Nation, peuple, des questions…

Cet exposé – qui est volontairement questionnant – sera quelque peu désordonné parce que le traitement de la question nous contraint à des allers-retours à la fois dans le temps et l’espace et à consulter les vieux grimoires et les vieux oracles.

Je ferai évidemment quelques incursions plus ou moins implicites dans les débats qui suivront.

Je commencerai par mentionner quelques « événements » qui nous interpellent. Très différents les uns des autres, ils ont pourtant quelques points communs à des degrés divers :

1- les prémisses de la « révolution catalane » pour parler comme on le faisait autrefois ;

2- la victoire des autonomistes aux élections régionales en Corse ;

3- le prochain référendum en Nouvelle-Calédonie ;

4- la poussée indépendantiste en Écosse (et le Brexit) ;

5- la question de l’apprentissage de l’arabe à l’école ;

6- la montée des nationalismes d’exclusion ou fascistes.

La liste pourrait être bien plus longue : Flandres, Euzkadi et évidemment la Yougoslavie.

Il faudrait évidemment discuter de la Yougoslavie – laquelle devrait d’ailleurs est un élément central de nos discussions, à la fois sur la question des nationalités mais aussi celle de l’autogestion et de la démocratie socialiste. Nous n’en aurons évidemment pas le temps aujourd’hui.

Je signalerai juste ce que Catherine Samary me rappelait il y a quelques jours : la notion de « citoyenneté » (appartenance à un État) y était distincte de celle de « nationalité » (subjective et libre, voire évolutive, disait-elle).

Dans sa contribution, Gilbert Dalgalian explique que c’est la politique autogestionnaire – au-delà de ses limites – qui a permis au régime titiste de combattre les forces centrifuges.

Il nous faudrait évidemment revisiter les débats, les textes et les situations comme la formation des États-nation, la Russie, l’URSS, la Pologne, l’Irlande, l’Empire austro-hongrois, le démantèlement de l’empire ottoman, le Kurdistan, les Rroms – peuple sans territoire –, etc.

Sans parler des pays coloniaux et postcoloniaux, et bien entendu des migrations, ce qui est absolument impossible dans le temps qui nous est imparti.

Dans ses travaux sur l’Internationale et l’autre, Claudie Weill soulignait que les interrogations historiques ne sont pas uniquement intrinsèques au sujet, mais toujours partiellement tributaires des sollicitations de l’actualité. C’est bien la raison qui nous amène, nous qui ne sommes pas historiens, à discuter à notreépoque de la nation, des nations, de l’ethnicité, du communautarisme, des minorités nationales, etc.

En effet, nous ne discutons pas ici – encore que cela est absolument passionnant et riche d’enseignements – de ces questions pour arbitrer, plus d’un siècle après, qui des deux Vladimir, Lénine et Medem, avait raison au congrès du POSDR de 1903, mais bel et bien parce que cette question nous percute ici et maintenant.

Lequel congrès a lieu quelques semaines après le pogrom de Kichinev sans que celui-ci n’ait la moindre influence sur le positionnement des dirigeants du POSDR.

Ce que nous devons examiner ensemble, ce sont les raisons qui poussent des internationalistes conséquents, voire intransigeants, à devoir s’emparer politiquement de la réalité multiforme des questions nationales afin d’élaborer des politiques révolutionnaires concrètes pour des situations concrètes, avec comme objectif la rupture avec le capitalisme.

(1)

La « définition » la plus partagée de la nation est celle d’une catégorie socio-politique liée à l’existence ou à la revendication d’un État. Un peuple sans État ne saurait donc être une nation. D’ailleurs, ce qu’on appelle le « droit international » ne reconnait que les États et non les nations. La personnalité juridique c’est l’État, voire l’Union européenne, et non la nation.

Il n’y a donc pas dans le langage courant – y compris le nôtre – de nation palestinienne pas plus que de nation kanak ou de nation kurde.

(2)

L’entrée « Nation » du Dictionnaire critique du marxisme nous confirme que Marx, Engels et Lénine employaient indifféremment les termes « nation », « peuple » et « nationalité », je cite de Dictionnaire du marxisme : « avec les flottements de sens habituel ». L’entrée « Peuple » renvoie ainsi à « Nation ».

Je ferai référence à une autre citation venue d’un acte militant (oublié) en citant l’article 3 de la Déclaration universelle des droits collectifs des peuples adoptée en 1990 à Barcelone (tiens tiens !), par diverses organisations réunies dans la CONSEU : « Tout peuple a le droit de s’affirmer comme nation. L’existence d’une nation se manifeste par la volonté de ses membres à s’auto-organiser politiquement. »

(3)

Pour nous simplifier la vie et éviter autant que faire se peut les discussions sémantiques stériles, nous ferons nôtre l’assertion provocatrice de Richard Marienstras : « Je ne chercherai pas à savoir si ce groupe est un peuple, une nation, une ethnie, une classe, une caste, une secte, un fossile ou un vestige [le terme est d’Engels], car il y a trop d’arrogance dans une telle curiosité. »

Il faut évidemment approfondir ces concepts mais à ce jour, nous ne sommes que des révolutionnaires qui cherchent à forger les concepts les plus adéquats, les plus communément partagés entre nous, en s’appuyant sur la théorie et les pratiques sociales pour décrire des réalités sociales et construire et formuler des propositions politiques en forme d’utopie concrète.

Non indiqué dans l’intitulé de cette session, il nous faut cependant aussi examiner ce que sont les minorités nationales et les groupes dits ethniques car il y a, selon moi, un rapport étroit.

Je vous livre la définition que l’ONU fait des minorités : Une minorité est un groupe :

1) numériquement minoritaire dans un État (ou sur un territoire) ;

2) en position non dominante ;

3) dont les membres possèdent des caractéristiques qui diffèrent du reste de la population ; elles peuvent êtres culturelles, « ethniques », religieuses, linguistique, « raciales » [mon père disait que nous autres on n’avait pas des nez à piquer des gaufrettes]

4) qui manifestent, même de façon implicite, un sentiment d’appartenance, une solidarité, dans le but de préserver leur culture, leurs traditions, leur religion ou leur langue ; [je pourrais vous raconter des blagues juives en yiddish mais ça ferait communautaire]

5) dont les membres subissent diverses formes de domination et d’oppression et ont de ce fait une expérience sociale partagée.

Pour compléter, je citerai un auteur du Groupement pour les droits des minorités :

« La minorité est une entité sociale parce qu’elle est un être collectif, un groupe, qui se manifeste en subjectivité collective. En tant que groupe, la minorité existe donc moins par ses caractères spécifiques que par l’unité qui en résulte.   Le rapport avec l’extérieur est toujours une composante de la production d’identité » d’un groupe humain soumis à la domination.

Le « rapport à l’extérieur », c’est une notion que les adeptes des idées générales généreuses – qui ne manquent pas autour de nous – ont du mal à percevoir parce qu’ils ne sont pas confrontés dans la vie quotidienne à un « extérieur ».

J’ajouterai que « minorité » ne doit pas être pris au sens mathématique et qu’un peuple historique dépossédé de ses droits peut devenir numériquement minoritaire sur sa terre, soit « naturellement » soit par une politique volontaire de substitution de population.

Je renvoie ici à la Crimée ou aux déclarations de Messmer sur la Corse en 1972.

D’ailleurs, pour revenir brièvement à la Yougoslavie, sa Constitution introduisait le terme de « groupe national » de préférence à « minorité » pour signifier que tous les individus avaient les mêmes droits, « indépendamment de leur appartenance à un peuple majoritaire ou à un peuple minoritaire ».

(4)

Eric Hobsbawm écrit qu’on ne peut parler de nation réelle qu’a posteriori.

C’est-à-dire que l’État précède la nation et que celui-ci est la forme, la force, qui permet la structuration de la nation ?

Si l’armée de Pascuale Paoli n’avait pas été battue à Ponte Novu en 1769, la discussion sur l’existence d’une nation corse ne se poserait évidemment pas dans les mêmes termes.

Empruntons à Immanuel Wallerstein, l’exemple des Sarahouis : pour le Polisario, la nation sahraouie existe depuis un millénaire ; pour le Maroc elle n’existe pas.

« Comment résoudre la question intellectuellement » demande Wallerstein : « Il n’y a pas de solution, répond-il, tout dépend qui gagnera la guerre. L’historien du futur conclura soit que la question est réglée soit qu’elle ne se pose pas. »

(5)

À titre de provocation, je commencerai par un saut dans le temps et l’espace dans l’Afrique du Sud du temps de l’apartheid où la loi établissait l’existence de quatre « peuples » : les Européens, les Bantous, les Indiens, les Métis.

Ces 4 catégories raciales, racistes, voire absurdes [les japonais], établissaient des rapports sociaux qui ont des conséquences concrètes sur la vie des individus : toute personne qui résidait en Afrique du Sud était obligatoirement et irrévocablement classée dans un de ces groupes, chaque groupe ayant des droits spécifiques, différenciés et inégaux, voire pas de droits du tout.

Des hommes et des femmes hostiles à l’apartheid et  « appartenant » de jure et de facto à chacun de ces 4 groupes ont formé – non sans débats – au milieu des années 1950 des organisations spécifiques et séparées qui en 1955 ont adopté une charte commune.

Question : Pourquoi utiliser une catégorie forgée par l’ennemi pour se désigner soi-même et s’organiser pour la lutte contre les promoteurs de ces catégories ?

Au milieu des années 80, dans une discussion au sein de l’ANC, il est proposé les 6 affirmations suivantes :

1) la nation sud-africaine n’existe pas encore, c’est dans la lutte de libération nationale et la révolution que s’amorcera le processus de construction de la nation sud-africaine ;

2) la majorité africaine (80 % de la population) est une nation opprimée ;

3) les Indiens sont une minorité nationale opprimée ;

4) les Métis sont également une minorités nationale opprimée ;

5) ces deux minorités ne sont pas homogènes et comprennent chacune des groupes nationaux ou ethniques divers ;

6) les Européens (Blancs) sont une nation minoritaire oppressive.

Arrêtons-nous à la 4: qui est assez intrigante :

« Qu’est ce donc que le peuple métis » qui est pris en compte – non sans débats – par ceux-là mêmes qui combattent les lois de l’apartheid ?

S’il existe un « peuple métis », il doit donc être possible d’en établir les paramètres qui le décrivent et le définissent, à la manière dont le faisait en 1913 un célèbre comique – dont je tairai le nom pour ne pas distraire la discussion. Quels sont ces paramètres ?

paramètre 1 : une communauté humaine stable et non pas un conglomérat accidentel ni éphémère,

– paramètre 2 : une communauté humaine historiquement constitué,

– paramètre 3 : née sur la base d’une communauté de langue, de territoire, de vie économique et – le ET est essentiel – de formation psychique qui se traduit par une communauté de culture,

– paramètre 4 : une communauté ayant une « longue vie en commun ».

Manifestement, le « peuple métis  » ne rentre pas dans cette définition.

D’ailleurs c’est quoi le « peuple métis ? »

D’autant que la suite du texte introduire un dernier paramètres, le paramètre qui tue : « Il est nécessaire de souligner qu’aucun des indices mentionnés, pris isolément, ne suffit à définir la nation. Bien plus : l’absence même d’un seul de ces indices suffit pour que la nation cesse d’être, nation ».

Le peuple métis n’existe donc pas… en dehors de la volonté du législateur (l’extérieur évoqué plus haut)) et de celles des intéressés décidés à l’utiliser dans leur combat ou à se vivre comme tel

Il va de soit que si le peuple métis existe – ou a existé – en Afrique du Sud, il n’a pas son équivalent ailleurs. Mais il y en a des dizaines d’autres qui n’existent pas non plus…

(6)

La question qui découle de cela est la suivante : qu’est ce qu’un peuple ? Qu’est ce qu’une nation ?

Encore une fois non pas pour « définir », « classifier » ou « naturaliser » mais pour en saisir la caractéristique cardinale, si tant est qu’il existe une caractéristique cardinale.

Ainsi, alors que le pape du marxisme Karl Kautsky établissait au début du 20esiècle que c’est une langue commune qui faisait la nation, nous suivrons Immanuel Wallerstein pour qui le peuple est un « processus social curieux dont les traits principaux sont la réalité de l’instabilité et le déni de cette instabilité ».

Le « peuple » est donc une catégorie instable, floue, dont les caractéristiques et les limites varient selon le lieu, le temps, les assignations et les revendications.

On est ici assez proche de ce que j’évoquais plus tôt sur les minorités ou les groupes nationaux de l’ex-Yougoslavie.

(7)

Ce sont les marxistes de l’empire austro-hongrois qui, à partir des problèmes des nationalités de l’espace dans lequel ils agissent – à la fois empire multinational et imbrication extraterritoriale de « nationalités » – s’attaquent à la question au congrès de Brno (Brünn) en 1899.

Dans un « pays » (entre guillemets) où par exemple Vienne, la capitale de l’empire, compte à la veille de la guerre un quart de Tchèques et où Lviv, ville d’Ukraine alors autrichienne compte 50% de Polonais et un tiers de Juifs et d’Ukrainiens. Il en est d’ailleurs de même en Russie où, par exemple, Odessa compte 53% de Moldaves, 20% de Russes et Ukrainiens, 18% de Juifs et 7% de Polonais, d’Arméniens, de Tatars, etc.

Otto Bauer propose en 1907 la définition suivante :

« Ensemble des individus liés en une communauté de caractère par une communauté de destin. »

Il s’agit d’organiser les nationalités en « personnalités politiques » auxquelles les individus – et non l’État – décident ou non d’appartenir.

1) la nation est une réalité historique en perpétuelle mutation ;

2) les nations sont des communautés de culture et de destin ;

3) le produit jamais achevé d’un processus constamment en cours ;

4) un morceau d’histoire figé ;

5) il faut comprendre l’apparition des diverses formes des groupes sociaux à travers les mutations des forces productives et des rapports de production ;

6) chaque individu est inclus dans un ou plusieurs de ces groupes sociaux ;

7) il faut constituer les groupes humains en « personnalités juridiques » territorialisées ou non ;

8) c’est par autodésignation que l’on se déclare appartenir à un groupe ; ce n’est évidemment personne, ni l’État ni les groupes qui désignent qui appartient à quoi.

Nous sommes là à mon sens au cœur d’une conception moderne de l’autodétermination, de autogouvernement et de l’autogestion

Entre parenthèses, aux USA le recensement se fait par « groupe ethnique », d’une manière assez proche de ce qui se pratiquait en Yougoslavie. Chacun peu ou non déclarer appartenir à tel ou tel groupe : Noir, Latino, etc., voir appartenir à aucun ou à plusieurs.

De même d’ailleurs, par dérogation, en Nouvelle-Calédonie.

Bauer s’oppose donc à l’idée, commune à son époque, d’un substantialisme de la nation, puisque celle-ci ne s’identifie ni à la langue ni à la communauté économique, ni au territoire, ni, fortiori, à l’État. Il développe une conception d’auto-administration de ce qu’il appelle des « corporations nationales » en envisageant les cas où celles-ci occupent de manière homogène une ville ou un territoire et les cas où il en va différemment.

Pour revenir à l’architecture dessinée par Bauer et la penser dans son actualité, elle s’articule évidemment avec l’ensemble des processus citoyens « généraux » (locaux, régionaux, nationaux…), avec l’existence d’assemblées élues au suffrage universelle articulée à des assemblées d’intérêts particuliers.

La Hongrie révolutionnaire de 1919 s’était ainsi dotée de structures ad hoc pour les Allemands et pour les Ukrainiens dans le cadre de la république fédérée des conseils dans une sorte d’autonomie très peu liée au territoire.

Question subsidiaire qui n’a évidemment aucun rapport : combien y a-t-il d’arabophones (pas tous français) ou de « domiens » (citoyens français), comme on dit, dans les villes de la banlieue parisienne ?

Cela ne mériterait-il pas une politique spécifique, ne serait-ce que linguistique ?

Si on regarde nos villes, il y a une diversité de populations, des segmentations sociales ethnicisées, des groupes nationaux (au sens yougoslave) non strictement territorialisées même si elles sont souvent territorialement ségréguées, qui expriment des aspirations et des revendications à la fois démocratiques, « nationalitaires » et sociales.

La transplantation d’un groupe, même si elle est volontaire, n’entraîne en effet pas automatiquement sa « dénationalisation », son acculturation puis son assimilation

(8)

Le Bund qui organisait une classe ouvrière juive à la fois très concentrée et extraterritoriale revendiquait « l’autonomie nationale culturelle ». [Il ne faut pas réduire le terme culturel aux questions culturelles telles qu’on peut les comprendre aujourd’hui]

Cela mérite d’être relevé en ce 100e anniversaire de la révolution russe, le pouvoir révolutionnaire applique parfois la politique que les bolcheviks avaient critiquée et combattue, à savoir l’autonomie culturelle interne. Il faudrait du temps pour examiner en détail la politique soviétique avant la russification stalinienne.

(9)

Analysant l’approche de Marx et Engels sur la question irlandaise, Michael Löwy souligne que ce n’est pas la question économique – on dirait « sociale » aujourd’hui – qui les amène à formuler leur position, mais la volonté du peuple irlandais de devenir une nation indépendante comme réponse à la politique de dénationalisation menée par l’impérialisme britannique : spoliation des terres, destruction de la culture et de la langue, répression, etc.

Ici, insiste Lowy, la nation n’est pas définie par des critères objectifs mais sur une volonté subjective de se débarrasser de la domination étrangère.

(10)

En 1933, interrogé sur la question noire aux USA, Trotsky, insistait sur 4 points :

1) ce sont « des conditions précises » qui donnent naissance à des « nations » ;

2) aucun critère abstrait ne peut « trancher » la question ;

3) ce sont les « conditions générales » qui créent la « conscience historique d’un groupe » ;

4) Poussés par l’oppression, les Noirs avanceront vers l’unité politique et nationale et revendiqueront l’« autonomie ».

Compte tenu de la prolétarisation, de la re-territorialisation massive des Afro-Américains et de la ségrégation territoriale qui a résulté de cet exode intérieur vers les villes du Nord-Est et de l’Ouest, certains courants du Black Power des années 60 l’entendait – au-delà des mots – comme une autonomie interne – proche de celle du Bund –, l’autodétermination interne, l’auto-gouvernement.

(11)

J’oubliais, à propos de la question irlandaise, Marx établit un élément fondamental sur le plan de la stratégie révolutionnaire : la distinction entre nations dominantes et nations dominées.

Ce que semblent oublier ceux qui renvoient dos à dos par exemple le nationalisme espagnol et le nationalisme catalan.

Mais même cette distinction est susceptible d’inversion : les russophones des Pays baltes sont passés du statut de nation dominante à l’époque de la russification stalinienne à celle de minorité plus ou moins persécutée après le recouvrement des indépendances. On peut même penser qu’il en a été de même de la nation française pendant l’occupation allemande.

Le point de vue de Marx a d’ailleurs évolué au cours du temps, puisqu’il passe de l’idée que c’est la classe ouvrière anglaise qui libérera l’Irlande en l’intégrant dans une Union anglaise pour aboutir à l’idée que c’est la libération de l’Irlande qui est la condition de la libération du prolétariat anglais : « un peuple qui en opprime un autre ne saurait être libre ».

Il note, je cite en substance : L’Angleterre a une classe ouvrière divisée en deux camps hostiles : les prolétaires anglais et les prolétaires irlandais ; l’anglais déteste l’irlandais en qui il voit un concurrent qui dégrade son niveau de vie ; par rapport à l’irlandais, il se sent membre de la nation dominante et devient ainsi un instrument que les capitalistes de son pays utilisent contre l’Irlande ; ce faisant, il renforce leur domination sur lui-même ; il a des préjugés religieux, sociaux et nationaux contre l’Irlandais qui lui rend avec intérêt la monnaie de sa pièce et voit en lui à la fois un complice et un instrument de la domination anglaise en Irlande.

Il ajoute : l’émancipation nationale de l’Irlande n’est pas une question abstraite de justice ou de sentiments humanitaires, mais la condition première de leur propre émancipation sociale. « Lorsque les membres de l’Internationale appartenant à une nation conquérante demandent à ceux appartenant à une nation opprimée […] d’oublier leur situation et leur nationalité spécifiques, d’« effacer toutes les oppositions nationales », etc., ils ne font pas preuve d’internationalisme. Ils défendent tout simplement l’assujettissement des opprimés en tentant de justifier et de perpétuer la domination du conquérant sous le voile de l’internationalisme. »

Comparaison n’est pas raison, mais quand même…

Une remarque d’ordre politique et stratégique : si nous reprenons la théorie du « maillon faible » il n’est pas inintéressant de noter avec Michael Lowy que « l’émancipation du peuple opprimé affaiblit les bases économiques, politiques, militaires et idéologiques des classes dominantes de la nation hégémonique et contribue ainsi à la lutte révolutionnaire de la classe ouvrière de cette nation».

Politiquement et programmatiquement, cela nous oblige à avancer des propositions unifiantes : politiques (démocratie, égalité des droits, autodétermination, développement…) et sociales (droits sociaux, appropriation…)

(12)

Ce sont les conditions historiques et matérielles, aussi bien que le travail d’invention et de réinvention effectué par différentes institutions et groupes sociaux, qui créent ces sentiments d’appartenance « nationale », « ethnique », « communautaire », « identitaire »… parmi des populations soumises aux mêmes conditions d’existence : ségrégation, relégation, stigmatisation, discrimination, paupérisation, oppression et partageant des traits culturels, linguistique ou raciaux.

Les conditions de vie – individuelles et collectives, matérielles et symboliques – de ces communautés sont autant de freins à leur dissolution comme « phénomènes identitaires transitoires » ou à leur maîtrise de ces mêmes phénomènes. L’assignation identitaire, le racisme, la ségrégation et le nationalisme des dominants sont en effet de puissantes barrières à la dissolution ou aux reformulations émancipatrices de ces « phénomènes identitaires transitoires ».

Ce qu’ont eu beaucoup de difficultés à percevoir nombre de marxistes éminents, y compris – et peut-être surtout – quand ils étaient eux-mêmes issus de « minorités ».

Ces communautés cristallisées ne sont évidemment pas des « états » (bien qu’ils puissent être ressentis comme tels) mais des processus. Ceux-ci sont donc plus ou moins durables, plus ou moins éphémères – encore qu’à l’échelle de nos vies, cela peut être un éphémère durablement installé – et bien que socialement enracinés, ils ne sont pas strictement réductibles aux problèmes de classe et fonctionnent en autonomie relative vis-à-vis de ceux-ci. La notion d’imbrication semble donc de ce point de vue très pertinente.

(13)

En 1943, en pleine guerre mondiale, alors que l’Europe est sous la botte nazie, Jean van Heijenoort, écrivait quelques remarques qui, au-delà du temps passé et des périodes absolument différentes, doivent nous interroger :

« la question nationale, disait-il, naît inévitablement de la phase la plus moderne du capitalisme, le capitalisme financier ».

« Le développement du capitalisme à l’échelle mondiale, se demandait-il, va-t-il diluer la question nationale ou au contraire la renforcer ? »

En effet, nombre de marxistes – et non des moindres – ont longtemps pensé que le mouvement du capital allait diluer les nationalités. Pierre Vidal-Naquet parle ainsi d’un « récit assimilateur » projeté sur les ensembles multinationaux et multiculturelles par les Lumières et la Révolution française.

En 1975, dans une préface au livre du poumiste catalan Andréu Nín, Les mouvements d’émancipation nationale, Yvan Craipeau relevait déjà ce que la nouvelle mondialisation et la construction européenne capitalistes allaient révéler et accélérer, à savoir « non pas l’émergence de super-États, mais des ruptures au sein même des États avec le renforcement de pôles de développement, où le capital est le plus rentable, accentuant ainsi les distorsions régionales et la désarticulation des « nations historiques », naguère unifiées par le capitalisme ».

Nous sommes entrés dans cette époque depuis la chute du Mur et le développement de la nouvelle mondialisation.

Alors oui, nous assistons au meilleur et au pire dans ce réveil des nations et des revendications similaire de groupes humains dans des régions du monde dont les structurations institutionnelles sont différentes du « centre ». Mais le pire ne doit pas nous conduire à nous réfugier dans les abstractions prétendument universalistes et en réalité négateurs des particularismes sociaux.

Notre politique doit tout au contraire chercher à formuler des propositions qui permettent de dépasser dialectiquement le particularisme – mais non l’individuation – dans le pluriversel, pour reprendre une formule de Balibar.

(14)

De ce point de vue, le « droit à l’autodétermination » – à condition de bien en saisir le contenu émancipateur et révolutionnaire – est un formidable outil puisqu’il devrait de notre point de vue contenir plusieurs aspects articulés :

– l’organisation d’une société démocratique dans toutes ses sphères

– le droit de séparation

– le droit de décider de son sort, de ses propres affaires – culturelles et linguistiques notamment ;

  • le droit de se fédérer en un ensemble, local, régional, par exemple pour constituer un ensemble économique (une fédération des Caraïbes où les îles francophones et anglophones se regrouperaient) ;

  • l’autogouvernement, l’autogestion des groupes sociaux intéressés sur leurs affaires propres.

(15)

Daniel Bensaïd utilisait la métaphore de la mosaïque pour évoquer ce que produisait la mondialisation, les migrations et les diasporas : des enchevêtrements de communautés, des communautés nationales transnationales.

Il nous faut construire le cadre de cette mosaïque et composer le ciment qui la lie. À moins de vouloir, comme certains sont tentés de le faire, à savoir recouvrir la mosaïque d’une couche d’un ciment baptisé « universalisme » qui n’est dans ce cas que le masque du chauvinisme de la majorité. (Trotsky réclamait avec force que les fonctionnaires soviétiques affectés en Ukraine… apprennent l’ukrainien)

(16)

Pour conclure, il faut bien évidemment rappeler qu’une telle politique est sous-entendue par le principe d’égalité et d’universalisme, mais une égalité qui se construise par des mesures politiques, sociales, économiques et culturelles qui s’attaquent aux racines des discriminations, des oppressions et de l’exploitation, un universalisme concret et non pas le pseudo-universalisme des dominants.

Pour « traiter » de ces situations complexes à la fois anciennes et renouvelées, ce n’est pas à la tradition républicaine qu’il faut faire appel, mais aux diverses traditions marxistes qui ne soient ni polluées par le stalinisme ni par le républicanisme à la française hérité de la 3eRépublique bourgeoise, coloniale et oppressive.

Le débat reste évidemment très ouvert sur toutes ces questions – en tout cas il faut l’ouvrir – mais une chose est certaine, une formation révolutionnaire comme la nôtre devrait pouvoir agir concrètement et programmatiquement dans le sens général de l’autodétermination en s’inspirant de quelques-unes de ces politiques rapidement évoquées ici.

Nous sommes ici à l’extrême opposé du conservatisme national, des mythes de la nation éternelle et du racisme dont les dominants et la gauche bourgeoise veulent affubler les mouvements d’autodétermination qui se déploient sous nos yeux.

Au terme de cette trop longue introduction, je dirais qu’il nous faut

  • 1) considérer les processus en cours comme partie prenante de la confrontation mondiale entre le capital et les forces d’émancipation,

  • 2) qu’il faut se garder de confondre les processus sociaux et politiques avec les directions qui sont à leur tête à un moment ou à un autre,

  • 3) que les moments politiques ne peuvent se confondre avec les moments électoraux bien qu’ils soient en interdépendance,

  • et que ces moments politiques ne sont pas toujours visibles quand les caméras et notre propre attention se déplacent.

  • rappeler que nous sommes attachés au dépassement des états-nations issus d’une époque particulière du développement capitaliste dans le cadre d’une Europe différente.

De ce point de vue ce que nous propose Alexis dans son texte sur l’Europe est extrêmement fécond car il rapproche des moments politiques en apparence distincts pour en montrer l’articulation. Je cite, en soulignant que l’articulation que j’y distingue parle tout autant de la Catalogne d’aujourd’hui que du Black Power d’hier :

  • 1) la désobéissance coordonnée ;

  • 2) la confrontation ;

  • 3) le processus constituant.

C’est le sel de ce que nous devrions considérer comme une stratégie des 3 A : autodétermination, auto-gouvernement, autogestion.

« Mettre les contradictions au service des besoins pratiques », disait Otto Bauer.

C’est ce que j’ai modestement et un peu trop longuement essayé de vous proposer.

 

1- 14 janvier 1790, l’Assemblée constituante se prononce pour une politique des traductions, et décide de faire traduire ses délibérations dans les différents idiomes des provinces, ce qui se fera dans le cas du breton au moins jusqu’en l’an IV.

1794, après Thermidor, Barrère déclare devant la Convention : « Nous avons révolutionné le gouvernement […], révolutionnons aussi la langue : le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton, l’émigration et la haine de la République parlent allemand, la contre-révolution parme italien et le fanatisme parle le basque. » Le GFEN (voir biblio) écrit : « C’est le début de la répression linguistique ».

En 1902, pour lutter contre le catholicisme le gouvernement de la République française interdit « l’abus de l’usage du Breton »…

2- « Prenons le cas d’un pays composé de plusieurs nationalités, par exemple : Polonais, Lituaniens et Juifs. Chacune de ces nationalités devrait créer un mouvement séparé. Tous les citoyens appartenant à une nationalité donnée devraient rejoindre une organisation spéciale qui organiserait des assemblées culturelles dans chaque région et une assemblée culturelle générale pour l’ensemble du pays. Les assemblées spéciales devraient être dotées de pouvoirs financiers particuliers, chaque nationalité ayant le droit de lever des taxes sur ses membres ou bien l’État distribuerait, de son fonds général, une part proportionnelle de son budget à chacune de ses nationalités. Chaque citoyen du pays appartiendrait à l’un de ces groupes nationaux, mais la question de savoir à quel mouvement national il serait affilié dépendrait de son choix personnel, et nul ne pourrait avoir quelque contrôle que ce soit sur sa décision. Ces mouvements autonomes évolueraient dans le cadre des lois générales établies par le Parlement du pays ; mais, dans leurs propres sphères, ils seraient autonomes, et aucun d’eux n’aurait le droit de se mêler des affaires des autres » (Vladimir Medem).

3- En 1945 la Yougoslavie crée des républiques constituées chacune d’un seul peuple, à l’exception de la Bosnie-Herzégovine et de la Croatie. En Croatie, les Serbes sont considérés à l’égal des Croates comme peuples constitutifs. En Bosnie-Herzégovine les peuples constitutifs sont les Serbes, les Croates et à partir de 1971, les Musulmans (avec un M majuscule/et sans connotation religieuse particulière) qui sont désormais considérés comme un peuple yougoslave. On voit en examinant les textes que les conceptions et les institutions évoluent entre 1948 jusqu’à l’éclatement. En Yougoslavie on pouvait aussi être Yougoslave sans autres appartenances.

5- L’article 27 du pacte international relatif aux droits civiques stipule 7 que « dans les États où il existe des minorités ethniques ou linguistiques, les personnes appartenant à ces minorités ne peuvent être privées du droit d’avoir en commun avec les autres membres de leur groupe leur propre vie culturelle et d’employer leur propre langue ». En 1980, le gouvernement français émet une réserve considérant que cet article est contradictoire avec l’article 2 de la Constitution qui stipule que celle-ci « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion »…

Patrick Silberstein

Auteur : entreleslignesentrelesmots

notes de lecture

2 réflexions sur « Nation, peuple, des questions… »

  1. Bonne analyse théorique mais qui en reste à la théorie. Il faudrait compléter par une analyse historique qui montrerait l’extraordinaire complexité des évolutions. Car, malheureusement, le mouvement national a montré des visages très divers et pas toujours progressistes ; loin s’en faut !

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