i_859.html

Editions Syllepse, Paris 2021, 380 pages, 20 euros


1. Outre les références citées au fil du texte, une bibliographie détaillée est disponible en ligne (avec les liens correspondant) sur cette page : http://hussonet.free.fr/preobra.htm.

2. Stanislav G. Stroumiline, « Sur le problème des écarts de prix », Bulletin du Gosplan, n° 10, 1923.

3. Evgueni Preobrajensky, « O tovarnom golode », Pravda, 15 décembre 1925 ; Donald A. Filtzer, (dir.), The Crisis of Soviet Industrialization, Armonk, M. E. Sharpe, 1980.

4. Léon Trotsky, Vers le capitalisme ou vers le socialisme ?, 1925.

5. Michael R. Dohan, « Foreign trade », dans Robert W. Davies (dir.), From Tsarism to the New Economic Policy, Londres, Palgrave Macmillan, 1990.

6. Molotov, Remembers : Inside Kremlin Politics, Conversations with Felix Chuev, Ivan R. Dee, 1993.

7. Alexandre Barsov, cité par Arvind Vyas, « Primary accumulation in the USSR revisited », Journal of Economics, vol. 3, n° 2, juin 1979.

8. Robert C. Allen, « Imposition et mobilisation du surplus agricole à l’époque stalinienne », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 53, n° 3, 1998.

9. Vladimir Lénine, Ce que sont les « amis du peuple » et comment ils luttent contre les social-démocrates, 1894.

10. Vladimir Lénine (sous pseudonyme), Le contenu économique du populisme, 1895. Cité par Matthieu Renault, « Traduire le marxisme dans le monde non-occidental : Lénine contre les populistes », Période, avril 2017.

11. Vladimir Lénine, Le développement du capitalisme en Russie, 1899.

12. Karl Kautsky, Die Agrarfrage, 1899 ; La question agraire, 1900.

13. Moshe Lewin, La paysannerie et le pouvoir soviétique : 1928-1930, Paris/La Haye, Mouton, 1966.

14. Esther Kingston-Mann, Lenin and the Problem of Marxist Peasant Revolution, 1983, Oxford, Oxford University Press, p. 167.

15. La traduction est de Georges Plekhanov et Véra Zassoulitch.

16. Vladimir Lénine, « De la coopération », 1923.

17. Evgueni Preobrajensky, « Перспективы новой экономической политики», Krasnaya Novya, n° 3, 1921 [Perspectives pour une Nouvelle politique économique, ]. Traduction anglaise : « The ­outlook for the New Economic Policy », dans Donald A. Filtzer (dir.), The Crisis of Soviet Industrialization, op. cit.

18. Pierre Pascal, « Le “mir” n’est pas mort : la commune paysanne après la révolution », La Révolution prolétarienne, n° 67, 1er novembre 1928.

19. Michael Ellman, « Grigorii Alexandrovic Fel’dman », dans John Eatwell et col. (dir.), Problems of the Planned Economy, Londres, Palgrave Macmillan, 1987.

20. Le Gosplan (« Comité d’État pour la planification »), créé en 1921, était en Union soviétique l’organisme d’État chargé de définir et de planifier les objectifs économiques à atteindre. Moshe Lewin, Political Undercurrents in Soviet Economic Debates : From Bukharin to the Modern Reformers, Princeton, Princeton University Press, 1974. Le rapport et le débat ont été publiés dans Vestnik Kommunistitcheskoi Akademï, n° 17, 1926 (et non n° 18, comme le cite Lewin).

21. Evgueni Preobrajensky et col., « Déclaration au bureau politique du comité central du Parti communiste de Russie », 15 octobre 1923.

22. Nicolaï Boukharine, Économique de la période de transition, 1920.

23. Nicolaï Boukharine, « La Nouvelle politique économique et nos tâches », rapport à l’Assemblée des militants de l’organisation de Moscou, 17 avril 1925, dans Œuvres choisies, Paris/Moscou, Le Globe/Le progrès, 1990.

24. Moshe Lewin, La paysannerie et le régime soviétique 1928-1930, op. cit.

25. Evgueni Preobrajensky, De la NEP au socialisme, vues sur l’avenir de la Russie et de l’Europe, Paris, CNRS, [1922] 1966.

26. Evgueni Preobrajensky, « L’équilibre économique dans le système de l’URSS », Vestnik Kommunistitcheskoï Akademii, n° 22, 1927, dans « Le débat soviétique sur la loi de la valeur », Critiques de l’économie politique, 1972.

27. Avinash Dixit, « Models of dual economies », dans James A. Mirrlees et N.H. Stern (dir.), Models of Economic Growth, Londres, Palgrave Macmillan, 1973.

28. W. Arthur Lewis, The Theory of Economic Growth, Londres, Allen and Unwin, 1955.

29. Raaj K. Sah et Joseph E. Stiglitz, « Price scissors and the structure of the economy », The Quarterly Journal of Economics, vol. 102, n° 1, février 1987.

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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