Pensée décoloniale au miroir de l’État vénézuélien

Du 22 au 26 octobre 2018, s’est tenue au Venezuela, la troisième édition de l’« École de pensée critique décoloniale » (les deux premières éditions avaient eu lieu dans le même pays en 2016 et 2017). L’occasion pour le président Maduro d’annoncer la création de l’« Institut national pour la décolonisation ». Soutenue par le gouvernement vénézuélien, cette école est cependant censée ouvrir un espace autonome de débat critique et autocritique.

À l’heure où, selon les propres termes du ministre de la Culture, Ernesto Villegas, « la patrie de Bolivar est au centre de l’attention mondiale », cet événement semble en tous les cas offrir au gouvernement l’opportunité de se dégager quelque peu de la pression des derniers mois et de retrouver l’initiative sur la scène intellectuelle internationale. Et, en fin de compte, de catalyser les manifestations de solidarité, comme en témoigne le titre par lequel l’État vénézuélien rend compte de l’événement : « Des universitaires et intellectuels du monde entier expriment leur solidarité avec la révolution bolivarienne » (1)

En retour, par leur participation et par la reconnaissance du gouvernement, les intellectuels étrangers voient leur radicalité consacrée et démontrée. Mais qui sont-ils ? Moins d’une dizaine semble-t-il, dont trois – Juan José Bautista (Bolivie), Ramon Grosfoguel (Puerto Rico), Karina Ochoa (Mexique) – ont participé à toutes les éditions de l’École. Enrique Dussel (Mexique), également présent, avait quant à lui participé à la première édition. Notons également la Sud-Africaine Ndlovu-Gatsheni et la porte-parole du Parti des indigènes de la République (PIR), Houria Bouteldja, présentée comme la représentante « des hommes et des femmes des colonies de France » (2). Or, c’est justement ce que représentent ces intellectuels et ce que signifie cet événement qui doivent être interrogés.

Carnaval et flonflons

Que la pensée décoloniale soit traversée par des courants divergents et qu’elle puisse être mobilisée pour couvrir des stratégies étatiques n’a rien d’étonnant et ne disqualifie en rien ce qu’elle peut avoir d’original. N’en demeurent pas moins surprenantes la facilité et la grossièreté avec laquelle elle est instrumentalisée, et la complaisance de certains intellectuels. Cet événement ne se situe-t-il pas du côté du spectacle plutôt que de celui de la lutte ?

Le Venezuela est le troisième pays (après le Brésil et la Colombie) d’Amérique du Sud avec la population afro-descendante la plus importante. Selon le recensement national de 2011, 3,6% de la population est noire et/ou afro-descendante (3). La population indigène, composée de 52 peuples, elle, totalise 724 000 personnes – les Wayuu/Guajiro en forment la majorité –, soit 2,7% de la population, qui vivent majoritairement dans la région amazonienne. Aucun représentant-e des organisations afro-descendantes et indigènes du pays n’a participé à cette École. Pas plus d’ailleurs que des représentants de ces mouvements à l’échelle latino-américaine.

Cette absence ne semble heureusement pas avoir perturbé les intellectuels étrangers présents, occupés qu’ils étaient à débattre de l’anti-impérialisme. Et de célébrer les racines caribéennes, indigènes et africaines de la résistance vénézuélienne…  ont une partie des acteurs actuels ont été occultés et ensilencés par cet événement. Les débats dès lors ne pouvaient qu’en être limités et faussés ; réduits au seul clivage États-Unis – Venezuela (4).

Il aurait pourtant été très instructif d’analyser les avancées et limites des droits des populations afro-descendantes (5) et indigènes du pays, de connaître leur propre diagnostic, d’entendre de leurs bouches l’évaluation qu’elles font de la révolution bolivarienne, et de comparer celle-ci avec le bilan que tirent ces mouvements par rapport à d’autres pays du continent. Mais cela implique inévitablement une vision autrement plus critique et plus complexe.

Dans Les Damnés de la terre, Frantz Fanon met en avant, « au fur et à mesure du déroulement de la lutte », le processus qui oblige les acteurs colonisés à « abandonner le simplisme » initial des slogans et à « déracialiser » leur combat pour l’inscrire dans la dynamique des rapports sociaux.

« Le peuple, qui au début de la lutte avait adopté le manichéisme primitif du colon : les Blancs et les Noirs, les Arabes et les Roumis, s’aperçoit en cours de route qu’il arrive à des Noirs d’être plus blancs que les Blancs. (…) Cette découverte est désagréable, pénible et révoltante. Tout était simple pourtant, d’un côté les mauvais, de l’autre les bons. À la clarté idyllique et irréelle du début se substitue une pénombre qui disloque la conscience. Le peuple découvre que le phénomène inique de l’exploitation peut présenter une apparence noire ou arabe. Il crie à la trahison, mais il faut corriger ce cri. La trahison n’est pas nationale, c’est une trahison sociale ».

Et de conclure : « Sans cette lutte, sans cette connaissance dans la praxis, il n’y a plus que carnaval et flonflons » (6).

La troisième édition de l’École de pensée critique décoloniale paraît faire la démonstration que ce processus n’est pas irréversible et qu’à l’heure de la montée en puissance des forces néolibérales et conservatrices, une partie de la gauche fait tout pour s’en tenir à la « clarté idyllique » du campisme, sinon des flonflons (7). Quitte à courir derrière la simplicité d’une lecture soi-disant anti-impérialiste qui revient à rabattre toute contestation sur l’alliance objective avec les États-Unis, et à « nier les voix indigènes » (8).

Décoloniser une certaine pensée décoloniale ?

Prétendre mener une réflexion décoloniale en ignorant superbement les représentants des mouvements indigènes et afro-descendants suffit à situer la qualité de cette réflexion et des intellectuels qui s’y prêtent. Ne pas soulever la question du rôle de la Chine – deuxième partenaire commercial du pays (et du continent), et catalyseur de rapports marqués par une division du travail néocoloniale –, ni se confronter aux projets extractivistes du gouvernement, dont au premier chef l’Arc minier de l’Orénoque, auquel s’oppose d’ailleurs la Coordination des organisations indigènes de l’Amazonie vénézuélienne (COIAM) (9), en constituent le prolongement et la confirmation.

Plus radicalement, alors que les exportations du pays sont composées à plus de 90% de pétrole et que l’État cherche à développer son potentiel minier, c’est la question même de l’extractivisme – entendu comme l’exploitation intensive et en quantité importante de ressources naturelles, peu ou pas transformées, majoritairement destinées à l’exportation (10) – en tant que forme de « colonialisme intérieur » (11) qui doit être soulevée. Comme l’affirme le sociologue vénézuélien Teran Mantovani, résister à l’impérialisme états-unien ne peut constituer une carte blanche, et les premiers pas de la décolonisation suppose de mettre fin au « brutal processus de recolonisation du pays », dont le mégaprojet de l’Arc minier de l’Orénoqueconstitue l’avant-garde (12).

De son côté, Andrés Kogan Valderrama estime que la vision des intellectuels présents lors de cette École est marquée par l’européocentrisme ; incapables qu’ils sont de prendre en compte les déterminants chinois et extractiviste de la colonialité, ainsi que les nouvelles dynamiques de colonisation territoriale. Plutôt que de se servir du décolonial comme un marqueur de légitimité pour le pouvoir, Valderrama en appelle à le « décoloniser (…) depuis les territoires » (13).

La première édition de l’École, en 2016, était intitulée : « École de formation écosocialiste et [de] pensée critique décoloniale ». On a gommé « écosocialisme » du titre comme on a effacé les organisations indigènes et afro-descendantes de la scène. Sûrement de la même manière et pour les mêmes raisons : elles faisaient désordre.

Frédéric Thomas

https://www.barril.info/fr/actualites/pensee-decoloniale-au-miroir-de-l-etat-venezuelien


(1) Gouvernement bolivarien du Venezuela, « Académicos e intelectuales del mundo expresaron Solidaridad con la Revolución Bolivariana », http://www.presidencia.gob.ve/Site/….

(2) Idem.

(3) Institut national de statistiques, http://www.ine.gov.ve/documentos/De….

(4) Et encore, ce clivage est mal appréhendé, laissant de côté le fait que les États-Unis soient le principal partenaire commercial du Venezuela. Sur l’anti-impérialisme, on lira avec profit « La pensée décoloniale est-elle soluble dans l’État Vénézuelien ? ».

(5) Pour une analyse nuancée et critique de l’évolution des droits des Afro-descendants, lire Diogenes Díaz, « Afrodescendientes en tiempos de Revolución Bolivariana. Sin reconocimiento Constitucional », 1er août 2018. Du même auteur, porte-parole du Mouvement social afro-descendant, on lira également l’article qui fait suite à la création de l’Institut national de la décolonisation, « Afrodescendientes y la creación del Instituto Nacional para la Descolonización en Venezuela », 15 novembre 2018.

(6Frantz Fanon, Les Damnés de la terre dans Œuvres, Paris, La Découverte, 2011, pages 536-539.

(7) Bernard Dreano, « Le ‘campisme’. Une vision idéologique des questions internationales », Entre les lignes entre les mots ; Frédéric Thomas, « Anatomie d’un discours : ’l’allié objectif’ ».

(8) Leila Al-Shami, « Syrie : l’anti-impérialisme des imbéciles », 24 avril 2018.

(9) Lire à ce sujet Alicia Moncada et Aimé Tillett, « Las organizaciones indígenas y la lucha por la defensa de sus territorios en el estado Amazonas », 22 janvier 2018 ; ainsi qu’OCMAL, « El Arco Minero del Orinoco : fraude y catástrofe en Venezuela », 3 mai 2018.

(10) Eduardo Gudynas, Extractivismos. Ecología, economía y política de un modo de entender el desarrollo y la Naturaleza, Cochabamba, Claes – Cedib, 2015.

(11) Emiliano Teran Mantovani, « Neolengua y colonialidad del poder. Notas sobre institutos de descolonización, “decoloniales” y colonialismo interno en Venezuela», 30 octobre 2018. Son texte a été traduit en français : https://lundi.am/La-pensee-decoloni….

(12) Idem.

(13) Andrés Kogan Valderrama, « Descolonizando lo decolonial desde los territorios », 14 novembre 2018, http://rebelion.org/noticia.php?id=….

Auteur : entreleslignesentrelesmots

notes de lecture

Une réflexion sur « Pensée décoloniale au miroir de l’État vénézuélien »

  1. Sur la place accordée aux « afrodescendants », il n’est que de regarder ce qui s’est passé à Cuba depuis 1959. Alors que ce groupe est très important dans le pays, ils ont un rôle dérisoire dans la vie politique castriste. On m’objectera que Castro est fils d’une mulâtresse mais cela ne s’est reflété aucunement dans sa politique.

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